C. Grenouillet, « Crimes et plagiat chez Aragon, compte rendu du livre d’Anthony Mangeon : Crimes d’auteur. De l’influence, du plagiat et de l’assassinat en littérature, Hermann, 2016 »

Publié par C. G. le

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Aragon n’a jamais appartenu aux seuls « aragoniens » et Anthony Mangeon, africaniste et plus largement spécialiste de « l’Atlantique noir », vient de le prouver avec son livre Crimes d’auteur. De l’influence, du plagiat et de l’assassinat en littérature publié chez Hermann en 2016.

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Paru dans la collection Fictions pensantes cet essai original s’intéresse aux fictions d’auteurs, « c’est-à-dire aux récits qui ont mis au centre de leur intrigues la figure de l’écrivain ou la production d’une œuvre littéraire » (p. 16), et tout particulièrement aux fictions du plagiaire ou de l’écrivain victime de l’angoisse de l’influence – ou encore « hanté par ses pairs » (p. 17). Mettant en rapport plagiats (fictifs) et meurtres (tout aussi fictifs) d’un écrivain par un autre, il propose des enquêtes variées, portant sur Ousmane Sembène, Alain Mabanckou, Romain Gary/Ajar, Gary Victor, Percival Everett, Michaël Krüger (pour ne citer que ces auteurs).
L’analyse d’Anicet ou le panorama (1920) prend place aux côtés de celle du Voleur de Talan de Pierre Reverdy (1917) et du Poète assassiné d’Apollinaire (1916) dans le premier chapitre intitulé « Exécutions littéraires ». Anicet propose bien une histoire de crime perpétré sur ou par des auteurs. Le personnage éponyme assassine son rival, Omme en lequel Aragon nous a invité à reconnaître Valéry (« Avant-lire », Œuvres romanesques complètes, éd. D. Bougnoux et P. Forest, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 7), puis prend ensuite l’identité du défunt, avant de se voir chargé par le gang de voleurs de tableaux d’avant-garde auquel il s’est rallié, du meurtre du mari millionnaire de Mirabelle – la « beauté moderne » qu’il souhaite séduire. Ni le vol, ni le plagiat, ni le crime, on le voit, n’effraient le héros, dispositions traduisant la « volonté de violence qui motivait à l’époque les coups d’éclats surréalistes contre les arts et la littérature » (p. 40). A. Mangeon voit ainsi dans le premier roman d’Aragon un « paradoxal éloge de la terreur par les lettres », paradoxal en particulier parce que le récit démystifie les crimes et les délits de ses personnages en les réduisant à de simples faits divers. La conclusion du chapitre engage une lecture sociologique inspirée de Bourdieu. A. Mangeon voit en effet dans les récits d’Aragon, de Reverdy et d’Apollinaire une figuration fictionnelle du champ littéraire – autonomisé depuis peu –, qui manifeste la conscience que la « littérature est à son tour devenue un espace social traversé de désirs, de croyances, de rivalités et de luttes, et que les écrivains, aussi brillants fussent-ils, ne sont point exempts de petites bassesses, d’obscures tentations, de secrète pulsions criminelles ou de grandioses crises de violence » (p. 41)
Le cinquième chapitre, « Henri Lopes au miroir d’Aragon » constitue la version élaborée de la conférence qu’A. Mangeon a présentée au séminaire de l’ERITA le 1er février 2014. Le « crime d’auteur » trouve en La Mise à mort une formulation parfaite, le roman d’Aragon théorisant « l’angoisse de l’influence » mise en évidence par Harold Bloom et Jean-Louis Cornille, deux des références essentielles de l’essai[[Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence [1973], trad. de l’anglais par M. Shelledy et S. Degachi, Paris, Aux Forges de Vulcain, 2013 ; Jean-Louis Cornille, Plagiat et créativité. Treize enquêtes sur l’auteur et son autre, Amsterdam, Rodopi, 2008 et Plagiat et créativité II. Douze enquêtes sur l’auteur et son double, Amsterdam, Rodopi, 2011.]]. C’est en lisant de près ce roman d’Aragon qu’A. Mangeon en vient à préciser le propos de son livre :

« Le crime par excellence que puisse commettre un auteur est évidemment le plagiat, mais face à ces insinuations ou confronté lui-même à un tel forfait, un auteur peut se faire criminel (au sens propre) en assassinant – que ce soit littérairement ou symboliquement – son double ou son rival littéraire » (p. 104)

On se s’en souvient : le 3e « conte de la chemise rouge » relate un crime (celui d’Œdipe tuant son père), un plagiat (Alfred calquant une phrase du Jouvencel de Jean de Bueil), l’expérience d’un dédoublement (Alfred ayant fait « don » de son récit à Anthoine), enfin une cannibalisation du premier roman d’Aragon par Œdipe (ce dernier copiant, dans l’exécution de son crime, le mode opératoire utilisé par Anicet envers Omme)…

Les liens d’Aragon avec l’écrivain et homme politique congolais Henri Lopes sont multiples. Béatrice N’guessan Larroux avait déjà exploré cette piste dans « Croisements romanesques : Aragon et le Congo », étude publiée dans Aragon, trente après : Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet n° 15. Le titre de son premier roman, La Nouvelle romance est inspiré du dernier paragraphe des Cloches de Bâle, Le Pleurer-rire (1982) reproduit le modèle oxymorique du Mentir-vrai – pour ne citer que ces exemples. Mais c’est son roman Le Lys et le flamboyant (1997), titre qui n’est pas sans évoquer un autre bouquet floral : « La Rose et le réséda », qui porte les traces les plus visibles du fantôme de La Mise à mort.
Ce roman retrace l’histoire d’une cantatrice africaine racontée par un certain Houang Victor-Augagneur (métis afro-chinois), lequel va se trouver en concurrence avec un certain Achel (HL) qui n’est autre qu’Henri Lopes lui-même. L’intrigue principale, la manière dont elle emprunte à la réalité (Fougère c’est Elsa Triolet ; Kolélé c’est Andrée Blouin, qui fut l’épouse du président guinéen Sékou Touré), les démultiplications de la figure de l’auteur, la façon dont Lopes devenu personnage se réapproprie la paternité du roman consacré à la cantatrice (sans aller jusqu’au crime, à l’inverse d’Alfred), de multiples reprises et détournements de vers d’Aragon, constituent l’empreinte dans Le Lys et le flamboyant de cette « angoisse de l’influence » théorisée par H. Bloom : « tout écrivain, face à la majesté du canon littéraire, écrit sous l’empire de modèles dont il ne peut finalement se défaire que par une lecture et une restitution infidèles de leurs œuvres » (p. 99).
Si A. Mangeon démontre que le roman de Lopes est « une récriture partielle, en contexte congolais, de celui d’Aragon » (p. 97), il révèle que la lecture d’Aragon peut stimuler une réflexion sur l’intertextualité, ici repensée comme « possession » ou hantise et comme présence dans un texte d’un texte fantôme inavoué (p. 100).
Cette mise en parallèle entre Aragon et un grand auteur africain révèle aussi un sillon que l’ERITA entend creuser en examinant dans son prochain Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet la réception d’Aragon à l’international .

Corinne Grenouillet

Crimes et plagiat chez Aragon. Compte rendu de : Anthony Mangeon, Crimes d’auteur. De l’influence, du plagiat et de l’assassinat en littérature , Paris, Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2016.

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