Marjolaine Vallin, « La mémoire est trompeuse…»

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La mémoire est trompeuse, ce n’est pas Louis Aragon qui me contredira, lui qui pourtant disait en avoir une … d’éléphant (Blanche ou l’oubli) – à moins que ce ne soit un de ses doubles romanesques dont il faut se méfier.

La mémoire est trompeuse car elle s’arrange avec la réalité, tour à tour l’embellissant ou la diabolisant. A commencer par la réalité politique, soviétique, communiste, socialiste, quel que soit le qualificatif qu’on lui impose. Une réalité qu’on nous jette toujours à la figure dès qu’on a le malheur de se dire « aragonien », « aragonaute », « aragophile »…

Aragon, lui, ne s’est jamais « arrangé » avec la réalité. Par exemple la réalité de la sexualité de son couple, comme il le dit à Elsa dans une de ses lettres, désormais fameuse. Il l’a vécue, jusqu‘à la lie, et l’a revendiquée, jusque dans ses errances.

Pour être fidèle à Aragon, je ne m’arrangerais pas avec la réalité.

Car la mémoire est trompeuse.

Ainsi, si l’on me demande de quand date ma première découverte du poète Louis Aragon, je suis incapable de répondre. Ni par quel poème est passée cette découverte.

La mémoire est trompeuse. Ce ne sont pas des poèmes d’Aragon qui me reviennent en mémoire mais des chansons. Et « l’inflexion des voix chères qui se sont tues » : Ferrat, Ferré, Ogeret essentiellement. Des chansons que je connais par cœur. Des poèmes qui ont perdu, pour moi, le frisson originel, l’émotion de la première fois. Mais que la voix ou la musique leur rend. Par exemple, ce poème déchirant :

Il n’aurait fallu
Qu’un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne

où Ferré transforme les troisième et sixième pentasyllabes en allongeant les voyelles et prononçant les [e] muets finals : vièèè-neu ; mièèè-neu. Comme dans cet autre poème d’amour, où la syntaxe se plie au vertige de l’apparition de l’aimée :

Suffit-il donc que tu paraisses
De l’air que te fait rattachant
Tes cheveux ce geste touchant
Que je renaisse et reconnaisse
Un monde habité par le chant
Elsa mon amour ma jeunesse

Il m’est impossible de dater la première écoute ou de définir lequel de ces poèmes mis en chanson a été premier, chronologiquement parlant. La mémoire est trompeuse.

En revanche je sais de quand date ma prise de conscience de la grandeur d’Aragon. Du jour où j’ai pris conscience qu’Aragon était un grand écrivain. Et curieusement, ce n’est pas par la poésie que cette certitude m’est venue. C’est par la prose, parmi les pages maudites qu’on peut lire aujourd’hui sous le titre de La Défense de l’infini – ce texte saccagé, brûlé, mythique et fondateur. Ce fut très tardif : rien à voir avec les élans et enthousiasmes adolescents des poèmes mis en chanson. En 2001 ou 2002 sans doute. J’avais 27 ou 28 ans. L’âge de La Défense de l’Infini ou presque. L’âge d’une doctorante qui était préoccupée par bien d’autres aspects de l’œuvre et de l’homme que son style. Et qui précisément le découvrit pour la première fois. Mais dans quelle page exactement ? Au détour de quel paragraphe ? Elle ne saurait le préciser.

Car la mémoire est trompeuse, ne vous l’ai-je pas déjà dit ?

Marjolaine Vallin


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers