Aragon et Godard par Maryse Vassevière

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Le dialogue aragon / godard
Maryse Vassevière

1. références à godard dans l’œuvre d’aragon

Blanche ou l’Oubli (Gallimard, 1967)
• Réferences explicites :
Cf. « On se serait cru dans un film de Godard. » (ORC, t. 37, p. 67). À propos de la description de l’appartement (murs blancs et reproductions de Picasso) des jeunes héros de 1965 (Marie-Noire et Philippe).
Cf. Référence à Pierrot le fou (1965) : « On arrivera au bord de la mer et je marcherai les pieds dans l’eau jusqu’à une maison abandonnée… avec Philippe. » (ORC, t. 37, p. 298). Marie-Noire obsédée par l’assassinat de Ben Barka et par les massacres des communistes indonésiens, comme le Pierrot et la Marianne du film de Godard traumatisés par la guerre du Vietnam, imagine une scène qui est la réplique (ou la citation) du prélude au suicide de Pierrot le fou sur l’île de Porquerolles. Citation d’une séquence devenue presque mythique dans l’expression d’un nouveau mal du siècle (cf. Les frères Taviani dans leur premier film I Sovversivi (1967) n’hésitent pas à bousculer la chronologie historique pour insérer dans le récit de l’enterrement de Togliatti en 1964 la séquence fétiche du suicide de Pierrot le fou qu’un jeune photographe à la dérive va voir dans un cinéma vide au lieu de faire son reportage sur cet enterrement).

• Références implicites :
Cf. Le Mépris (1964)
Cf. Alphaville (1965)

Les Collages (Hermann, 1965), chapitre « Collages dans le roman et dans le film »

– L’article des Lettres françaises, « Qu’est-ce que l’art Jean-Luc Godard ? »
(n° 1096, 9 septembre 1965).

2. références à aragon dans l’œuvre de godard

Quelques exemples seulement ici et là :

– Une histoire d’eau (1958)
Éloge de la digression par référence à la conférence d’Aragon à la Sorbonne rapportée dans Henri Matisse, roman (« Au sujet ! Au sujet ! »)

– À bout de souffle (1959)
Citation du refrain du poème « Elsa je t’aime » du Crève-Cœur (1941) : « Au biseau des baisers… »

– Bande à part (1964)
Anna Karina récite un poème des Poètes dans le métro (« Ô pierre tendre tôt usée / Vous regarder m’arrache l’âme »…)

– Pierrot le fou (1965)
Citation de La Mise à mort (1965).

– Nombreuses citations d’Aragon dans les derniers films (Cf. Soigne ta droite (1987). Cf. Nouvelle vague (1989) comme réécriture de La Mise à mort avec la figure du double Anthoine-Alfred. Cf. citation de poèmes du Crève-Cœur (1941) et du Nouveau Crève-Cœur dans J.L.G par J.L.G (1994), etc…)

3. citations de quelques passages de ma thèse sur ce sujet
(« Les pratiques intertextuelles dans les derniers romans d’Aragon » Thèse de l’Université Paris III, juin 1993, sous la direction de M. Henri Béhar.) ® Aragon romancier intertextuel ou Les pas de l’étranger, L’Harmattan, 2000.

• Sur Blanche ou l’Oubli et Le Mépris
« La présence du Mépris se manifeste comme un intertexte en creux. Aragon a dit dans Les Collages que Le Mépris n’était pas le film de Godard qu’il préférait car celui-ci n’avait pas pris assez de liberté avec le roman de Moravia. Pourtant Le Mépris est peut-être le film de Godard le plus proche de Blanche ou l’Oubli dans son moyen d’expression comme dans son contenu : c’est un film où Godard pratique la réécriture, non seulement de Moravia mais aussi d’Homère avec le film sur L’Odyssée que tourne à Capri Fritz Lang en personne, jouant son propre rôle de cinéaste, le cinéaste réel, un Godard hilare, faisant lui le perchman dans un coin de la toile…; c’est un film sur la mémoire et le langage avec la double figure de Brigitte Bardot blonde et masquée par une perruque noire (la blanche / la noire dit un sous-titre du film découpé en chapitres comme un livre) et le personnage de la traductrice qui s’est imposée au scénario par le mélange des langues des acteurs non doublés; enfin et surtout c’est un film sur la jalousie, qui aboutit à la destruction d’un couple du seul fait de la souricière tendue par le mari lui-même, et qui se termine par l’accident de voiture mortel longtemps fantasmé à la fin de Blanche ou l’Oubli.Tout se passe comme si Aragon avait eu conscience de cette parenté et avait choisi de masquer cet intertexte – sans l’effacer – au lieu de l’exhiber.
Le seul indice de la trace de cet intertexte serait l’insistance à faire entrer dans le texte la référence à Brigitte Bardot et aux films qu’elle a tournés ou qu’elle va tourner. Et peut-être aussi l’insistance sur la petite voiture décapotable rouge de l’amant de Blanche avec qui elle part dans la nuit après la dernière visite à Gaiffier qui se met à rêver à l’accident dans les virages du Col d’Allos (« J’ai failli rêver la mort de Blanche. Tout de même pas. Tout de même pas. » C’est pourtant ce qui arrive à la Camille du Mépris partie avec son séducteur-producteur dans sa décapotable rouge et Michel Piccoli le mari en reçoit de plein fouet la nouvelle dans un télégramme sur quoi se clôt le film).
Ces quelques indices étant perçus, certains passages des séquences de jalousie entre Blanche et Gaiffier à Java apparaissent comme la réécriture de certaines conversations entre Camille et son romancier de mari dans Le Mépris : par exemple l’irritation de Blanche-Camille devant la jalousie du mari qui est une marque d’incompréhension (« Je ne sais, chez les femmes de cette sorte, ce qui prévaut d’un certain plaisir à voir un homme prévenir l’événement, craindre à faux… ou de l’irritation que cela leur donne », O.R.C., t. 37, p. 237); ou encore le reproche – et le mépris justement – de Blanche-Camille face aux efforts désespérés du mari pour feindre de ne pas être jaloux en multipliant les occasions de laisser sa femme seule en compagnie de l’intrus (le Prince Alit ou le fringant jeune producteur américain) et en précipitant ainsi l’irréparable (« Blanche, m’ayant fait observer ce qu’il y avait d’assez étrange, et peut-être de mal élevé, à cette brusquerie que je mettais à m’en aller dès que le petit prince arrivait chez nous… », O.R.C., t. 37, p. 286). On songe dans le film à une scène voisine où Michel Piccoli pousse sa femme à aller seule à une invitation du beau producteur et où elle exprime son reproche de manière identique mais moins distinguée que Blanche (« Le con! »). Car là commence la réécriture de l’hypotexte godardien : Camille n’est pas Blanche; ce serait plutôt une midinette du genre de la Martine de Roses à crédit, et comme elle (tout comme La Dentellière du roman de Pascal Lainé) elle tombera dans les pièges des hommes et de la vie qui conduisent à la mort ou à la folie. Blanche n’est pas une femme de cette sorte, elle ne tombe pas dans le piège grossier de la jalousie et si elle part, bien plus tard, ce ne sera pas en situation de femme séduite mais de femme décidée à prendre son indépendance. On voit comment Blanche ou l’Oubli apparaît comme une réécriture inverse du Mépris où c’est finalement Gaiffier qui est dans la position de victime où se trouve Camille dans le film de Godard.

• Sur Blanche ou l’Oubli et Alphaville
Le chapitre « Le SS » contient la référence implicite au film de Godard Alphaville et la métaphore de l’ordinateur. Dans ce film “d’anticipation”, le personnage principal est peut-être le grand ordinateur ALPHA 60 (soit dans la réalité le GAMMA 60 de chez Bull où le film a été tourné) qui enregistre et contrôle les habitants d’Alphaville, cet étrange pays du futur où les hommes ont oublié les mots amour, tendresse, plaisir, et pour qui la poésie n’est plus qu’un souvenir dangereux. Un détective, Lemmy Caution (joué par l’acteur fétiche des films policiers américains, Eddie Constantine), envoyé par “les pays extérieurs” pour y retrouver le savant Leonard Von Braun, inventeur d’ALPHA 60, finira par détruire la machine avec ses propres armes : celles de l’amour. Il trouvera la réponse à l’énigme de ce nouveau sphinx (« Quelle est la chose dont le passé représente le futur et le futur le passé, quand on a fini, la boucle est bouclée », dit le souffle d’une voix sans cordes vocales) en désignant le mot bonheur et il fera retrouver à la jeune Natacha (Anna Karina) la mémoire du passé et les mots pour dire les sentiments qui n’existent plus de son temps, en lui faisant lire Capitale de la douleur d’Éluard : « Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire / Où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard »… Dans les propos recueillis par Michel Capdenac pour Les Lettres françaises du 22 avril 1965, n° 1077, Godard s’explique ainsi :
« C’est un film d’aventures, et même si vous voulez, une sorte de western. Mais c’est aussi un film de science-fiction dans la mesure où Lemmy Caution est ici un personnage de fiction égaré dans une ville, dans un univers régi par la science. J’aime bien la science-fiction parce qu’elle mêle les données du réel avec les idées, les hypothèses. La réalité est souvent trop complexe pour être transmise de manière directe. Un thème de science-fiction permet de transmettre la complexité de la réalité sous une autre forme. »
Et l’un des objectifs critiques de Godard avec cette métaphore de l’ordinateur est de montrer « certaines tendances, certains dangers, celui d’une pensée mécanisée, d’une société de termites acceptée inconsciemment comme idéal de vie » :
« Aujourd’hui les machines ne sont rien encore. Mais la société idéale, selon l’UNR va dans le sens de la planification générale; pour les fourmis, tout va très bien, on part en week-end, en vacances, on fait du sport. Tout est commandé d’en-haut. On en viendra de plus en plus à des formes de société primitive, mais au lieu de peuples différenciés par leur nationalité, le russe ou l’américain, on aura différentes catégories de peuplades techniques, peuple IBM, peuple Olivetti, peuple General Motors, etc, chacun possédant ses propres totems technologiques. »
À cette accablante société primitive que donne à imaginer par anticipation le film de Godard répond cette réflexion de Gaiffier dans ce chapitre “Le SS” :
« Les hommes et les femmes que je vois dans les lieux publics marchent comme des paniers vides. Ils semblent des noix creuses, ou des courants d’air. Pourtant s’il manque à celui-ci une manche, ou le dos de sa chemise à l’autre, ils ont apparence de ne pas s’en apercevoir. On ne leur voit pas inquiétude d’avoir le crâne ouvert ou l’orbite sans œil. Tout se passe comme si l’on avait mis ses idées à la banque, retiré des bijoux aussitôt enfermés dans des coffres à serrures compliquées. Cette humanité ne se défend plus contre l’oubli puisque, ce qu’elle aurait pu oublier, elle en a simplement fait dépôt. »
(O.R.C., t. 37, p. 137.)
Cette tête creuse de l’homme sans mémoire voué à « retourner vers l’amibe » (« Il va s’oublier ») correspond à « la démission de celui qui se sert du robot ». Ce que l’on appelle le “progrès” (les guillemets du doute sont dans le texte d’Aragon) est permis par la mémoire des ordinateurs et Aragon souligne d’emblée en 1965 la nature paradoxale de ces machines qui sont à la fois l’atout et le danger de notre temps :
« Nous ne sommes plus ces trouvères qui portaient en eux tous les chants passés, à quoi bon, depuis que l’on inventa les bibliothèques ? Et cela n’est rien : l’écriture, l’imprimerie n’étaient encore qu’inventions enfantines auprès des mémoires modernes, des machines qui mettent la pensée sur un fil ou le chant, ou les calculs. On n’a plus besoin de se souvenir du moment que les machines le font pour nous : comme des ascenseurs où dix voyageurs appuient au hasard des boutons, pour commander désordonnément l’arrêt d’étages divers, et l’intelligence construite rétablit l’ordre des mouvements à exécuter, ne se trompe jamais. » (O.R.C., t. 37, p. 138.)
Cette image des enregistrements de la pensée et de la voix (magnétophones et ordinateurs) se prolonge par celle du téléphone, via l’intertexte proustien, et la métaphore filée revient pour boucler la boucle sur la même image angoissante et policière de l’ordinateur que donne Godard :
« Que ce soit pour la science ou la police, à chaque minute du jour ou de la nuit, s’accumule une telle quantité de confidences, d’aveux, d’imprudences […]. Mais voici que de plus en plus, sur des grimoires nouveaux, s’accumulent les signes d’une vie incompréhensible peut-être à jamais. Nous allons étouffer, l’humanité tout entière, dans cette immense poubelle des secrets… dans le croisement de ces lumières noires, de ces témoignages pathétiques, irrécusables, confondants. On va tellement en savoir de tout et de tous qu’il sera tout à fait impossible de s’y reconnaître. Et les appareils atteindront à des rapidités par quoi toute lumière apparaisse balbutiée, bégayée, obscure. La science va s’emparer de ce qui n’a jamais été jusqu’ici sa matière. Et l’impensable mettra son pied dominateur sur la pensée. Stay, you imperfect speakers, tell me more… »
(O.R.C., t. 37, p. 141.)
« Imperfect speakers, tell me more… » : c’est encore une fois par le biais d’un intertexte shakespearien caché (l’apostrophe de Macbeth aux sorcières qui viennent de lui prédire son avenir au début de la pièce), que se dit à la fois le pessimisme prémonitoire d’Aragon (comme celui de Godard) face à un avenir inquiétant et aussi son refus du passéisme rétrograde face aux diaboliques machines qui parlent (« imperfect speakers »), son optimisme (« tell me more »), son acharnement à être malgré tout le « trouvère qui porte en lui tous les chants passés », celui dont la parole plurielle et intertextuelle est aussi un instrument de mémoire capable de rivaliser avec celles des ordinateurs comme le montre aussi U. Eco dans Le Pendule de Foucault. Que face à la prolifération des graphomanes, le romancier soit encore, comme le dit aussi Milan Kundera dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, une mémoire enregistreuse qui capitalise son pesant de paroles et de souvenirs.

• Sur le dialogue Aragon / Godard
Ce dialogue entre deux grands artistes contemporains de générations différentes s’engage vers le milieu des années 60 par le biais du journalisme culturel. C’est en tant que directeur des Lettres françaises, dont l’objectif est de rendre compte de la vie culturelle française et des pratiques artistiques les plus novatrices, qu’Aragon accompagné de Georges Sadoul, responsable de la rubrique cinéma, rencontre Jean-Luc Godard comme me l’a confirmé Ruta Sadoul. Georges Sadoul, dont on sait le soutien actif qu’il a apporté aux jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague, a largement contribué à ce rapprochement.
Dans son fameux article “Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard?” des Lettres françaises n° 1096 du 9 septembre 1965, au moment de la sortie de Pierrot le fou, Aragon reconnaît en Godard son semblable et l’analyse qu’il donne de ce film-manifeste est lumineuse, notamment pour ce qui concerne la couleur (« Forcément, un film de lui qui a les possibilités de la couleur va nous montrer quelque chose qu’il était impossible de faire voir avec le noir et le blanc, une sorte de voir qui ne peut retentir dans le muet des couleurs ), ce rouge Delacroix qui « chante comme une obsession » et ces « yeux de l’art » portés sur la réalité moderne si bien que « toute la nature de Pierrot le fou est ainsi vernie avec je ne sais quel copal de 1965, qui fait que c’est comme pour la première fois que nous la voyons. » Toute la première partie de cet article magistral est ainsi consacrée à la dimension picturale de l’art de Godard, et la deuxième analyse une autre caractéristique qui rapproche le cinéma à la fois de la littérature et de la peinture : l’art du collage. Aragon écrit :
« Si je voulais aussi, j’aborderais Jean-Luc Godard par le rivage des peintres pour chercher origine à l’une des caractéristiques de son art dont on lui fait le plus reproche. La citation, comme disent les critiques, les collages comme j’ai proposé que cela s’appelle, et il m’a semblé voir, dans des interviews, que Godard avait repris ce terme. […] Voilà plusieurs années que ce procédé est reproché à l’auteur du Mépris et du Petit Soldat comme une manie dont on attend qu’il se débarrasse. Les critiques espèrent l’en décourager et sont tout près d’applaudir un Godard qui simplement cesserait d’être Godard et ferait des films comme tout le monde. Ils n’y réussissent pas très bien à en juger par ce film-ci. Si quelqu’un devait se décourager, c’est eux. L’accroissement du système des collages dans Pierrot le fou est tel, qu’il y a des parties entières (des chapitres comme dit Godard) qui ne sont que collages. »
Après avoir analysé quelques-uns de ces collages picturaux et de ces collages parlés dans l’œuvre de Godard (Pascal cité par Eddie Constantine pour répondre aux questions de l’ordinateur dans Alphaville, Céline, Elsa Triolet, Aragon lui-même avec La Mise à mort [[ . « Je ne sais pas trop pourquoi je cite, je colle cela dans cet article : tout est à la renverse, sauf que oui, dans cette petite salle confidentielle, noire, où il n’y avait qu’Elsa, quand j’ai entendu ces mots connus, pas dès le premier reconnus, j’ai rougi dans l’ombre. Mais ce n’est pas moi qui ressemble à Delacroix. C’est l’autre. Cet enfant de génie. »]]), Aragon conclut sur la parole intense qui s’exprime par ces images et qui l’émeut profondément car « nous sommes tous des Pierrot le fou d’une façon ou de l’autre, des Pierrot qui se sont mis sur la voie ferrée, attendant le train qui va les écraser puis qui sont partis à la dernière seconde, qui ont continué à vivre. » C’est ainsi que l’article se termine sur ces phrases : « Je voulais parler de l’art. Et je ne parle que de la vie » et qu’une photo du film l’illustre avec ce commentaire : « Godard, avant d’envoyer la lettre, l’affranchit d’un Raymond Devos.[[ . La photo est en effet une image de la séquence sur un quai d’Hyères où Raymond Devos, alors presque inconnu, raconte à Belmondo une histoire d’amour douce-amère qui condense tout le discours du film, toute la lettre au sens propre et au sens figuré.]] »
Pierrot le fou
a donné lieu dans Les Lettres françaises n° 1105 du 11 novembre 1965 à un autre grand article de fond de Georges Sadoul : “Pierrot mis à mort” où de manière fort subtile il croise le film de Godard et La Mise à mort (et Anicet) en montrant par exemple comment le héros du film s’enracine dans celui de la nouvelle Œdipe et comment ces deux personnages qui se ressemblent tant contestent la morale de l’Absurde en se branchant, souvent de manière humoristique, sur le “moteur de l’histoire”.
Et on pourrait rappeler aussi tous les articles et interviews auxquels ont donné lieu les films de Godard au long des années 60 dans Les Lettres françaises, comme par exemple ces passionnants entretiens déjà cités de Godard avec Michel Capdenac à propos d’Alphaville.
De ce dialogue témoigne aussi un film très intéressant d’Hubert Knapp Jean-Luc Godard ou le cinéma au défi, conservé à la Vidéothèque de Paris (Forum des Halles). Ce documentaire sur le cinéma de Godard est construit comme un miroir en deux parties qui se répondent : dans la première Aragon parle de l’art de Godard, de sa pratique du collage et de son réalisme dans lequel il se reconnaît, et dans la deuxième Godard parle d’Aragon et du tableau de Matisse La blouse roumaine pour expliquer sa propre démarche. Et enfin dans un film de 1958 co-réalisé avec François Truffaut, Une histoire d’eau, Godard se livre par personnage interposé à un hommage inattendu d’Aragon. Le film raconte la journée d’une jeune fille (Caroline Dim) bloquée par une inondation qui tente de rejoindre Paris à pied, en barque et en voiture avec un jeune homme (Jean-Claude Brialy) qui commente la situation avec un art consommé du coq-à-l’âne et de la digression :
« Vous allez dire que je m’écarte du sujet, que je ferais mieux de ne pas faire de digression. Justement, cela me rappelle un truc à la Sorbonne. Il y avait Aragon qui faisait une conférence sur Pétrarque. Il ouvre une parenthèse (la fille ouvre la portière de la voiture). Aragon tout le monde le méprise, mais moi je l’aime, et je ferme la parenthèse (la fille referme la portière). En Sorbonne, donc. Louis Aragon fait une conférence sur Pétrarque. Il commence par se lancer dans un éloge terrible de Matisse. Ça dure au moins trois quarts d’heure. Finalement, un étudiant lui crie du fond de la salle : “Au sujet ! Au sujet !” Et Aragon, magnifique, fit simplement remarquer en terminant la phrase interrompue par l’étudiant que “toute l’originalité de Pétrarque consiste précisément dans l’art de la digression”. Moi c’est idem, je ne m’écarte pas de mon propos. Ou alors, c’est que c’est mon sujet profond. Exactement comme une auto que les inondations écartent de son trajet normal, et forcent à rouler à travers champs pour gagner la route de Paris. » [[ . Cité par Jean-Luc Douin dans son livre Godard (Rivages / Cinéma, Paris, 1989).]]
Mais c’est surtout dans Les Collages d’Aragon, le grand chapitre de 1965, “Collages dans le roman et dans le film” qui donne la mesure des liens entre les deux artistes. Aragon y analyse les collages dans ses propres romans et dans ceux d’Elsa Triolet et les rapproche de ceux de Godard : « Du caractère moderne de cette invention, de sa convergence avec les recherches récentes d’autres esprits, témoigne assez singulièrement sa parenté avec le procédé du collage cinématographique qui caractérise les films de Jean-Luc Godard. » Suit un développement qui reprend ou annonce l’analyse des collages chez Godard contenue dans l’article des Lettres françaises . Ces pages sur Godard sont illustrées par un « papier collé » de Nicolas de Staël et un collage de Fernand Léger « Le petit cheval n’y comprend rien » destiné, semble-t-il, à stigmatiser les critiques :
« Ce procédé [celui du collage cinématographique] parfaitement conscient que Godard lui-même appelle toujours collage, a le don d’irriter les critiques et les bavards qui lui donnent le nom de « manie de la citation ». Par là, sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, ils confirment le bien-fondé de mon vocabulaire… […] Qu’au début d’ Une femme mariée de J.-L. Godard, ce soit précisément un roman d’Elsa Triolet, qui éclaire le film entrepris sous la forme du « collage » du livre même, sa couverture, son faux-titre… et comme en pendant à la Bérénice de Racine, sur quoi le film se terminera, relève certainement pour les critiques de la « manie de la citation” qu’ils se plaisent à dénoncer, mais, bien entendu, pour moi, prend une signification tout autre. Précisément parce que ce n’est pas là une facétie fortuite, mais l’expression d’un système : et d’un système qui suppose l’emprunt d’une pensée « toute faite », introduite d’un autre art que le cinéma lui-même, ce qui semble à nos gens sacrilège ou, tout au moins, de mauvais goût. Comme il était de mauvais goût d’introduire un objet non-peint dans la peinture, ou de transcrire un peu plus tard le procédé du collage pictural dans la littérature. » (Hermann, p. 125.)
On retrouve dans ces pages, on le voit, la même ironie envers les critiques qui reprochent à Godard sa “manie de la citation”, la même analyse du collage (« l’emprunt d’une pensée toute-faite, introduite d’un autre art que le cinéma lui-même » semblable au collage cubiste qui introduit un objet non-peint dans la peinture avec le souci que l’œuvre « parle aux yeux »), la même insistance sur le réalisme d’une telle pratique, désignée comme « l’art de disposer des écriteaux » et sur son humour :
« De cela, de cette invention, je n’ai vu nulle part sérieusement parler. Sans doute, parce que ceux qui en ont fonction manquent de cet élément essentiel à la critique comme à la création, l’humour, celui de Swift, de Lewis Carroll et d’Alfred Jarry, les vrais maîtres de l’art moderne dans toutes ses branches, et sans quoi tout art tourne nécessairement à l’académisme. »

Il y a donc des atomes crochus entre Aragon et Godard. Pour mesurer l’ampleur de ces liens, il faudrait faire un relevé exhaustif des citations réciproques dans les romans d’Aragon et les films de Godard. Wolfgang Babilas s’y est essayé dans le paragraphe sur “les collages intersémiotiques” de son article de synthèse déjà cité : il relève la citation de La Mise à mort dans Pierrot le fou [[ . Outre cette référence à Œdipe, on peut aussi percevoir l’intertexte de La Mise à mort dans une remarque du film sur “les hommes-doubles” et peut-être aussi dans le jeu de Pierrot mimant “le Vieux” au moment où il veut devenir écrivain et s’interroge sur l’écriture, comme un écho du vieil écrivain qu’était déjà Aragon en 1965 et qu’il finira par mettre en scène avec cruauté et humour dans Blanche ou l’Oubli et Théâtre / Roman.]] déjà analysée par Georges Sadoul et la citation du poème “L’étreinte” ainsi que des pages de Blanche ou l’Oubli (O.R.C., t. 38, p. 61-64) relatives à la douleur d’aimer dans Le Gai Savoir (1968), et il remarque que des passages de Blanche ou l’Oubli « font l’impression d’être la transposition de films de Jean-Luc Godard avec leur vision du monde contemporain » .
Au-delà de cette contemporanéité qui fait que dans les derniers romans d’Aragon les films de Godard sont pris comme marques du temps et éléments de datation, Pierrot le fou peut être considéré comme un aliment de l’imaginaire, un point de départ pour l’écriture deBlanche ou l’Oubli : le personnage de Marina s’enracine dans le film de Godard, pas seulement pour son nom mais aussi pour ses manières, ses goûts modernes, sa façon de mettre des reproductions de Picasso aux murs de sa chambre, et surtout pour sa fin tragique – comme la Marianne de Godard elle est tuée par celui qui l’aime – qui justifie le collage final de la formule de Stendhal inversée : « to the unhappy crowd ».
Pour ma part, j’ai relevé ici ou là au cours de ce travail les traces de l’intertexte godardien dans Blanche ou l’Oubli : Alphaville, Le Mépris, Pierrot le fou , et au passage j’ai aussi relevé les textes d’Aragon cités ou transformés dans les films de Godard : la strophe des Poètes (« Ô pierre tendre tôt usée / Vous regarder m’arrache l’âme » lue par Anna Karina dans le métro dans le film Bande à part (1964), l’intertexte caché du Paysan de Paris avec la métaphore de la mort comme nageuse pour l’énigmatique scène de la piscine dans Alphaville où l’image de la mort (c’est un lieu où sous le regard du chef de la police / Laszlo Szabo on exécute des coupables en chemise blanche) est associée à celle des nageuses, etc…
Pour conclure ce développement rapide sur la parenté entre Aragon et Godard, je voudrais insister sur leur commune préoccupation de la question du réalisme, quelles que soient les formes que peuvent prendre les réponses à cette question centrale. « Je suis demeuré un réaliste », écrit Aragon dans la postface “1923-1965” aux Collages et dans le film d’Hubert Knapp il dit que quand il parle du réalisme de Godard, c’est aussi du sien qu’il s’agit… Car ce qui intéresse Aragon comme Godard c’est de produire une parole vraie en trouvant une forme « qui parle aux yeux » [[ . Cette formule des Collages rencontre en écho celle du Gai Savoir de Godard : « Il faut que l’œil écoute avant de regarder. »]] : utiliser le détour, humoristique ou sérieux, de l’intertexte et du collage, pour dire la réalité, celle de l’amour comme celle du monde et de l’art, et faire ainsi œuvre de vérité.
Ceci est particulièrement sensible pour Aragon dans ce grand roman réaliste d’un genre nouveau qu’est La Semaine sainte où l’on peut lire cette réflexion de Théodore Géricault,après la fameuse “nuit des arbrisseaux” dans la clairière de Poix où il a découvert l’autre versant du réel, ce peuple ignoré des peintres :
« Il n’y a plus pour lui de passants, de foule, tout être humain prend sens , vie propre. Il songe avec une espèce de colère à ces peintres qui faisaient dans leurs paysages peindre par n’importe qui les petits personnages qu’ils y semaient conventionnellement. Il comprend, de la moindre silhouette, ce qu’elle est, qui échappe aux faiseurs de postiches. Un être de chair et de sang comme lui. » (O.R.C., t. 30, p. 210.)
Ni Géricault, ni Aragon, ni Godard n’aiment en art “les faiseurs de postiches” et ils préfèrent la force de l’image authentique même si elle s’obtient par le mentir-vrai de l’art. Ceci est en effet particulièrement net dans les récentes interviews télévisées de Jean-Luc Godard où il explique son art face au faux-semblant et aux mensonges de la télévision et aux supercheries de la prétendue ère de la communication. Ce souci d’authenticité et de réalisme par le détour hardi du collage est sensible dans son Histoire(s) du cinéma (1989), où il montre que le cinéma devait sa pureté à sa veine documentaire et que l’industrie des images a introduit le règne du mensonge et de l’oubli du réel, ainsi que dans une interview donnée au Monde du 27 juin 1986 : dans “La télé selon Jean-Luc”, Godard explique que paradoxalement les moyens de communication se détériorent alors qu’on croit qu’ils se développent et que la télévision ne montre pas le réel sauf peut-être pour le sport « parce qu’on montre le travail dans sa durée » et qu’« on voit le corps au travail ». Il complète ces entretiens par des “Notes parmi d’autres”, sous forme d’aphorismes et d’anecdotes, dont j’extrairai celle-ci pour ce qu’elle dit des voies étranges du pouvoir de vérité de l’art, c’est-à-dire de son réalisme :
« Les hommes savent parfois faire reculer la mort de quelques années. L’art la fait reculer de plusieurs siècles. C’est pourquoi on assure très cher les grands tableaux. Mais peut-on imaginer la Lloyds assurant le Concerto pour orchestre de Bartok comme elle assure l’enterrement dans les blés de Van Gogh ? Bien sûr que non; et c’est qu’une image ne s’imagine pas. Elle se reconnaît. Bernadette – celle de Lourdes – a vu la Vierge. On lui montre Raphaël, Murillo, les images du Vatican. C’est une paysanne et ça se passe sous le Second Empire. Elle dit chaque fois : non, ce n’est pas elle. Par hasard, dans ce qu’on lui montre, il y a une icône, sans mouvement, sans profondeur, la Vierge de Cambrai, inventée par des Byzantins. Bernadette tombe à genoux : c’est elle. Elle ne l’avait pas imaginée, sa Vierge, mais elle l’avait reconnue. »
Et il n’y a pas plus de provocation pour Godard à prendre une icône byzantine comme image du réel que pour Aragon à désigner Shakespeare avec ses spectres et ses sorcières comme modèle du réalisme. En effet Aragon, on l’a vu, utilise sans cesse Shakespeare comme référence dans sa conception élargie d’un réalisme textuel et intertextuel qu’il élabore tout au long de la dernière période. Ainsi dans l’article “Un réalisme de l’avenir” du n° 1083 des Lettres françaises (3 juin 1965) pour dire la fonction référentielle du langage, il cite la fameuse “mise en scène” de la bataille d’Azincourt au début d’Henry V par le pouvoir des mots, et il note :
« Pour ce qui est des références, il suffit à Shakespeare d’un homme pour représenter un peuple, d’une pancarte pour dire que nous sommes à Londres ou à Azincourt. […] L’art réaliste a toujours fait appel, par référence, qu’il soit Shakespeare ou Brecht, Billetdoux ou Beckett (vous ferez une autre fois monter et descendre vos sourcils) à la complicité du spectateur ou du lecteur. »
Il faut voir là encore dans ce réalisme du langage, qui nous conduit aussi bien du côté de la poésie que de l’humour, une autre des parentés majeures entre Aragon et Godard: tous deux font confiance aux mots et aux livres qui sont des outils proprement vitaux, surtout quand ils servent de moyen de communication comme dans cette scène amoureuse de Une Femme est une femme (1961) où Anna Karina et Jean-Claude Brialy vont chercher dans la bibliothèque de quoi s’insulter… Ainsi ce n’est pas un hasard si Pierrot le fou, où Godard dénonce « la civilisation du cul » et de la consommation, s’ouvre sur un plan qui montre Belmondo faire provision de livres à l’étalage d’une librairie. De même, il est très frappant aussi que Godard montre l’amour sans jamais filmer les acteurs en train de le faire : on pense à la scène de Pierrot le fou où Pierrot et Marianne sont au bord de la mer, sous la lune, allongés sur un lit d’algues sèches et Pierrot ne fait rien d’autre que dire des mots d’amour à Marianne, de la poésie autrement dit, celle qui ouvre et ferme le film de manière rimbaldienne (les A rouges, les O bleus, les E verts du générique et la voix off qui dit L’éternité retrouvée après le dynamitage de Pierrot sur son rocher); on pense aussi à la scène d’amour entre Anna Karina et Eddie Constantine dans Alphaville où rien n’est montré qu’une bouche disant des vers d’Éluard.
Cette importance accordée à la référence textuelle, au collage et au rôle capital du lecteur-spectateur qui en découle, me paraît caractériser ce réalisme intertextuel d’Aragon et de Godard. Et pour cette place nouvelle reconnue au lecteur-spectateur, Aragon et Godard encore une fois se ressemblent : tout mon travail témoigne de l’insertion du lecteur dans le texte, et pour ce qui est de Godard, je ne citerai que cette scène emblématique et séduisante de Pierrot le fou où Anna Karina filmée de dos dans une décapotable rouge sur la Côte se retourne soudain vers les spectateurs et nous adresse un regard malicieux et des propos dont j’ai oublié la teneur mais dont je conserve le souvenir de la complicité.
Enfin si la référence à Shakespeare peut être considérée sans rire par Aragon, comme par Godard, comme une des marques du réalisme, c’est peut-être qu’il faut donner un sens large à cette conception du réalisme intertextuel : les fantômes et les textes qui hantent les artistes ce sont les figures tutélaires de leurs prédécesseurs et les figures blanches des héros de leurs livres qui hantent les mémoires, surtout quand pleines à craquer comme les bibliothèques, ces mémoires au terme d’une vie sont au seuil du grand blanc.
conclusion
Deux ou trois choses sur Aragon et Godard
1. Aragon / Godard : entremets. Deux artistes qui s’entrecitent
Des atomes crochus entre eux : « Cette espèce d’accord secret qu’il y a entre ce jeune homme et moi sur les choses essentielles. » (article des LF.)
Quelques exemples de cette conversation continue :
Cf. Le titre de l’article des LF : « Qu’est-ce que l’art JLG ? »
Cf. Les échos entre les œuvres et cette sorte de chaîne ouverte avec Anice qui plaiderait pour un Pierrot le fou dada : Anicet ® La Mise à mort ® Pierrot le fou ® Blanche ou l’Oubli.
Cf. La démarche de G. Sadoul dans son article des LF : « Prendre chez Aragon des clés pour Godard. »
Cf. Le film d’Hubert Knapp en 2 parties : le projecteur Aragon sur Godard et vice-versa.
Cf. L’écho de l’article d’Aragon dans la production ultérieure de Godard : « Godard c’est Delacroix. » ® Passion (1981) ® JLG (1995), un autoportrait en rouge et bleu.

2. modernité esthétique : 4 caractéristiques communes
• 1. Modernité esthétique (1) : le vagabondage transgénérique ou le mélange des genres
Cf. Aragon de La Défense de l’infini (« Je pratique tout éveillé la confusion des genres ») à Théâtre / Roman ;
Cf. Une forme majeure de ces échanges entre les genres (ou de ces pratiques intersémiotiques) : le rapport à (et la réflexion sur) la peinture, sur « la voix de la couleur » (Godard et Delacroix dans Pierrot le fou, « Mais ce n’est pas moi qui ressemble à Delacroix. C’est l’autre. Cet enfant de génie. » (LF) ; Aragon et Géricault dans La Semaine sainte.)
Cf. L’article même des LF : du cinéma, de l’art et de la peinture. « Si je voulais aussi, j’aborderais JLG par le rivage des peintres pour chercher origine à l’une des caractéristiques de son art dont on lui fait le plus reproche. La citation, comme disent les critiques, les collages comme j’ai proposé que cela s’appelle, et il m’a semblé voir, dans les interviews, que Godard avait repris ce terme. »
• 2. Modernité esthétique (2) : la citation ou le collage
Pratiques intertextuelles dominantes chez Aragon comme chez Godard. Reconnues et encensées par Aragon chez Godard, alors qu’elles sont contestées par les critiques ;
Cf. « Vous pouvez détester Godard mais vous ne pouvez pas lui demander de pratiquer un autre art que le sien, la flûte ou l’aquarelle. »
Deux ou trois significations et justifications de cet art de citer, de ce droit de citer :
Cf. Citer c’est ressusciter. Un proberbe kabyle : la dernière justification en date de cette pratique du collage par Godard au dernier Festival de Cannes. C’est aussi le sens du collage de Georges Sadoul et de Maxime Alexandre dans Blanche ou l’Oubli : les citer contre la mort et contre l’oubli ; leur donner une forme d’immortalité, celle de l’écriture et de la lecture.
Cf. Citer pour avancer. Citer comme une constante dans l’avancée de l’histoire de l’art en général. Voir Aragon à la fin de La Peinture au défi (1930) : « Le merveilleux doit être fait par tous et non point par un seul. »
Cf. Citer pour parler soi-même : le dire intertextuel ou trouver chez l’autre une parole qu’on ne trouve pas ailleurs ou autrement et utiliser cette “expression toute faite” pour ce que l’on a à dire. Ex : Hölderlin pour dire la honte de 1956. Ex : réactiver le sens de Platon dans un dialogue entre 2 femmes seules (Nous sommes tous encore encore ici, A-M Miéville, 1997.) Voir une définition possible du cinéma par Godard dans « Lettre à mes amis pour apprendre à faire du cinéma ensemble » : « Se regarder / Dans le miroir des autres »
• 3. Modernité esthétique (3) : le moyen trouvé vers un but et sa critique
4. Modernité esthétique (4) : le mentir-vrai
Cf. On connaît la théorisation de cette notion de romancier par Aragon dans la nouvelle du même nom où se dit pour la première fois en 1964 derrière les tratégies de la fiction l’aveu du mensonge familial sur les origines.
Cf. Godard à propos de Pierrot le fou dans l’article « Pierrot mon ami » (Cahiers du cinéma, n° 171, octobre 1965) : « Prise au pied de la lettre, cette expression [ se faire du cinéma] nous donne ici une assez bonne idée, ou définition par la bande, des problèmes du cinéma, où l’imaginaire et le réel sont nettement séparés et pourtant ne font qu’un, comme cette surface de Mœbius qui possède à la fois un et deux côtés, comme cette technique de cinéma-vérité qui est aussi une technique du mensonge. »

En somme une perspective commune à Aragon et Godard, une perspective d’artistes réalistes : c’est-à-dire percer le secret de la vie, du réel et tenter de l’exprimer. Autrement dit le réaliste est celui qui a su trouver le chapeau qui convient à sa tête, comme le dit Aragon de manière humoristique dans « Œdipe » de La Mise à mort : « Il en va du réalisme comme des chapeaux : il y en a de toutes les tailles et de toutes les formes, il ne faut que choisir celui qui se trouve à cette tête qu’on a. » Et il me plaît de penser que l’un des chapeaux qui convient à Godard c’est ce bonnet de laine qu’on lui voit dans le dernier film d’Anne-Marie Miéville où comme Aragon dans ses derniers romans il joue son propre rôle, et plus encore il me plaît de penser que ce bonnet informe est finalement échangé avec un bonnet de femme en laine mohair rose qui lui ne pique pas. Trouver chapeau à sa tête comme trouver chaussure à son pied…
Et pour finir peut-être ce poème de Godard dans L’Avant-Scène cinéma, n° 70, mai 1967)
« Lettre à mes amis pour apprendre à faire du cinéma ensemble »

Je joue
Tu joues
Nous jouons
Au cinéma
Tu crois qu’il y a
Une règle du jeu
Parce que tu es un enfant
Qui ne sait pas encore
Que c’est un jeu et qu’il est
Réservé aux grandes personnes
Dont tu fais déjà partie
Parce que tu as oublié
Que c’est un jeu d’enfants
En quoi consiste-t-il
Il ya plusieurs définitions
En voilà deux ou trois
Se regarder
Dans le miroir des autres
Oublier et savoir
Vite et lentement
Le monde
Et soi-même
Penser et parler
Drôle de jeu
C’est la vie.


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers