Alain Badiou, Radar poésie. Essai sur Aragon, Gallimard, « NRF », octobre 2020, 64 pages, 9 euros.
L’« essai sur Aragon » d’Alain Badiou prend par deux fois son impulsion dans Les Poètes d’Aragon, par son titre et par son entrée en matière. Radar poésie : tel est ce « sens inconnu supplémentaire » ( Aragon) que le « poème » de 1960 mentionne deux fois. Quant à l’entrée en matière choisie, la passion d’Aragon pour le langage, elle est rappelée à partir de la profession de foi contenue dans le « Discours à la première personne » des Poètes : « Jamais je ne perdrai cet émerveillement / Du langage ». Ce n’est pourtant pas ce double point de départ qui est la matrice de l’étude d’Alain Badiou, mais plutôt ce qu’il appelle la consistance des engagements d’Aragon, une consistance dans laquelle il peut sembler difficile de ne pas entendre le mot constance, et cette consistance lie de façon permanente l’écriture poétique à une cause, terme dont le philosophe dégage la polysémie. La cause peut en effet aussi bien être la motivation, celle qui donne naissance au désir d’écrire, la raison d’être du poème, que la finalité, celle pour laquelle on se bat, à laquelle on prétend rallier : dans la première de ces deux acceptions l’objet-cause, l’adoration ; dans la seconde, la cause-Idée, l’engagement.
Cette « présentation d’Aragon », ainsi qu’Alain Badiou nomme son essai, s’appuie ainsi sur les trois « repères » de son « triple engagement » : les deux objets-causes que sont la politique et l’amour, et la cause-Idée qu’est l’art. Ces trois repères ont des noms propres : le Parti communiste français, Elsa Triolet, la Poésie. L’ouvrage se décline donc un peu comme une dissertation en trois parties équilibrées comprenant chacune une quinzaine de pages, encadrées par une « Introduction » et une « Conclusion » : un chapitre intitulé « Du communisme en général et du Parti communiste en particulier comme source et demeure du poème » ; une deuxième « Elsa comme nom de l’objet-cause », un troisième « Gloire et Misère de l’acte poétique ».
Les liens d’Aragon avec le communisme et le Parti, demeure du poète, sont présentés dans une datation a priori déconcertante, y compris dans son instabilité : l’ouvrage parle tantôt de « vingt-deux ans de communisme actif » (p. 12), tantôt d’un intervalle compris « entre 1930 et 1960 », quitte à rappeler plus loin (p. 27) que c’est bien l’idée du communisme qu’évoque Aragon « juste avant de mourir » dans son dernier poème, « Sous la lumière des jours perdus » : « Et l’on cherche la lumière / Quand c’est à peine le matin », à une époque où la réprobation des crimes du communisme a pignon sur rue. L’acte poétique fondateur d’un poète « encore divisé entre son surréalisme originaire et sa passion communiste naissante » (p. 16) est évidemment Front rouge (1931), premier acte de ces « poésies insupportables » (Florian Mahot Boudias) qui sont pour Alain Badiou « de grands poèmes » (p. 20) et dont il se fait ici le laudateur, tout autant que de cet « immense poème » « Comment l’eau devint claire » des Yeux et la mémoire (1954), « tenu aujourd’hui, à tort, pour stalinien et illisible » (p. 20).
Autre demeure, celle de l’amour. Même si « le signifiant “Elsa” est tout simplement le nom propre de l’objet-cause de l’amour » (p. 36), le développement consacré à l’amour commence en deçà de la vie avec Elsa, avec les poèmes sarcastiques de La Grande Gaîté (1929) composés entre 1927 et 1928. C’est le long chant d’amour discontinu entamé dans les années postérieures, les années d’Elsa, qui fera d’Aragon, rappelle Badiou, « le poète français le plus mis en musique » (p. 34). Deux textes, ici aussi, sont convoqués pour exemplifier cette relation à l’objet-cause Elsa : « Les Yeux d’Elsa » (1941), premier poème public d’Aragon portant le nom d’Elsa, et le poème « Pourquoi ce cœur comme un orage » de la section « L’hiver » du
Fou d’Elsa (1963). Cette présentation comme en triptyque des poèmes de La Grande Gaîté, des « Yeux d’Elsa » et du Fou d’Elsa ramène, même dans le temps d’Elsa, la relation amoureuse à une relation désespérée, passé l’optimisme et la sérénité des « Yeux d’Elsa » : le poète amoureux « a lui aussi pour destin le malheur de Grenade » (p. 41).
La « Gloire et Misère de l’acte poétique » concerne ce que Pierre Daix appelait « la troisième période » d’Aragon, celle des années qui commencent avec le « rapport Khrouchtchev » (1956) et se prolongent dans l’après-68, des années où les intellectuels membres et sympathisants du Parti communiste sont traversés d’un « doute durable » (p. 43). Ces années, Alain Badiou les lit dans l’œuvre d’Aragon comme celles de la lente « dilution » (p. 44) des deux objets-causes qui ont travaillé les œuvres antérieures : le PCF d’abord, malgré la « fidélité apparente » (p. 45) d’Aragon à son parti jusqu’à sa mort ; Elsa ensuite. Un « nouvel objet de […] désir » (p. 44) passe alors au premier plan : la poésie. Les textes sur lesquels s’appuie la démonstration de cette troisième partie proviennent tous du « poème » Les Poètes (1960), livre à la gloire de la poésie. Même lorsque « Elsa entre dans le poème », le centre des préoccupations du poète des Poètes est encore la langue poétique, et un discours du sujet-poète sur sa propre condition : la vocation poétique est intrinsèquement liée chez Aragon à une « torture » s’un sujet sous l’emprise d’une langue qui le traverse et se déverse malgré lui — point sur lequel Alain Badiou rapproche Aragon de Beckett, attribuant à l’auteur de L’Innommable les propos de son personnage.
La conclusion de l’essai s’appuie sur le poème en prose « Images chantées » écrit en janvier 1980, présenté par Alain Badiou comme une « ultime bouteille à la mer lancée par Aragon » (p. 61), un poème dans lequel Aragon évoque sa « surprise d’une nouvelle façon d’aimer », un poème qui revendique sa bisexualité. Ce poème en prose donne au philosophe, qui a à présent lui aussi 83 ans, l’âge qu’avait Aragon lorsqu’il le composa, également « l’âge auquel Victor Hugo est mort » (p. 61), l’occasion de faire l’éloge d’un créateur toujours désireux, libre de son désir, qui, affranchi des « causes » qui l’ont accompagné pendant un demi-siècle, affirme sa disponibilité au monde, au désir et à ses surprises.
Cet essai sur Aragon appartient ainsi à la famille des essais dont l’auteur, en parlant d’Aragon, parle aussi un peu de lui-même, comme si la vivacité du désir et la fermeté de l’engagement d’Aragon activaient forcément ceux de son essayiste, ici un essayiste qui salue le courage d’un « écrivain total », autrement plus admirable que « l’opportunisme, incontestable » et « le goût
du pouvoir, parfaitement visible » habituellement convoqués pour le dénigrer « pour des raisons politiques » (p. 42). Dans cette étude, qui aura laissé de côté les années de jeunesse pour ne questionner que les années d’une longue maturité toujours changeante, se lisent aussi les regards portés par Alain Badiou sur le désir amoureux et sur la fidélité dans l’engagement, sur l’actualité des « Gilets jaunes » et des violences policières en France, sur les choix « opportunistes » (p. 43) du Parti communiste français d’alliances mortifères dans les « diverses formules de l’“Union de la gauche” » (p. 42).
Hervé Bismuth
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