Jean Ristat réagit à la publication des «Frères séparés » de Maurizio Serra, L’Humanité, mars et avril 2008

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Jean Ristat s’est exprimé sur Les Frères séparés de Maurizio Serra, que nous recevons samedi 15 mars 2008.

Nous en reproduisons ici l’intégralité, à titre provisoire:
Source: site web de L’Humanité

Lettres Françaises
Editorial par Jean Ristat De quoi parlons-nous ?, 1er mars 2008

L’actualité éditoriale de ce mois de février doit retenir notre attention et requiert notre vigilance. La « Pléiade » publie les journaux de guerre d’Ernst Jünger en deux volumes : le premier rassemble les écrits de 1914-1918, le second ceux de 1939-1948. Une photographie, reproduite par le Figaro, nous le montre en 1941, à Paris rue de Rivoli, capitaine dans la Wehrmacht défilant à cheval à la tête de sa compagnie. Toujours dans la même prestigieuse collection, un volume réunissant les principaux romans de Drieu la Rochelle est annoncé pour 2011. On se prend à rêver qu’un volume consacré à Roger Vailland soit, bientôt, mis en chantier. Sait-on jamais ? Ce serait une excellente initiative à l’occasion du centenaire de sa naissance.

Par ailleurs les Éditions de la Table ronde nous proposent le dernier essai d’un diplomate italien, Maurizio Serra, Les Frères séparés. Drieu La Rochelle, Aragon et Malraux « face à l’histoire ». C’est sur cet ouvrage, dont la parution fait grand bruit, que je voudrais m’arrêter un instant.

Sur ce sujet un débat réunissait à l’Institut culturel italien de Paris, ce jeudi 21 février, Olivier Todd, Pierre Assouline, Denis Tillinac et moi-même, et le Figaro littéraire faisait sa « une » sur le livre et lui consacrait un dossier intitulé « Trois visages de l’idéologie du XXe siècle ». Quelques jours plus tard Europe 1 prenait le relais.

Que signifie toute cette agitation médiatique ? Plus que l’originalité du projet c’est, au bout du compte, le plaidoyer en faveur de Drieu la Rochelle qui fait événement. Certes, Maurizio Serra ne lui cherche pas de circonstances atténuantes mais il remarque qu’il y a en lui « quelque chose de non prémédité et de non calculé ». Certes « nous ne prétendons pas signifier que Drieu est venu au fascisme comme moindre mal, mais (…) le choix du fascisme collaborationniste a été renforcé par le désir de ne pas apparaître comme un aligné, un négociateur, un conformiste déguisé en homme de lettres, « couvert de femmes » et protégé par elles… » Je veux bien que Malraux puisse déclarer « au soir de sa vie » que Drieu était « l’un des êtres les plus nobles que j’ai rencontrés ». Mais est-ce vraiment un signe de noblesse de la part de Drieu de dénoncer Aragon en 1941 dans la NRF (octobre 1941) puis dans l’Émancipation nationale, journal de Doriot ? Drieu écrit, dans son commentaire de la Leçon de Ribérac : « Tous ces appels à demi-mot qu’Aragon répand dans les revues littéraires cousues de fil rouge, pour la résistance et le durcissement, ne sont pas au service de la France (…), et ce chevalier vermeil me paraît plutôt un chevalier rouge. » Je renvoie Maurizio Serra à la chronologie d’Aragon établie par Olivier Barbarant pour la « Pléiade ». Il y apprendra qu’Aragon a écrit le poème « Plus belle que les larmes » (voir les Yeux d’Elsa) en réponse à cet article qui était bel et bien de la délation de la part de Drieu : la peine de mort venait d’être instituée par Vichy pour « les propagandistes marxistes ». Il ne s’agit donc pas d’une thèse avancée par Aragon ou ses amis « inconditionnels » comme Georges Sadoul. Il suffit de regarder et de vérifier les dates des textes publiés à l’époque. Il faudrait également que Maurizio Serra corrige sa copie lorsqu’il affirme qu’Aragon a été récompensé pour son culte de la personnalité du secrétaire général du Parti (Maurice Thorez) par son « élection » comme membre du Comité central en 1945, membre suppléant en 1956, puis titulaire en 1961 au bureau politique. Remarquons – c’est le bon sens – qu’on est d’abord membre suppléant avant d’être membre à part entière du Comité central. Aragon fut donc élu membre suppléant en 1950 et titulaire en 1954. Enfin, il n’a jamais fait partie du bureau politique. Je ne suis pas en train de jouer au spécialiste pointilleux. Tout le monde a droit à l’erreur. Mais je relève simplement des informations erronées ou des ambiguïtés savamment entretenues (comme pour le poème Plus belle que les larmes) dans le but de conforter une lecture idéologique qu’il faut imposer malgré les faits. Prétendre, par exemple, qu’Aragon était membre du bureau politique, revient à faire de lui, d’abord et avant tout, un dirigeant politique. Or Aragon est, je ne le répéterai donc jamais assez, un écrivain, et non – je cite – un « écrivain fonctionnaire ». « Commencez par me lire », a-t-il demandé. En effet, et après on verra. Et Maurizio Serra le sait bien qui avoue, à la fin de son ouvrage : « Nous-même constatons, étonnés, que les livres de nos trois auteurs occupent, sur les rayons de notre bibliothèque, une place finalement modeste au regard de l’intérêt que nous portons à ces frères séparés. » Voilà au moins qui est honnête. Mais alors de quoi, de qui parlons-nous ? J’en ai personnellement assez du discours récurrent qu’on nous assène à chaque fois qu’il est question d’Aragon et de son engagement politique. Nos idéologues à la mode font référence, toujours, au pacte germano-soviétique, puis à l’affaire Nizan et à la réécriture des Communistes. Ils ne font référence à rien d’autre. Mais ces questions dont la gravité ne m’échappe pas et les discussions interminables qu’elles provoquent permettent évidemment d’escamoter tout le reste. Les prises de position d’Aragon en Mai 68 sont minorées, comme la lutte qu’il conduit haut et fort dans les Lettres françaises contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS, pour la liberté des artistes et des intellectuels (voir Sakharov, Rostropovitch, Kundera, etc.) : Aragon avait l’autorisation du Comité central, paraît-il. Maurizio Serra doit être bien informé ! Mais il ne dit pas un mot de la fin des Lettres françaises en 1972.

Parmi les passages obligés des discours anti-aragoniens, il y a bien sûr le dénigrement systématique d’Elsa. « Vestale de l’orthodoxie », elle « portait culotte ». Il écrit : « La psychanalyse serait probablement susceptible de dire si Louis a parfois rêvé d’assassiner Elsa (…). Aucun psychobiographe (…) ne s’est, semble-t-il, penché sur cette hypothèse qui ne nous paraît pourtant pas totalement farfelue. » Eh bien Maurizio Serra, on le voit, n’a pas eu peur de l’évoquer avec sérieux au risque de perdre l’équilibre et de tomber dans une analyse de bazar peu digne de lui. Il me revient en mémoire – mais il faudrait vérifier – que Jean-Edern Hallier avait osé tenir de tels propos dans Paris Match… J’invite notre « psychobiographe » à s’interroger. Il ne craint pas non plus d’attaquer Simone de Beauvoir, en passant : « Simone de Beauvoir, pour féministe qu’elle ait été, n’a jamais caché sa dévotion pour l’intelligence supérieure (à la sienne certainement) de Sartre, le suivant dans tous ses choix, y compris le dernier » Maurizio Serra, d’évidence, n’est pas féministe… On voit que le parti pris de lecture dit psychanalytique de Maurizio Serra n’apporte rien de bien nouveau non seulement sur l’homme mais surtout sur l’oeuvre. Pour Aragon le PCF tient lieu « de famille », Maurice Thorez occupe la place du père. Et alors ? La personnalité d’Aragon est « semi-adulte, anale, narcissique et masochiste ». Bon. Et alors ? Je ne dis pas cela en mauvaise part pour la psychanalyse, mais tout lecteur de Freud sait que l’approche analytique de l’oeuvre d’art ou de la littérature conduit le plus souvent à des impasses ou même manque son objet. La vogue outre-Atlantique actuelle de la psychocritique devrait pourtant nous inviter à la prudence. Mais il faut remarquer que la « psychanalyse » appliquée à Drieu permet de le « comprendre », tandis que celle qui concerne Aragon conduit à en faire le prisonnier d’une idéologie, un petit soldat qui n’écrit et ne pense qu’en fonction des ordres ou des consignes qu’il reçoit d’en haut : père, parti, amante, etc. « L’engagement de Drieu était le fruit d’une personnalité incertaine et tourmentée, en aucun cas calculatrice ; celui d’Aragon compensait la duplicité qui remontait à ses origines illégitimes. »

à suivre.

Les Frères séparés, de Maurizio Serra. éditions de la Table ronde, 320 pages, 21, 85 euros.

Suite de l’article de Jean RISTAT, publié le 5 avril 2008 :

Les LETTRES françaises
De quoi parlons-nous ? Editorial par Jean Ristat

Je reprends donc le fil – coupé, faute de place – de mon éditorial du mois dernier consacré au livre de Maurizio Serra les Frères séparés. Drieu La Rochelle, Aragon, Malraux face à l’histoire. Non que l’envie me taraude encore de continuer le débat, mais il me faut conduire jusqu’à son terme l’analyse d’une publication qui relève d’une opération idéologique de droite, relayée par divers organes de presse – le Figaro en particulier. Ainsi la consultation des notes en bas de page de l’ouvrage qui nous occupe est à elle seule révélatrice des sources partisanes de l’auteur. Et pour être cité un certain nombre de fois, je ne peux pas jouer le rôle qu’on me fait endosser, malgré moi, de caution d’un discours que je juge parfaitement réactionnaire et peu digne de confiance quant à la qualité scientifique des informations qu’il diffuse sans esprit critique en les prenant pour argent comptant : Michel Déon, Denis Tillinac, C. Dantzig, Roger Peyreffitte, Dominique Desanti, Dominique de Roux, Frédéric Ferney, Roger Stéphane, j’en passe… Et puis, il y a l’infâme Malaquais dont le libelle (1947) le Nommé Louis Aragon, le patriote professionnel, un torchon (on ne se demande pas pourquoi on vient de le rééditer – 1998 -), dont Maurizio Serra dit que « ces attaques acérées ont visé juste ». Jean Malaquais est, selon certains, un écrivain reconnu de la plus haute importance. II est vrai que pour Maurizio Serra les romans de la série du Monde réel montrent les limites d’Aragon, « décidé à répéter l’itinéraire de Victor Hugo sans en posséder le génie de la composition, la conception plastique, la respiration solennelle : dire qu’Aragon a reçu tous les dons littéraires sauf celui de la synthèse est un euphémisme ». Non seulement Aragon n’est pas un grand écrivain mais, enfonçons le clou, il n’est pas un bon communiste. Pour toute démonstration, il s’appuie sur les propos d’un professeur communiste à ses élèves – dont on ne donne ni le nom ni les arguments -, propos rapportés par M. Ferney : « Aragon est un mauvais communiste, pas fiable. » On appréciera à sa pauvre valeur un tel jugement tout comme on mesurera l’importance de l’anecdote tirée d’un livre de Pierre Hulin : « Dans les années cinquante, en choisissant la moquette du bureau, elle (Elsa) avait crié au vendeur : « Remballez ça, Louis et moi avons horreur du rouge ! » » Ah les mauvais communistes ! Ah la virago Elsa Triolet ! Un ami, à qui je livrais l’information capitale citée plus haut, en avait une autre, non moins importante : une nouvelle voiture de fonction venait d’être allouée aux Aragon ; Elsa la fit remplacer tout aussitôt par une autre sous prétexte qu’elle avait des sièges recouverts de tissu bleu ! Que dois-je en penser ? Que faut-il en conclure ? Avouez qu’il y a de quoi s’abîmer sans espoir dans la perplexité et le doute car il ne reste plus que le blanc… Quelle couleur un communiste, un bon communiste s’entend, doit-il préférer à toute autre ? Grave problème philosophique entre tous qui renvoit à la définition du bon communiste. Je me surprends à penser parfois que, pour ces gens-là, un bon communiste est un ex-communiste. Passons encore une fois… pauvre Elsa, traitée de vestale de l’orthodoxie. Aragon, quant à lui, selon le poète Stephen Spender, cité par Maurizio Serra, avouait détester les communistes. « Ils sont tellement menteurs », ajoutait-il ; il en était convaincu depuis… 1937, figurez-vous !

Et puis Thorez n’était-il pas le complice du général de Gaulle à la fin de la guerre pour faire « tomber une épaisse chape de silence et d’omissions sur « la drôle de paix » qui se transformait en guerre civile ». Il est vrai que la collaboration a concerné en France « tous les domaines de la société et de la vie économique, et particulièrement l’administration ». Mais où veut donc en venir M. Serra ? À ceci : Thorez ne voulait pas entamer le mythe (c’est moi qui souligne) d’un PCF martyr de la résistance.

Je dois reconnaître que tout cela me donne la nausée.

Notre auteur a manqué Aragon dans son essai. Et c’est peu dire qu’il se fait le relais de la diffamation et de la haine anticommuniste. Il ignore l’histoire dans un essai confus. Il plaque une lecture idéologique sur une oeuvre qui tout entière est en mouvement et ne cesse de regarder l’avenir. Pour les besoins de la cause anticommuniste, il s’arrête aux romans du Monde réel et aux poèmes de l’immédiat après-guerre. Les textes de l’époque surréaliste sont à peine évoqués et, mis à part Aurélien et La Semaine sainte, tout ce qui suit, poèmes et romans, est l’oeuvre d’un « écrivain qui s’essouffle ». Il sauve un tiers de la Mise à mort, ne dit mot de Blanche ou l’oubli ou de Théâtre/Roman. Le dernier Aragon « en est arrivé à admettre qu’il ne croit pas à la vérité ou plutôt qu’il en a horreur et qu’il croit encore moins à l’histoire redevenue « caricature » ou « plagiat du roman » ». Après la mort d’Elsa, Aragon redeviendra, selon lui, « la petite sirène mondaine qu’il était à vingt ans ». Je laisse à Maurizio Serra la responsabilité de ses propos qu’il lui faut assumer. Mais je garde ma colère.

Je parlais tout à l’heure du discours réactionnaire dont les médias sont de plus en plus fréquemment les porteurs. Ainsi me signale-t-on une émission de France Inter consacrée aux événements de Mai 68 au cours de laquelle le rôle d’Aragon a été évoqué. On sait sans doute qu’Aragon s’est rendu place de la Sorbonne et fut pris à partie par les jeunes insurgés qui l’ont traité de « Vieux stal » ou/et de « Vieux con ». À quoi la légende veut qu’il ait répondu : « c’est avec les jeunes cons qu’on fait les vieux cons ». Avec qui a-t-il tenté de discuter ? Cohn-Bendit ou Geismar ? Il faudrait faire la lumière sur cette affaire et cesser de dire n’importe quoi comme, paraît-il, ce fut le cas sur France Inter.

Il aurait été affirmé qu’Aragon était allé sur les barricades rencontrer la jeunesse en colère sur ordre du bureau politique du PCF. Or, et j’en suis certain, Aragon n’a demandé l’autorisation à personne, au grand dam de la direction de l’époque… J’invite à relire le numéro spécial des Lettres françaises, consacré alors à Mai 68.

Mais il y a plus grave quand au niveau de désinformation et d’inculture. Je dois à l’intervention de Pierre Bénichou dans l’excellente émission de Laurent Ruquier, l’après-midi sur Europe 1, d’avoir lu l’éditorial d’Étienne de Montety dans le Figaro du jeudi 13 mars. Dans ce texte, patriotard, consacré à la mort du dernier poilu, Lazare Ponticelli, il affirme qu’il « était l’un de ceux qu’Aragon, dans un vers célèbre, appelle les « Français par excellence » ». Or, Aragon dans le grand et célèbre poème Strophes pour se souvenir (l’Affiche rouge) parle de « Français de préférence ». Ce n’est pas la même chose. Et chacun, pour peu qu’il réfléchisse, comprend bien qu’il ne s’agit pas là d’une querelle universitaire, mais d’une affaire politique et d’un détournement malhonnête de la pensée d’Aragon. Et d’une certaine idée de la France. La colère de Pierre Bénichou est aussi la mienne, la nôtre. Merci, M. Bénichou de l’avoir dit haut et fort.