Compte rendu par Hervé Bismuth de Adrien Cavallaro, Rimbaud et le rimbaldisme. XIXe-XXe siècles, Hermann, « Savoir Lettres », 2019

Published by C. G. on

arton802.jpg

Rimbaud est par excellence le poète français dont l’œuvre est systématiquement corrélée à la biographie – ce qu’on a pu en apprendre –, et dont la lecture est systématiquement hypothéquée par les lectures qui ont contribué à forger un « mythe Rimbaud » préexistant a priori à toute lecture. C’est à cette conception du « mythe », celui que dénonçait le critique français René Étiemble dans son ouvrage de 1952 Le Mythe de Rimbaud–Structure du mythe (1869-1949), que s’attaque cet ouvrage, qui réévalue la réception de l’œuvre du poète « aux semelles de vent » en la redéfinissant dans un nouveau cadre conceptuel : le rimbaldisme. La notion même de rimbaldisme rejette la connotation négative de mythe et décrit l’ensemble de la chaîne discursive et disparate des discours, critiques ou non, tenus sur Rimbaud, chaîne dont les différents maillons s’alimentent éventuellement entre eux. Le rimbaldisme couvre ainsi l’ensemble de la réception d’Arthur Rimbaud en France, bien au-delà de l’accueil que lui aura fait la critique littéraire : études, certes, mais aussi hommages, portraits, intertextualité, héritages…

Cette étude de la réception de l’œuvre d’Arthur Rimbaud est ainsi conduite depuis les années 1870, l’époque des premiers écrits privés de Verlaine mentionnant Rimbaud. Elle traverse quelques grands moments de l’histoire littéraire, ces moments qui ont façonné le rimbaldisme depuis les années 1880 et proposé les différents visages successifs de Rimbaud, depuis Les Poètes maudits de Verlaine et les premiers articles de Fénéon, en passant par les héritiers revendiqués, notamment Claudel et les surréalistes, et jusqu’au début des années 1950 – et l’on peut certes rêver d’une suite à cette étude qui intègrerait la façon dont le roman contemporain renouvelle encore de nos jours le rimbaldisme (voir Thierry Beinstingel, Vie prolongée d’Arthur Rimbaud, 2016). Mais il est vrai que les quelque quatre-vingts années traversées par cette étude sont foisonnantes – et déterminantes dans notre culture rimbaldienne contemporaine. L’aube des années 1950 où s’arrête cette étude est la période du canular de La Chasse spirituelle, ce faux Rimbaud fabriqué par Nicolas Bataille, et de ce bilan d’étape qu’est la thèse de René Étiemble, période à la suite de laquelle Adrien Cavallaro observe un « repli » (p. 31) provisoire de l’œuvre de Rimbaud.
L’ouvrage ne se contente pas d’être une recension : il prend parti, se fait thèse au sens philosophique et critique du terme, remettant en question la thèse de René Étiemble suivant laquelle les lectures de l’œuvre d’Arthur Rimbaud qui ont contribué à forger le « mythe » Rimbaud seraient des lectures erronées, thèse suivant laquelle un retour au texte débarrassé des discours faisant écran entre le texte et son lecteur en permettrait une lecture plus exacte. Là où Étiemble dénonçait l’illusion d’une lecture de Rimbaud nourrie par la légende du jeune écrivain talentueux dont la quête poétique a abouti au renoncement d’écrire et à la quête de l’aventure et de l’errance réelles, Adrien Cavallaro dénonce, à rebours, l’illusion qui consisterait à séparer l’œuvre de Rimbaud de sa vie légendaire, dans la mesure où cette dernière contribue forcément à notre lecture de Rimbaud, en particulier à notre lecture de son rapport à la poésie. L’efficacité de l’ouvrage tient à ce qu’il constitue à double titre un essai critique : il est le plus récent ouvrage critique sur Rimbaud, en même temps qu’il est depuis Étiemble, soit depuis presque un demi-siècle, le premier ouvrage méta-critique portant sur la critique rimbaldienne.

L’essai se développe en deux parties de dimensions sensiblement égales : « Trouver une voix » ; « Trouver une langue ». La première partie détaille la notion même de rimbaldisme à partir du bilan de la construction du mythe Rimbaud, et retrace le parcours de la « légende éditoriale » mise en place par Paterne Berrichon, mari de la sœur cadette de Rimbaud et premier éditeur de ses œuvres complètes, notamment la façon dont cette « légende éditoriale » reconstruit le parcours de Rimbaud. Elle retrace les premiers temps de la forgerie du mythe parallèle à cette « légende » : l’édification familiale d’un poète catholique, suivie de sa transfiguration chez Claudel en poète de la révélation ; la réception de Rimbaud à la Belle Époque chez les symbolistes et les décadents ; sa transformation en figure tutélaire de l’aventure surréaliste.
Le titre de la seconde partie, « Trouver une langue », cite un des mots d’ordre de la lettre dite « du voyant » du 15 mai 1871 à Paul Demeny, ce mot d’ordre sur lequel l’« Adieu » d’Une saison en enfer reviendra deux ans plus tard dans un discours désabusé : « J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues ». L’objet de cette partie est la double réception – critique et appropriation – des mots d’ordre et formules de Rimbaud (« Trouver une langue » ; « il faut être voyant » ; « il faut être absolument moderne » ; « changer la vie ») tout autant que de ses quêtes poétiques (sonnet des « Voyelles » ; « Alchimie du verbe » ; « peintures idiotes »…), dit autrement : la constitution d’une cartographie du rimbaldisme, parallèlement à l’élaboration de l’intertexte rimbaldien. On peut s’étonner de l’absence de tout discours sur l’appropriation, depuis Segalen et Claudel surtout, de cette respiration prosodique initiée par Rimbaud que la critique se chargera plus tard d’appeler verset, mais il est vrai que cette appropriation est elle-même exempte de tout discours.

Cet ouvrage fondamental pour les études rimbaldiennes – en raison de la qualité de l’essai, de la pertinence de la thèse qu’il développe, et de la richesse de l’inventaire rigoureux de la réception rimbaldienne – est également un outil précieux pour la recherche aragonienne. Sa bibliographie (voir plus bas) est déjà en soi un outil remarquable pour des travaux à venir sur le Rimbaud des surréalistes français : elle recense toutes les occurrences de Rimbaud chez les auteurs surréalistes, notamment Aragon et Breton (une trentaine d’occurrences chacun). Mais bien au-delà de cette rencontre féconde qu’aura été celle de Rimbaud et des surréalistes, de ce qu’elle aura pu transformer en un même mouvement la réception du poète et l’aventure littéraire de ses puînés, cet ouvrage rappelle la place centrale de Rimbaud dans l’œuvre d’Aragon tout autant que les multiples discours tenus sur lui par Aragon tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son œuvre ; il n’en existait jusqu’ici qu’un inventaire, efficace, mais – nécessairement – rapide, celui conduit par Eddie Breuil dans la notice Rimbaud du Dictionnaire Aragon (2019)[[Dictionnaire Aragon, sous la direction de Nathalie Piégay et Josette Pintueles, avec la collaboration de Fernand Salzmann, Champion, 2019.]].
L’importance et la prégnance des discours d’Aragon sur Rimbaud est effectivement affirmée d’entrée de jeu dans cet essai qui consacre bien une centaine de pages (sur 500) à un Aragon omniprésent, et qui le présente comme l’« auteur d’une multitude de textes de premier plan sur Rimbaud » (p. 30). Le terme même de rimbaldisme est déjà un aragonisme : c’est d’Aragon que provient ce néologisme clair, qui voit le jour dans ce texte de l’époque de la clandestinité resté inédit jusqu’après sa mort, Pour expliquer ce que j’étais, dans lequel il revient sur sa jeunesse surréaliste :

Nous fûmes ceux qui, à grossièrement parler, les premiers, revisitèrent le monde à la lueur de Rimbaud. Depuis, on nous a beaucoup suivis dans ce sens-là. Le rimbaldisme est devenu la dominante, non seulement en France, mais dans le monde, d’une certaine jeunesse intellectuelle. Le rimbaldisme est devenu un facteur avec lequel l’histoire de l’esprit humain devra compter. Pour le bien ou pour le mal, c’est une autre affaire. Mais devra compter. Le rimbaldisme, c’est-à-dire un ensemble de notions, d’images, de réactions humaines, commandé par une forme très particulière de la sensibilité moderne, était tout particulièrement ce qui convenait à des jeunes gens n’ayant pas d’idéologie cohérente, ce qui devait leur tenir lieu d’idéologie[[Aragon, Pour expliquer ce que j’étais [1943 ?], Gallimard, 1989, p. 50-51.]].

Si Aragon est certes bien placé pour évoquer le rimbaldisme, c’est dans la mesure où il est, depuis ses premiers écrits jusqu’à son dernier roman Théâtre/Roman, l’auteur français à l’avoir fait vivre sous toutes ses facettes, et bien avant l’aventure surréaliste proprement dite : c’est à Rimbaud que le jeune poète consacre son deuxième article critique en 1918, et le premier chapitre de son premier roman, « Arthur », donnait déjà la parole à un « esprit libre » « né dans les Ardennes », première apparition dans la littérature française d’Arthur Rimbaud en personnage de roman (Anicet et le panorama, roman, 1921). De Rimbaud, Aragon aura été tour à tour le publiciste, l’éditeur, le critique, l’héritier inspiré, le préfacier, communiquant la contagion du rimbaldisme à ses personnages de roman, ceux des Beaux Quartiers et des Voyageurs de l’impériale (où le « mythe Rimbaud » est ironiquement mis en abyme), ceux des Communistes et d’Aurélien, ceux de Blanche ou l’oubli et de Théâtre/Roman. L’essai d’Adrien Cavallaro analyse de façon fine et bien documentée non seulement la fécondité de la poésie de Rimbaud dans l’œuvre de son puîné, non seulement les batailles rimbaldistes d’Aragon, rappelant qu’il a été celui qui a livré au grand public à l’époque de Littérature « Les mains de Jeanne-Marie » alors inédit, mais également les positions polémiques successives prises contre le « rimbaldisme catholique » promu par Claudel, contre les « jongleurs » se réclamant d’un Rimbaud anhistorique, contre le « mythe » Rimbaud lui-même… De ce panorama, de ce bilan critique, il ne manque guère que la présence de Rimbaud dans les propos et à l’occasion d’une épigraphe de La Mise à mort et son enrôlement en 1935 dans la bataille du réalisme en littérature.

La conclusion affirme dès son titre : « Rimbaud, bible des temps modernes », expression reprise à René Étiemble, la transcendance et la transhistoricité du poète maudit en présentant à l’heure du bilan le rimbaldisme comme une « langue en réinvention perpétuelle ». Cette affirmation hyperbolique n’a pas ici, on s’en doute, la portée ironique qui était celle d’Étiemble : pour Adrien Cavallaro, le rimbaldisme est porteur d’enjeux, à l’intérieur même de la lecture et de l’étude de l’œuvre de Rimbaud, mais aussi en direction de notre rapport à l’Histoire littéraire et de ce que pourrait être, que devrait être notre rapport à l’œuvre littéraire. Ce que démontre entre tous le cas Rimbaud est que la signification de l’œuvre littéraire tient autant aux images projetées par le texte qu’à celles produites par ses lecteurs, en particulier lorsqu’elles hypothèquent sa réception. Cette conclusion audacieuse et réjouissante se termine par un retour à Rimbaud – Rimbaud seul – à qui elle laisse le soin de conclure en personne le bilan des gloses qu’il a lui-même déclenchées : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé » (Illuminations).

L’armature du livre est consolidée par une abondante bibliographie des œuvres et de la correspondance de Rimbaud ainsi que des écrits critiques sur Rimbaud – à commencer par les biographies et portraits divers –, qui s’étend jusqu’aux années 2010. Cette bibliographie propose également une « bibliothèque choisie du rimbaldisme » : sont regroupés sous ce titre les différents articles, ouvrages, lettres… qui ponctuent l’histoire du rimbaldisme, depuis la correspondance de Verlaine, ses Poètes maudits, et les premiers textes critiques de Fénéon, et jusqu’à Pierre Michon (Rimbaud le fils, 1991). Trois index finals permettent de circuler dans l’œuvre : un index des noms ; un index Rimbaud des œuvres, des poèmes et des extraits cités ; un index des autres textes cités par l’œuvre, rangés par nom d’auteur. Il est dommage, vu la qualité et l’abondance de la bibliographie, qu’elle n’ait pas été prise en compte dans l’index des noms.

Hervé Bismuth