Daniel BOUGNOUX

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Ma première rencontre ? Aragon, je l’ai déjà dit à Alain Finkielkraut[[ Lors d’une émission « Répliques » de 1997, reprise dans Ce que peut la littérature, Stock 2006.]], est entré en moi par les oreilles. Un beau jour de 1961, l’année de mon bac philo, mon père qui achetait les disques de la famille, Piaf, Colette Renard, musiques de danse, mambos et cha-cha-chas, mais qui avait aussi un faible pour Léo Ferré depuis la chanson du « Scaphandrier », plaça sur le pick-up de la salle à manger un 25 cm de chez Barclay, « Les Chansons d’Aragon par Léo Ferré ». J’en examinais longuement la pochette, tant son contenu nous saisit ; la couverture à rabats montrait les auteurs flanqués de leurs épouses, le pianiste en artiste anar, le poète en strict costume croisé.

Ce n’était pas la première fois que surgissait le nom d’Aragon, par la contrebande du disque, dans notre maison bourgeoise où ne pénétrait aucun livre de communiste. Il figurait sur un précédent enregistrement, plus ingrat mais que j’avais pris l’habitude de longuement écouter : des poèmes dits par Marcel Lupovici, dont je revois vaguement, ornant la pochette, le profil aigu sous la chevelure frisée. À côté de « Pâques à New York » et de « La Chanson du mal-aimé », dont je ne saisissais pas toutes les paroles mais qui me faisaient grand effet, Lupovici disait encore, en fin de plage il me semble, « La Rose et le réséda ». Sa voix grave, contenue, dramatique, ne forçait pas sur les effets ; elle m’est restée comme le modèle de la diction poétique, mais son austérité fut balayée par l‘ouragan Ferré : son chant railleur, rageur, puissant, irrésistible rendait à Aragon ses couleurs, son carnaval, il l’animait impérieusement, il le faisait danser. J’étais subjugué à cette époque par Brel et Brassens, qui me détournaient de Gilbert Bécaud… Aragon-Ferré hissaient la chanson au-delà, vers un absolu du chant dont je ne connaissais d’autre équivalent que Carmen, alors notre seul opéra. Ou dans les chants religieux, que frôlaient « Tu n’en reviendras pas », « Mon sombre amour d’orange amère » ou, bien sûr, « L’Affiche rouge ».

Ce disque m’accompagna dans mes études, en khâgne puis à Normale Sup, mais il ne me fit pas vraiment découvrir l’écrivain ; je m’étais procuré assez tôt Le Roman inachevé préfacé par Etiemble, où je retrouvais l’essentiel du disque, puis Le Paysan de Paris, et Le Fou d’Elsa que je rangeais sagement dans ma thurne, à côté des philosophes. Du Fou je ne coupais pas toutes les pages, j’y furetais à la recherche des poèmes courts, que je déchiffrais en n’y entendant que les rimes. Le Paysan brilla tout de suite comme un énigmatique chef d’œuvre, mais je n’en fis pas usage : ni pour, à partir de ce livre, explorer l’immense géographie de Paris où nous vivions chichement en reclus, ni pour développer jusqu’au vertige, comme il y invite pourtant les jeunes gens, leur propre sensualité. La mienne demeurait timide, j’avais opté pour la philosophie, je méprisais les romans et préférais me vouer, lisant Derrida, Hegel ou (un peu moins) Althusser, au « travail du concept » ; Aragon relevait d’un autre ordre, une traînée d’adolescence, un monde habité par le chant…

Dans les milieux gauchistes où je frayais alors, le nom du poète n’était jamais prononcé qu’en mauvaise part, abominable exemple du révisionnisme, trahison des principes révolutionnaires. J’opinais mollement, sans aller jusqu’à barbouiller nuitamment de peinture noire, comme quelques camarades s’en vantèrent, le portail du 56 rue de Varenne. Agrégé en 1969, je passais rue d’Ulm une année supplémentaire au terme de laquelle on me proposa d’aller diriger à Tunis un jury de bachot. Entre les corrections de copies et la session d’oral, je consacrais du temps aux plages, passais des soirées au café des Nattes ou dans les restaurants de La Marsa. J’y rencontrais Elisabeth, qui promenait Blanche ou l’oubli dans son sac. Nous nous rendions ensemble à Rawad, immense plage aux rouleaux sauvages, battue par le soleil et le vent. À condition de marcher suffisamment à l’écart, nous pouvions nous mettre nus le temps de la baignade, et nous isoler ensuite au creux des dunes entre les roseaux. Ma jolie compagne lisait son roman, dont elle me lançait des phrases. C’est au cours de cette semaine qu’Elsa mourut à Paris ; et sur cette plage brûlante, face à la provocation rieuse d’Elisabeth et de cette mer où le vent certains jours enflait en ouragan, que la passion pour une autre femme est entrée dans ma vie en même temps que les romans d’Aragon. Farci de Jakobson, Foucault, Derrida ou Lacan, je les retrouvais tous dans Blanche, habillés d’une chair qui les faisait naître à une vie pour moi bouleversante. « Comment résister à de pareilles phrases, on ne peut répondre que par des baisers, des caresses », commentait ma sensuelle lectrice. Au-delà de nos cils, la brûlure du sel et le tapage assourdissant de la mer s’écrasaient dans le brasier blanc de la plage.

« Et toi, ta grande passion ? » Je n’aurai guère compté dans la vie d’Elisabeth, qui a énormément orienté la mienne en m’offrant Blanche. D’Aragon depuis ce bel été, j’ai désiré tout lire. Le Con d’Irène avec Les Yeux d’Elsa, ça vous remet la tête sur les épaules et les yeux en face des trous. Je m’efforce de coller à ce chant, à cette flamme, j’ai répudié les philosophes pour ruminer cette leçon de style et de liberté, cette parole altière dont je ne trouve pas ailleurs l’équivalent. Je me jette à Aragon comme aux rouleaux de Rawad, je le brasse, je me perds entre le jeune homme et le vieillard, sa souffrance et sa gaîté profondes, sa tenace fidélité et l’inachevable errance des sens.

Daniel Bougnoux


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers