Franck Merger, « Surréalisme et homosexualité » (2003)

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Franck Merger
Surréalisme et homosexualité : la position d’Aragon dans
Le Libertinage (1924) et La Défense de l’infini (1923-1928)
Avec l’aimable autorisation de la revue
Inverses
[Inverses n°3, 2003, p. 55-83]

On a souvent étudié la représentation de l’amour et de l’érotisme dans les œuvres surréalistes, et les études ne manquent pas non plus qui s’intéressent à la place de la femme dans le groupe surréaliste et dans les textes qu’il a produits. Mais il est bien rare qu’on s’attarde un peu sur la place de l’homosexualité dans les textes surréalistes. L’anathème que Breton a jeté en 1928 sur les homosexuels, et en quels termes !, n’est sans doute pas pour rien dans cette occultation : pétrifiée par une telle violence, la critique éprouve des difficultés, croyons-nous, à prendre en compte d’autres points de vue. Si l’anathème de Breton exerce un si grand pouvoir, c’est aussi que la critique a bien souvent du mal à se départir de ses propres réticences à l’égard de l’homosexualité, de sorte que ses talents herméneutiques se trouvent entravés par des considérations morales. Paradoxalement, enfin, l’homosexualité bien connue de René Crevel et la présence si forte de la thématique homosexuelle dans ses œuvres paraissent figer la réflexion de la critique sur le sujet et empêcher celle-ci de porter ailleurs son regard.
C’est ce que nous proposons ici : porter notre regard sur l’homosexualité telle qu’elle est représentée chez un autre auteur surréaliste, à savoir Aragon. Ce point a été fort peu étudié, sans doute parce qu’il est plus difficile de le rattacher à la biographie de l’auteur. Du temps même où il était dadaïste, puis surréaliste, Aragon a vraisemblablement un peu caché ses pratiques homosexuelles, sans doute en raison de l’homophobie viscérale de son grand ami André Breton ; et plus tard, une fois dans les rangs du communisme, il avait tout intérêt à faire oublier un passé gênant.
Mais ce n’est pas sur les sources biographiques du thème homosexuel de l’œuvre d’Aragon que nous nous arrêterons ; nous nous intéresserons bien davantage à la représentation de l’homosexualité dans deux ouvrages qu’il a écrits au cours des années vingt, Le Libertinage et La Défense de l’infini.

Surréalisme et homophobie

Le contexte dans lequel Aragon écrit dans les années vingt n’est guère favorable à la représentation sereine d’une homosexualité librement vécue. Certes, Paris, comme d’autres capitales, est alors une terre de relative tolérance à l’égard des homosexuels. Il n’en reste pas moins qu’Aragon écrit dans une atmosphère d’homophobie, dont le souffle vient aussi bien de l’extérieur du groupe surréaliste, que de ses propres rangs.

Les surréalistes sous le feu de la critique homophobe

Lorsqu’ils cherchent à vilipender les surréalistes, les critiques et les échotiers recourent volontiers à l’accusation de « pédérastie », laquelle accusation ne repose pas sur des faits précis, mais sur de simples préjugés : que peuvent bien faire ensemble, en effet, des hommes réunis en un groupe d’avant-garde littéraire et politique ? Les journalistes laissent libre cours à leurs préjugés en particulier dans l’été 1925, à l’occasion du scandale du « banquet Saint-Pol-Roux ». Mais la parution des ouvrages de René Crevel provoque aussi régulièrement chez eux un vif émoi effarouché.
1. Dans un entretien de juin 1925[[[1] Claudel accorde un entretien à Il Secolo de Milan, et la revue française Comoedia le résume en le citant le 17 juin 1925, sous le titre « Une interview de Paul Claudel à Florence ». ]][1], Paul Claudel commente en ces termes l’évolution de la littérature en France : « Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique. » Le groupe surréaliste réplique vertement par une « Lettre ouverte à M. Paul Claudel Ambassadeur de France », tract dont un exemplaire est déposé sous chaque assiette du banquet offert à Saint-Pol-Roux à la Closerie des Lilas le 2 juillet 1925. Les convives peuvent y lire : « Monsieur,/ Notre activité n’a de pédérastique que la confusion qu’elle introduit dans l’esprit de ceux qui n’y participent pas. […] Ecrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille. »[[[2] « Lettre ouverte à M. Paul Claudel Ambassadeur de France au Japon », reprise dans : Tracts surréalistes et déclarations collectives 1922-19[6]9, t. I, 1922-1939, présentation et commentaires de José Pierre, Paris, Le terrain vague/Eric Losfeld, 1980, p. 49-50.]][2] Ces amabilités sont collectivement signées par Aragon, Breton, Crevel, Desnos, Eluard, Masson, Péret…
Le banquet reçoit un large écho dans la presse de tout bord, en particulier parce que les surréalistes y créent un beau chahut afin de déranger une réunion mêlant trop littérature et mondanité. Le scandale assure de la sorte la diffusion de leur tract. Le Journal littéraire publie ainsi la « Lettre ouverte » le 4 juillet, accompagnée d’une longue attaque de la plume du directeur, qui reproche au groupe surréaliste son impuissance littéraire et passe ensuite à des considérations d’ordre sexuel : « Nulle œuvre ne les a désignés à l’attention. […] Vous ne voulez pas faire d’enfants, même à la littérature. […] Votre rage impuissante, qui fait fi de toute argumentation, est le contraire d’une manifestation virile. Si vous n’êtes pas pédérastes, vous pensez et vous sentez en pédérastes, et c’est aussi grave. »[[[3] Cité ibid., p. 392.]][3] Le même jour, L’Action française use de l’insinuation pour tout argument en évoquant « un groupe qui ne comprenait aucune dame, mais de jeunes gens en smoking étoilés de perles »[[[4] Marcel Provence, « A Montparnasse Communistes mondains », L’Action française, 4 juillet 1925, p. 2 ; article repris dans : Elyette Guiol-Benassya, La Presse face au surréalisme de 1925 à 1938, Paris, C.N.R.S., 1982, p. 218.]][4]. L’Œuvre, pour sa part, décrit le 7 juillet les turbulents surréalistes sous les traits de « petits goujats aux façons d’invertis »[[[5] Emmanuel Boursier, « Les écrivains protestent contre les auteurs des scandaleux incidents du banquets Saint-Pol-Roux », L’Œuvre, 7 juillet 1925, p. 2 ; article repris dans : Elyette Guiol-Benassya, op. cit., p. 256.]][5].
2. Mais il est un membre du groupe qui plus que les autres attire régulièrement les foudres de la critique homophobe : il s’agit, l’on s’en doute, de René Crevel. Un bref florilège de commentaires parus à la sortie de ses ouvrages le montre bien : « ceci est le livre malsain, spécialement confectionné pour des malades qui pullulent, pour les snobs du vice, pour les oisifs et les esthètes »[[[6] Maurice Parijanine, « René Crevel : La Mort difficile (Simon Kra) », L’Humanité, 11 décembre 1926, p. 4 ; repris dans : Henri Béhar (dir.), Le Surréalisme dans la presse de gauche (1924-1939), Paris, Paris-Méditerranée, « Documents, Témoignages », 2002, p. 106.]][6] ; « sa littérature de malade énervé »[[[7] G. B., « René Crevel : Le Clavecin de Diderot (Paris, Ed. surréalistes, in-16, 168 p.) », La Critique sociale, n° 7, janvier 1933, p. 50 ; repris dans : Henri Béhar (dir.), op. cit., p. 206.]][7] ; « […] souvent aussi une note de sexualité malsaine se fait entendre. »[[[8] G. Servèze, « René Crevel, Les Pieds dans le plat », Commune, n° 1, septembre 1933, p. 75 ; repris dans : Henri Béhar (dir.), op. cit., p. 257.]][8] Le critique Louis Emié[[[9] Louis Emié, « La Mort difficile. René Crevel (Simon Kra) », Le Rouge et le Noir [La Madeleine-lez-Lille], n° 2, juin-juillet 1927, p. 300-302.]][9], pour sa part, croit sans doute faire preuve d’une grande largeur d’esprit en reconnaissant que les « milieux » homosexuels sont désormais « classés et admis » et en s’accommodant de la thématique homosexuelle de La Mort difficile. Pourtant, malgré qu’il en ait, les clichés abondent sous sa plume : à ses yeux, René Crevel fait preuve d’impudicité – reproche souvent adressé aux homosexuels -, et il craint que La Mort difficile ne serve d’exemple à des auteurs débutants et de justification à de jeunes gens – d’où le risque paradoxal bien connu de la prolifération des homosexuels – : « Ceux qui n’auront pas eu le courage de se jeter dans la Seine, ne vont-ils pas désormais se prendre au sérieux, et n’allons-nous pas assister à l’épanouissement monstrueux de quelques pitoyables créatures qui, en mal de littérature et d’introspection, croiront de leur plus strict devoir d’étaler devant nous leurs malaises improvisés ? »[[[10] Ibid., p. 302.]][10]
Mais l’homophobie ne menace pas seulement le groupe surréaliste de l’extérieur. Les débats sur l’homosexualité qui l’agitent montrent que la menace vient aussi de l’intérieur.

L’homophobie d’André Breton

1. Plusieurs documents et témoignages viennent attester la violente et continuelle aversion qu’éprouve André Breton à l’encontre des homosexuels. Les auditeurs de la R.T.F. peuvent ainsi entendre en 1957 André Masson, qui, dans les années vingt, a rejoint le groupe surréaliste et illustré, entre autres, les ouvrages de Desnos et d’Aragon, revenir sur les raisons qui l’ont amené à quitter le groupe quelques années plus tard :

A. M. – Par exemple, je me souviens de la première altercation que j’ai eue avec Breton. Chez lui, rue Fontaine. Breton reprochait à Rimbaud ce que mon père aurait appelé ses mœurs… Vous voyez ce que je veux dire ?
G. C. – En effet.
A. M. – Alors, vous pensez bien que moi, qu’est-ce que ça pouvait me faire ! Vous comprenez, il aurait pu coucher avec une girafe, Rimbaud ! Non vraiment… Ses relations étaient considérées comme
n’étant pas supportables. Voilà la vérité. Ce n’est même plus de la morale. Pour moi, c’est de la moraline, cette spécialité pharmaceutique.
[…]
Seulement, c’est un peu bizarre de penser qu’un homme qui attachait son nom à
une entreprise de subversion totale, comme il disait, ait pu tout de même épouser des préjugés comme des préjugés sexuels.[[[11] Les entretiens entre Masson (A. M.) et Georges Charbonnier (G. C.) ont eu lieu entre octobre et décembre 1957 ; ils ont été diffusés sur l’antenne de la chaîne nationale de la R.T.F. sous le titre Dialogues avec André Masson. Ils ont été publiés en 1958 et repris en 1985 : Georges Charbonnier, Entretiens avec André Masson [Paris, Julliard, « Les Lettres nouvelles », 1958], s. l., Ryôan-ji, 1985. L’extrait de l’entretien que nous citons se trouve p. 34 de cette dernière édition.]][11]

Quoiqu’il soit assurément précieux, ce n’est pas ce témoignage qui a rendu légendaire l’homophobie de Breton ; ce sont les fameuses séances de « Recherches sur la sexualité » que le groupe a menées entre 1928 et 1932 et dont quatre – les première, deuxième, neuvième et quatrième séances – permettent de connaître clairement l’avis de certains surréalistes sur l’homosexualité. Nous nous intéresserons surtout aux deux premières (27 et 31 janvier 1928), seules publiées en 1928, les dix autres n’ayant été publiées que tardivement, en 1990, et de ce fait, étant moins connues et moins citées[[[12] La transcription de l’ensemble des débats des douze soirées à fait l’objet de la publication suivante : Archives du Surréalisme, t. IV, José Pierre (éd.), Recherches sur la sexualité. Janvier 1928-août 1932, [Paris], Gallimard, 1990 (désormais : Archives, t. IV). Jusqu’alors, la retranscription des deux premières soirées seulement (27 et 31 janvier 1928) avait été publiée dans La Révolution surréaliste : « Recherches sur la sexualité. Part d’objectivité, déterminations individuelles, degré de conscience », La Révolution surréaliste, n° 11, 15 mars 1928, p. 32-40. L’ensemble de La Révolution surréaliste a été réédité : La Révolution surréaliste. Collection complète, Paris, Jean-Michel Place, 1975, et c’est dans cette réédition que nous donnons les références.]][12] ; mais nous ne résisterons pas au plaisir de citer un extrait des débats de la neuvième séance (24 novembre 1930), parce que la violence verbale de Breton tient du Grand-Guignol. Voici un extrait de la première séance[[[13] Dans la transcriptions, les initiales désignent les intervenants suivants : AR, Aragon ; BA, Jacques Baron ; BR, Breton ; D, Marcel Duhamel ; PE, Benjamin Péret ; PR, Jacques Prévert ; Q, Raymond Queneau.]][13] :

PE.- Que penses-tu de la pédérastie ?
Q.- A quel point de vue ? Moral ?
PE.- Soit.
Q.- Du moment que deux hommes s’aiment, je n’ai à faire aucune objection morale à leurs rapports physiologiques.
Protestations de Breton, de Péret et d’Unik.
[…]
PR.- Je suis d’accord avec Queneau.
Q.- Je constate qu’il existe chez les surréalistes un singulier préjugé contre la pédérastie.
BR.- J’accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte.
[[[14] La Révolution surréaliste, rééd. citée, n° 11, 15 mars 1928, p. 33 ; repris dans : Archives, t. IV, p. 39.]][14]

La discussion revient sur le sujet lors de la deuxième soirée :

AR.- La pédérastie me paraît, au même titre que les autres habitudes sexuelles, une habitude sexuelle. Ceci ne comporte de ma part aucune condamnation morale, et je ne trouve pas que ce soit le moment de faire sur certains pédérastes les restrictions que je fais également sur les hommes à femmes.
BA.- Je suis de cet avis.
D.- Je ne crois pas que le point de vue moral ait à intervenir dans cette question. Je suis en général gêné par les affectations extérieures et les gestes efféminés des pédérastes. Néanmoins il m’est arrivé d’envisager sans répugnance, pendant un laps de temps très court, le fait de coucher avec un jeune homme que j’aurais trouvé particulièrement beau.
[…]
BR.- Je m’oppose absolument à ce que la discussion se poursuive sur ce sujet. Si elle doit tourner à la réclame pédérastique, je l’abandonne immédiatement.
AR.- Il n’a jamais été question de faire de la réclame à la pédérastie. La discussion prend ici un tour réactionnel. […]
BR.- Veut-on que j’abandonne la discussion ? Je veux bien faire acte d’obscurantisme en pareil domaine.[[[15] La Révolution surréaliste, rééd. citée, n° 11, 15 mars 1928, p. 38 ; repris dans : Archives, t. IV, p. 67-68.]][15]

Et voici l’extrait des débats de la neuvième soirée, sur le même sujet :

SCHNITZLER.- J’accepte tout. Pour moi, c’est le même acte, la même chose. Je m’y suis livré trois fois.
[…]
PAUL ELUARD.- La plus grande haine pour les lesbiennes mâles, la plus grande faiblesse pour les lesbiennes qui restent femmes. J’exècre les rapports ente hommes, à cause de la déformation mentale qu’ils causent. Jamais livré !
[…]
BRETON.- […]. Les lesbiennes me paraissent très intéressantes.
[…]
PIERRE UNIK.- Comment vous représentez-vous les rapports entre deux femmes et entre deux hommes ?
[…]
ANDRE BRETON.- Pour les femmes : rapports érotico-buccaux. Pour les hommes : sodomie intégrale. Cela me dégoûte complètement et je tiens les enculeurs mêmes pour des enculables, des défoncés.[[[16] Archives, t. IV, p. 171-173.]][16]

2. L’intolérance que Breton a manifestée à l’égard des homosexuels a fait l’objet de nombreux commentaires. L’écho de sa diatribe « J’accuse les pédérastes, etc. » a traversé les années et s’entend encore aujourd’hui.
Xavière Gauthier publie en 1971 une étude qui fait grand bruit, Surréalisme et Sexualité[[[17] Xavière Gauthier, Surréalisme et Sexualité, [Paris], Gallimard, « Idées », 1971.]][17]. Elle y démontre que la fonction subversive attribuée au désir par les surréalistes n’a pas entraîné dans les faits la destruction de l’éros bourgeois : « les surréalistes, note-t-elle, mettaient peu en question les mythes phalliques qui sont une des bases les plus solides de notre société bourgeoise »[[[18] Ibid., p. 269.]][18]. Au sein de son étude frappée au coin du féminisme, elle s’attarde sur la place de l’homosexualité dans les représentations surréalistes et ne manque pas de stigmatiser les opinions intolérantes exprimées lors des discussions de 1928[[[19] Voir la rubrique « Homosexualité masculine », ibid., p. 230-240, ainsi que le chapitre « L’échec surréaliste », ibid., p. 269-280.]][19].
Alexandrian, à l’inverse, est aveuglé par sa propre aversion pour les homosexuels[[[20] Dans son ouvrage Histoire de la littérature érotique (Paris, Seghers, 1989, p. 336), il conclut ainsi un développement sur « Le phénomène gay » en littérature : « Aucun écrivain gay n’oserait aujourd’hui écrire, comme Marcel Jouhandeau dans Tirésias : Je suis un monstre et qui sait ce qu’il risque. C’est pourquoi aucun ne mérite l’admiration qui se porte spontanément sur les personnages torturés par leurs désirs, Oscar Wilde, Verlaine, Jouhandeau lui-même, Jean Genet dans ses meilleures pages, William Burroughs. […] L’homosexalité n’est revendiquée d’une manière intéressante en littérature que par des dandys lucides, à la conscience malheureuse, cherchant à transcender leurs besoins. »]][20] et par l’admiration que lui inspire Breton, qu’il a d’ailleurs bien connu, puisqu’il a participé aux activités du groupe surréaliste dans les années cinquante et soixante[[[21] Selon la quatrième de couverture de son Histoire de la littérature érotique, « Alexandrian a été un ami d’André Breton avec qui il a relancé le surréalisme international après la Libération, en fondant la revue Néon et en étant le secrétaire général du mouvement. »]][21], si bien qu’il relativise l’intolérance des propos de Breton et justifie même son attitude en mettant en avant le danger qu’eût représenté l’homosexualité à la fois pour la vie d’un groupe d’hommes et pour l’image donnée à l’extérieur du groupe. Certains mots qu’il emploie – « perversion », « adhésions suspectes », « étranges déclarations d’amour » – révèlent assez sur quel fondement moral reposent ses analyses :

L’intolérance (mitigée) de Breton envers l’homosexualité a été mal comprise, et l’a même fait accuser d’étroitesse d’esprit. Il est probable que s’il n’avait pas repoussé cette perversion par tempérament, il l’aurait repoussée aussi bien par diplomatie, en tant que chef d’une communauté d’hommes. […] si l’on n’avait pas su qu’il répugnait à de telles pratiques, il aurait vu venir à lui bien des adhésions suspectes et aurait essuyé d’étranges déclarations d’amour.[[[22] Alexandrian, « André Breton et l’amour surréaliste », in Les Libérateurs de l’amour, Paris, Seuil, « Points-Littérature », 1977, p. 226.]][22]

José Pierre, qui a lui aussi fait partie du groupe surréaliste, s’enferre davantage encore qu’Alexandrian dans une défense de Breton[[[23] Voir l’article suivant : José Pierre, « Le problème de la femme dans le surréalisme », in Erika Billeter, José Pierre (éds.), La Femme et le Surréalisme (Catalogue de l’exposition au Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, 21 novembre 1987-28 février 1928), Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, 1987, p. 32-63 ; José Pierre évoque l’homosexualité p. 37-38.]][23] et n’hésite pas à soutenir contre toute apparence que « Breton était partisan d’une complète libération des mœurs ». José Pierre affirme que Breton s’appuyait sur le constat du « parfait conformisme social des homosexuels », ce qui semble bel et bien une extrapolation personnelle et relevant du simple préjugé. D’ailleurs, il est obligé de fournir comme preuve du conformisme homosexuel un argument d’autorité en citant Freud, dont il trahit vraisemblablement le propos[[[24] José Pierre cite p. 38 ce texte de Psychologie collective et analyse du Moi : « L’amour de la femme rompt les liens collectifs créés par la race, s’élève au-dessus des différences nationales et des hiérarchies sociales, et ce faisant, il contribue dans une grande mesure aux progrès de la culture. Il paraît certain que l’amour homosexuel s’accommode plus facilement des liens collectifs, même là où il apparaît comme une tendance sexuelle non entravée : fait remarquable, dont l’explication nous entraînerait trop loin. » Ce texte parle-t-il en effet du conformisme des homosexuels ? Rien n’est moins sûr.]][24]. Plus loin, il n’hésite pas à ajouter explicitement un élément de son cru, bien inattendu : « Mais ce n’est pas seulement sur le plan psychologique et social que se manifeste le déficit mental et moral dont parlait Breton. Je ne craindrai pas pour ma part d’affirmer qu’il était d’ordre métaphysique. » Enfin, il clôt son article par un post-scriptum dont l’homosexualité fait à nouveau les frais : « Les homosexualités, sortant il est vrai du scandaleux ghetto auquel elles furent longtemps condamnées, tiennent aujourd’hui le haut du pavé, au point qu’il n’est pas exclu que ce soit bientôt (ce serait drôle peut-être) l’hétérosexualité qui passe pour une déviance ! »[[[25] Ibid., p. 62.]][25] On aura reconnu là le lieu commun homophobe, celui de l’invasion des homosexuels une fois les digues rompues.
En 1990, il revient sur les propos de Breton, en cherchant encore à en réduire la violence, puisqu’il parle simplement de « deux dérapages ». Il les introduit aussi de cette manière étrange et mystérieuse : « Outre le formidable et à peu près imparable : J’accuse les pédérastes, etc. ». Pour finir, il encourage les lecteurs à faire une effort intellectuel de compréhension, en se réclamant de… Sade : « Mais il me paraît évident que c’est à propos des réactions de Breton et de quelques autres s’agissant de la pédérastie […] que les lecteurs d’aujourd’hui dans leur ensemble risquent de manifester le moins de compréhension. Français, encore un effort…, disait le marquis de Sade. »[[[26] Archives, t. IV, p. 17, p. 19 et p. 27-28.]][26]
Plus ondoyant, mais tout autant effarouché, Serge Gaubert a cherché à expliquer que la condamnation proférée par Breton n’avait rien de puritain ni de moralisateur. L’explication qu’il est à ses propres yeux d’ordre esthétique ; il semble ignorer que son argument est celui qu’utilise depuis fort longtemps quiconque jette l’anathème sur l’homosexualité, selon lequel l’homosexualité est un désir narcissique, compulsif et mortifère :

La femme doit être superlativement différente, Femme. L’horreur que Breton marquait pour l’homosexualité trouve ici son explication : l’amour homosexuel devait lui paraître moins contre-nature qu’anti-poétique, dans la mesure où il suppose une relation à potentiel faible, à distance réduite, entre personnes de même polarité. L’homosexualité est une erreur parce qu’elle contrevient à la dialectique du désir. Le Surréalisme fait du désir le ressort d’une nouvelle conception de la vie. Il s’agit de réhabiliter la tension, l’attente, contre toutes les valeurs de conservation et contre toutes les mimiques répétitives […].[[[27] Serge Gaubert, « La Femme majuscule », Les Mots La Vie, n° 7 (« La femme et le surréalisme »), 1992, p. 29-35. La citation se trouve p. 30.]][27]

De rares critiques, enfin, reconnaissent l’homophobie de Breton et d’autres surréalistes, tout en mettant en exergue d’autres aspects de leur pensée sur la sexualité. Enthousiaste, Annie Le Brun note ainsi qu’« on peut considérer le surréalisme comme l’interrogation jamais encore entreprise du désir sous toutes ses formes. »[[[28] Annie Le Brun, « A propos du surréalisme et de l’amour » [1991], De l’inanité de la littérature, Paris, Jean-Jacques Pauvert aux Belles-Lettres, 1994, p. 194.]][28] « Ce qui ne veut pas dire, remarque-t-elle cependant, que je m’accommode des inacceptables propos de Breton en 1928 sur l’homosexualité […]. »[[[29] Ibid., p. 193.]][29] C’est également le point de vue de Vincent Gille, qui, après avoir rappelé les griefs qu’on formule à l’encontre des avis exprimés dans les « Recherches sur la sexualité », dont « le ton moralisateur, rétrograde (sur l’homosexualité par exemple) pris par certains », écrit : « Au-delà de ces critiques, il n’en demeure pas moins que cette démarche reste unique – à l’époque et peut-être encore aujourd’hui. »[[[30] Vincent Gille, « Si vous aimez l’amour … », in Le surréalisme et l’amour (Catalogue de l’exposition « Le surréalisme et l’amour », Paris, Pavillon des Arts, 6 mars-18 juin 1997), Paris, Gallimard/Electa et Paris-Musées, 1997, p. 15-73. Les citations se trouvent p. 49.]][30]
Ces nombreux commentaires ont l’intérêt de montrer deux faits à nos yeux importants : – d’abord, que la critique qui cherche à évoquer la place de l’homosexualité dans les représentations surréalistes, ne parvient pas à échapper à la fascination exercée par les déclarations faites par Breton en 1928, qu’il s’agisse de les justifier ou de les condamner, si bien que cette fascination fait tourner court tout autre développement ; – ensuite, que l’évaluation par la critique des positions surréalistes quant à l’homosexualité se présente le plus souvent à l’intérieur de considérations plus générales portant sur la sexualité ou l’érotisme surréaliste, voire sur les femmes à l’intérieur du surréalisme, car on aura remarqué que les commentaires cités se trouvent pour la plupart dans des études du type « André Breton et l’amour surréaliste », « Le problème de la femme dans le surréalisme », « La Femme majuscule », Le Surréalisme et l’amour… Or, il s’agit pour nous ici de soustraire notre étude à la force de l’anathème prononcé par Breton et à la dépendance à l’égard de considérations trop vastes sur l’érotisme surréaliste en général.

Des voix discordantes

On rappelle à l’envi l’intolérance de Breton quant à l’homosexualité, mais on évoque rarement le nom de ceux qui ont exprimé en 1928 un point de vue inverse, comme Queneau et Prévert. Ainsi que le remarque Vincent Gille, les « Recherches sur la sexualité » vont à l’encontre de « l’impression monolithique souvent répandue. On y perçoit, sur ces questions si sensibles, la personnalité de chacun et, de l’un à l’autre, la variété des comportements, des engagements, des points de vue. »[[[31] Ibid.]][31]
Henri Béhar et Michel Carassou soulignent les conséquences littéraires de la présence de ces voix discordantes : « Les perversions refusées par Breton devaient néanmoins transparaître dans nombre d’œuvres surréalistes »[[[32] Henri Béhar et Michel Carassou, Le Surréalisme. Textes et débats, [Paris], Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », 1984, p. 128.]][32]. On songe aux ouvrages de René Crevel, bien sûr, – à La Mort difficile (1926) et aux Pieds dans le plat (1933) -, et l’on peut regretter qu’il n’ait pas participé aux « Recherches sur la sexualité ». Le doux Desnos n’était pas présent non plus, mais gageons qu’il aurait soutenu Queneau, Prévert et Aragon, car dans La Liberté ou l’amour ! (1927), un personnage masculin chante les délices du corps d’un autre homme :

« J’imagine Roger tel qu’il se présentait à mes yeux gonflés le matin, quand le jour cruel venait traîner ses manches sur nos fronts, éclairant le lit où nous nous étions réunis. Ses muscles polis et son front pur, son souffle régulier, le puissant et souple mouvement de sa poitrine, tout concourait à lui donner le physique de l’homme parfait, du mâle. […]
Notre amour n’avait rien de platonique. Mes bras se rappellent exactement le contour de ses hanches et mes lèvres sont capables de reprendre la forme des siennes. […]. »
[[[33] Voir le chap. VII de La Liberté ou l’amour !, que nous citons dans l’édition suivante : Robert Desnos, La Liberté ou l’amour ! [1927] suivi de Deuil pour deuil [1924], Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1982, p. 77-78.]][33]

On mentionne rarement aussi la prise de position courageuse d’Aragon, face à un Breton déchaîné, prise de position qui n’est pas sans conséquences dans ses textes.

L’homosexualité dans Le Libertinage et La Défense de l’infini d’Aragon

Dans les années vingt, Aragon se plaît à représenter des personnages homosexuels, hommes ou femmes, en particulier dans Le Libertinage et dans La Défense de l’infini. L’enjeu de ces représentations est double. Si on la considère de manière isolée et comme une pratique sexuelle propre à certains personnages, il est frappant de constater que l’homosexualité est présentée de manière neutre du point de vue moral, ni les personnages, ni le narrateur ne jugeant l’homosexualité, et de manière objective du point de vue narratorial, le narrateur préférant souvent décrire les objets qui font naître le désir homosexuel plutôt que d’analyser le désir lui-même.
Lorsque la neutralité et l’objectivité sont poussées à leur comble, il arrive que l’homosexualité apparaisse dans les textes sous forme presque allusive, voire difficile à repérer. Nous nous pencherons ainsi sur un conte du Libertinage, dans lequel l’homosexualité des personnages est diffuse, si diffuse que la critique ne la repère guère. Le caractère allusif de la thématique homosexuelle n’est pas à rattacher, dans le cas des textes d’Aragon, au souci de discrétion, mais bien plutôt, selon nous, à la poétique. Aragon construit en effet dans les années vingt des textes qui ne soient pas pures représentations mimétiques invitant à une lecture passive ; ses textes invitent bien plutôt à chercher les éléments épars d’un sens à élaborer de manière active, la lecture se faisant quête et le lecteur chasseur d’indices.
Pour Aragon, d’autre part, le désir homosexuel est aussi à inclure dans une réflexion globale sur la sexualité ; mais loin de lui accorder une place subordonnée, à la manière des critiques dont nous avons parlé plus haut, il voit en l’homosexualité la pierre de touche de la sexualité libre. Alors que, pour Breton, et quelques autres, la liberté érotique et morale s’arrête où commence l’homosexualité, pour Aragon, en revanche, l’affranchissement sous toutes ses formes – sexuelle, morale, psychologique, sociale, etc. -, a lieu quand les corps se mêlent indistinctement, ce que l’homosexualité atteste par excellence, étant donné l’intolérance qui l’entoure habituellement ; et le modèle achevé de l’affranchissement consiste en l’orgie, qui, par définition, inclut l’homosexualité.

La neutralité axiologique

1. « La pédérastie me paraît, au même titre que les autres habitudes sexuelles, une habitude sexuelle. Ceci ne comporte de ma part aucune condamnation morale », déclare donc Aragon le 31 janvier 1928. Le recueil de contes et nouvelles publié en 1924, Le Libertinage, comprend plusieurs textes qui, déjà au début des années vingt, annoncent la déclaration de 1928. Par exemple, dans « Les Paramètres »[[[34] « Les Paramètres » ont fait l’objet d’une prépublication dans : La Nouvelle Revue Française, t. XVIII, n° 101, février 1922, p. 190-198, avant d’être repris dans le recueil Le Libertinage publié en 1924. Nous donnons les citations tirées du recueil dans l’édition suivante : Aragon, Œuvres romanesques complètes, t. I, édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux avec, pour ce volume, la collaboration de Philippe Forest, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997 (désormais Pléiade, t. I).]][34], le personnage de Roland, ouvrier agricole, éprouve du désir pour Paul. Le narrateur représente la naissance du désir de Roland de manière indirecte, par la description objective de ce qui a fait naître ce désir, en l’occurrence les signes qui indiquent la qualité de citadin au vert de Paul : « Il était habillé de gris clair, avec un chapeau de paille et des souliers découverts ; et une chaîne de montre. »[[[35] Pléiade, t. I, p. 318.]][35] Plus loin, c’est de la même manière objective que se trouve décrit Paul que Roland regarde se baigner : « De la berge, Roland regarde Paul dans l’eau, son caleçon blanc traversé par l’eau courante, n’oubliez pas qu’il fait la planche. Une flèche rousse remonte au milieu de son ventre. Un brusque mouvement des jarrets ride l’eau. »[[[36] Ibid., p. 320-321.]][36] Les faits sont présentés tels quels, sans aucun jugement de la part du narrateur, qui traite par ailleurs l’homosexualité exactement comme l’hétérosexualité, car de Marceline et de Roland, tous deux tournés vers le même homme, il déclare simplement : « Il n’y a qu’une chose qu’ils ne s’avouent pas, un autre lien plus fort, une communauté de désir : tous deux pensent au même homme roux, et blanc comme une laitue. »[[[37] Ibid., p. 324.]][37] Pour les personnages non plus, l’homosexualité d’autrui ne semble guère de nature à provoquer un jugement ; tout au plus Thomas, qui a reçu un baiser de Roland, trouve-t-il cela « drôle »[[[38] Ibid., p. 322.]][38].
L’héroïne de « La Femme française », dernier texte du Libertinage, fait calmement part à son amant de son attrait pour les femmes aussi bien que pour les hommes. Même si elle note : « Au vrai, je n’aime pas beaucoup les caresses des femmes »[[[39] Ibid., p. 409.]][39], il n’en reste pas moins qu’il lui arrive de goûter celles de son amie Mathilde, et ses lettres sont émaillées de phrases de ce type : « Le fait est que j’aime rudement, homme ou femme, toucher le corps qu’un rêve de l’amour déjà possède. », « il ne me reste qu’à sourire, à manier mon éventail, et à fixer de façon un peu gênante deux ou trois hommes, et quelques femmes, qui me plaisent : décolletés et pantalons »[[[40] Ibid., p. 422 et p. 432.]][40]…
2. Deux « parties » de La Défense de l’infini, à savoir le « Projet de 1926 » et Le Con d’Irène (1928), sont riches en personnages ayant des pratiques homosexuelles, et, comme dans Le Libertinage, les « habitudes sexuelles » sont mentionnées sans être étiquetées, ni évaluées. Tout comme la « femme française », les femmes du Con d’Irène[[[41] Le Con d’Irène a paru de manière clandestine et anonyme en 1928 : Le Con d’Irène, s.l.n.d. [avril 1928] ; nous le citons dans l’édition suivante : Aragon, La Défense de l’infini, édition renouvelée et augmentée par Lionel Follet, [Paris], Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997 (désormais Défense).]][41] sont tentées par les amours féminines, et cela est dit de manière à souligner leur force morale. Dans le chapitre [5], l’on apprend ainsi du père de Victoire que celle-ci ne fait pas de distinction entre les hommes et les femmes, et ce, dans un discours tout empreint d’admiration et d’amour : « Elle s’est montrée à moi dans les bras de tous les hommes qu’elle a eus, je crois bien de tous. Je l’ai même vue avec des servantes. Elle est devenue une vraie femme, solide… »[[[42] Défense, p. 281.]][42] Dans le chapitre [11], l’on apprend que la fille de Victoire, Irène, ne partage pas le goût de sa mère pour les femmes. « Bien sûr qu’elle a essayé », précise cependant le narrateur, avant d’ajouter : « C’était tout simple, et puis tentant. »[[[43] Défense, p. 301. ]][43] Le « Projet de 1926 »[[[44] Le « Projet de 1926 » n’a pas été publié du vivant d’Aragon. ]][44] (chapitres [17], [18] et [20]) présente, quant à lui, un trio amoureux : Gérard, éperdu de désir pour Blanche, partage par ailleurs ses jeux érotiques avec Firmin, et c’est avec ce dernier que Blanche finit par se marier. La scène où se rencontrent les deux hommes, où le désir naissant est suggéré par des détails, n’est pas sans rappeler celle des « Paramètres »[[[45] Lionel Follet a déjà rapproché le Roland des « Paramètres » et le Gérard du « Projet de 1926 », dans Défense, p. 81. C’est tout autant pour des raisons stylistiques que nous faisons de même.]][45] :

Au fond de la grange où sur des clayonnages mûrissaient des fruits amers, il rencontra Firmin la bouche ouverte. Firmin regardait venir Gérard. […] Les mains sur le bord d’une claie se crispaient. Les mains de Gérard atteignirent aussi le bord de cette claie. Eh bien, eh bien ? Les yeux, les yeux.[[[46] Défense, p. 80.]][46]

L’homosexualité est donc représentée de manière inaccoutumée, nous semble-t-il : elle n’est pas pas stigmatisée, mais elle n’est pas davantage louée. C’est bien une pratique neutre du point de vue moral.

L’homosexualité, un thème à construire

Dans la plupart des exemples donnés ci-dessus, le narrateur ne dit pas explicitement le désir homosexuel ; il se contente de montrer les objets particuliers sur lesquels il se fixe ou les scènes où il trouve à se réaliser, de sorte que la présence du thème homosexuel est bien souvent comme à construire à partir d’indices. Le lecteur est invité à lire les textes comme s’il se trouvait au « pays du Petit Poucet »[[[47] Défense, p. 175.]][47]. Le conte « Le Grand Tore » [[[48] Ce conte a été l’objet d’une prépublication dans : Littérature, n. s., n° 7, 1er décembre 1922.]][48] du Libertinage est emblématique de ce type de lecture[[[49] Sur la lecture comme recherche de traces, voir : Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire [1986], Paris, Flammarion, trad., 1989.]][49] : la critique passe à côté des petits cailloux qu’égrène le narrateur du conte, à l’exception de Daniel Bougnoux, qui, tout en les remarquant, ne comprend pas bien dans quelle direction ils le mènent.
Du « Grand Tore », on a écrit qu’il est « énigmatique »[[[50] Claudine Lacroix-Mesliand, « Collages et adages : armes pour un libertinage. Voyage à travers Asphyxies et Le Grand Tore », in Sur Aragon. Le Libertinage, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1986, p. 223-237 ; l’affirmation relevée se trouve p. 229.]][50], et, de son côté, Daniel Bougnoux note : « Cette histoire […] ne se laisse pas aisément déchiffrer. Que comprendre à la première lecture du Grand Tore ? […] / […] De quoi traite Le Grand Tore ? »[[[51] Pléiade, t. I, p. 1142.]][51] Selon nous, « Le Grand Tore » « traite de » l’homosexualité et de la bisexualité, mais, plus encore que dans « La Femme française » et dans « Les Paramètres », le sujet se manifeste de manière allusive.
1. Tous les personnages masculins du « Grand Tore » – Sullivan, qui épouse Concepcion, Boris, ancien ami de Sullivan, Joseph, ami présent de Sullivan – goûtent ou ont goûté les amours masculines. Joseph apparaît ainsi dans le texte : « Joseph se lève et sort. Les pissotières le reçoivent comme des sœurs. A travers leur tôle étoilée il surveille les ombres glissantes. »[[[52] Ibid., p. 404.]][52] C’est là une allusion aux rencontres homosexuelles furtives qu’abritaient les vespasiennes. Si l’on comprend cela, l’on comprend dès lors que c’est à des rencontres du même type que le narrateur fait allusion un peu plus loin : « Joseph frissonne aussi mais c’est de la fièvre. Il prend trop de goût à certaines pratiques, ce garçon. »[[[53] Ibid., p. 405.]][53] Quant à Boris, on saisit ce qu’il trouve à ce point comique dans la lettre où il apprend le mariage de son ancien ami Sullivan (comme le note le narrateur : « Boris lit le faire-part de son ancien camarade australien. Il est pris d’une hilarité sans mesure. Ne ris pas si fort, jeune homme pâle, des dents luisent au coin des rues. »[[[54] Ibid.]][54]), si l’on devine ce qui se cache sous le terme de « camarade ». L’on y est invité par l’allusion de la fin de la lettre au désir que d’autres hommes pourraient éprouver pour Boris. D’ailleurs, l’on apprend ensuite que Boris finit par rencontrer un de ces hommes, d’où ce dialogue :

Nous sommes quelques-uns, dit Boris à ce compagnon taciturne, qui ne pouvons plus nous passer de cela. Le besoin frénétique des trottoirs et des surprises. Nous n’aimons que les ombres sans visage, les ombres douces du hasard. – Mais, dit le quidam, n’avez-vous jamais songé à prendre femme ?[[[55] Ibid., p. 406.]][55]

De Sullivan aussi, le texte invite à deviner qu’il est bisexuel, en particulier dans le passage suivant, qui prend place lors de son mariage : « […] de l’église au repas sous le platane, ces images défendues dans la tête de Sullivan. Le soir habillé en boxeur apparaît debout sur l’horizon. »[[[56] Ibid., p. 405.]][56] La métaphore du boxeur vient comme préciser le contenu des « images défendues » qui occupent l’esprit du jeune marié, la deuxième phrase pouvant être considérée comme relevant de son point de vue. La façon dont le narrateur décrit ensuite l’attitude de Sullivan après la cérémonie corrobore l’hypothèse[[[57] Ibid., p. 406.]][57] :

Mais [Sullivan] fait un petit tour en ville pendant que sa femme se déshabille. Une idée comme ça.
Pure coïncidence, il pense à Boris. a ne le fait pas rire, lui. […] Des régiments passent l’œil extatique. […] A minuit les cuirassiers sortent de la Pépinière. En attendant le jeune marié m’a l’air de ne plus savoir ce qu’il fait. […]
Qu’il tarde Sullivan. Ce n’est pas tant qu’il tarde, mais il est en tête-à-tête avec son passé […].

L’indication : « Pure coïncidence », relève de l’ironie du narrateur, à moins qu’elle n’exprime le point de vue de Sullivan, la manière dont il se berce d’illusion à propos de Boris, qu’il pensait avoir oublié. Le narrateur suggère que l’errance de Sullivan est due à sa difficulté à faire face à sa nuit de noce et à son désir de la remplacer par des rencontres masculines. La mention des soldats qu’il rencontre sur son chemin suffit à suggérer le désir qui naît en lui à ce moment-là, selon la technique que nous avons déjà relevée dans « Les Paramètres », en particulier. D’ailleurs, au cours de son errance, Sullivan rencontre Joseph et l’emmène chez sa nouvelle épouse, et c’est en sa présence qu’il veut la forcer à quelque chose qu’elle refuse, dont Daniel Bougnoux se demande ce dont il s’agit : « Qu’exige Sullivan de sa jeune épouse, et quelle part prend Joseph à sa dépravation ? »[[[58] Ibid., p. 1142. On notera incidemment le vocabulaire moral qui se glisse sous la plume de Daniel Bougnoux.]][58] Notons simplement, en guise de réponse, que c’est seulement stimulé par la présence de Joseph qu’il peut envisager de consommer sa nuit de noces, et que la jeune épousée s’exclame : « Mais Sullivan, Sullivan, pourquoi m’avoir épousée ? »[[[59] Ibid., p. 406.]][59]
2. L’on peut maintenant tenter de répondre à la question que pose Daniel Bougnoux sur l’identité, ou la nature, des « ombres menaçantes » qui peuplent « Le Grand Tore » : « Quelles sont ces ombres menaçantes, bien proches des hombres dans la langue de Concepcion ? »[[[60] Ibid., p. 1142.]][60] En réalité, Daniel Bougnoux y répond quasiment lui-même par la précision qu’il apporte, à savoir que ces ombres sont « bien proches des hombres dans la langue de Concepcion », c’est-à-dire proches phonétiquement du mot qui signifie « hommes » en castillan. Le contexte de diverses occurrences du mot vient étoffer cette piste. Les « ombres » apparaissent pour la première fois dans les vespasiennes où se rend Jules, lieu de rencontres masculines ; elles apparaissent peu après dans ce passage, qui commence par un jeu de mots : « Les ombres n’ont cure des desseins des hommes. Les voilà qui s’échappent et s’infiltrent entre les maisons. D’où viennent-elles ? Ombres, ombres, prenez garde : vous êtes le désordre et la perdition. »[[[61] Ibid., p. 405.]][61] Elles ressurgissent aussi précisément au moment de la rencontre homosexuelle entre Sullivan et Jules : « Le jeune homme [Sullivan] revient en griffant les murs. Une ombre encore une ombre. Mon cher Joseph vous ici. Curieuse rencontre »[[[62] Ibid., p. 406.]][62], et reviennent aussi dans le dialogue entre Boris et un homme de rencontre, que nous avons vu plus haut. Par conséquent, les ombres sont sans doute les hommes qui sortent à la tombée du jour pour errer dans les rues à la recherche de compagnons de jeux érotiques.
La présence à construire du thème homosexuel de ce conte soulève la question suivante : pourquoi Aragon offre-t-il une représentation presque cryptée de l’homosexualité dans certains de ses textes des années vingt, alors que l’homosexualité est clairement dite dans d’autres ? Si le poids de l’homophobie le conduit peut-être parfois à une certaine discrétion, nous voyons là, sans doute davantage que de la discrétion, la manifestation d’enjeux de poétique. Aragon, comme les autres surréalistes, se fait fort d’écrire des textes qui demandent la participation active du lecteur pour recevoir du sens. Le cryptage épisodique de l’homosexualité permet aisément de susciter l’activité herméneutique du lecteur, encore que ce ne soit pas le seul thème qui puisse subir un cryptage : l’on trouve, dans La Défense de l’infini au premier chef, nombre de passages portant sur des sujets divers, dont le sens échappe.

Des « plaisirs partiels » à l’orgie et à la « défense de l’infini »

En réalité, la réflexion sur le désir homosexuel est à inclure dans une réflexion plus large sur le désir tout court. Pour Aragon, en effet, le désir repose par essence sur l’indistinction, si bien qu’il existe un continuum entre homosexualité et hétérosexualité. Toutes les distinctions communément admises, entre désir hétérosexuel et désir homosexuel, entre personne hétérosexuelle et personne homosexuellle, mais aussi entre tel objet féminin du désir et tel autre, entre tel objet masculin du désir et tel autre, toutes ces distinctions reposent sur des présupposés sociaux, pyschologiques, politiques, moraux, à rejeter. Elles cherchent avant tout à assigner à des « personnes » à la psychologie stéréotypée une place bien définie dans une société ainsi figée et conservée.
1. Les écrits d’Aragon le proclament avec force : le désir est transitoire – il peut se porter sur une infinité d’objets différents. La « femme française » le déclare sans ambages : « Aimer que veux-tu, n’est pas une question de personne. Il y a déjà quelque absurde anomalie à te réserver certains privilèges. »[[[63] Ibid., p. 419. ]][63] La déclaration de cette femme concerne donc aussi bien les hommes que les femmes. Mais c’est sans doute encore trop dire : dans l’érotisme, c’est la notion même de « personne » qui se dissout, telle qu’elle est définie par la psychologie traditionnelle, qui repose sur le repérage de « caractères », au sens classique du terme.
Le désir, ensuite, est métonymique – il se porte sur des éléments partiels des corps. Nous avons vu que, dans les scènes de rencontre du Libertinage et du « Projet de 1926 », le regard de l’un se trouve attiré par telle partie du corps ou tel pièce du vêtement de l’autre, et que la naissance du désir est suggérée par la simple mention de cette partie ou de cette pièce vue. Dans « La Femme française », cette caractéristique du désir est explicitée :

Pas une rencontre qui ne soit partielle. Je m’explique, je n’ai encore jamais trouvé quelqu’un qui m’ait semblé le prête-nom d’un mystère un peu général. Un individu ne me donne guère par malchance que la curiosité d’un tic, d’une ride, d’un détail.[[[64] Ibid., p. 431-432.]][64]

Deux critiques ont remarqué l’aspect métonymique du désir de la « femme française », de façon fort juste, Françoise Douay-Soublin, qui parle d’« émiettement […] d’une métonymisation radicale », et Daniel Bougnoux, qui évoque « sa conscience irrémédiablement métonymique »[[[65] Françoise Douay-Soublin, « Figures perverses. De La Femme française à l’Irène d’Aragon », in Sur Aragon. Le Libertinage, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1986, p. 247-255 (citation p. 254) ; Daniel Bougnoux, in Pléiade, t. I, p. 1147.]][65]. On pourra remarquer qu’ils semblent manifester leur réprobation sur ce point par le choix de termes à connotation négative et, pour ce qui concerne la première, par l’emploi du mot « perverses » dans le titre de son étude.
Le désir est métonymique aussi, inversement, parce que chaque partie du corps est douée de sa propre force de désir et de plaisir ; et c’est même une affirmation polémique sous la plume d’Aragon, qui cherche à lutter contre la pauvreté du plaisir. C’est dans Le Paysan de Paris (1926), autre œuvre d’Aragon, qu’on en trouve la formulation la plus claire :

C’est pour moi un sujet d’étonnement toujours renouvelé que de voir avec quel dédain, quelle indifférence de leurs plaisirs les hommes négligent d’en étendre les domaines. Ils me font l’effet de ces gens qui ne se lavent que les mains et le visage, quand ils croient devoir limiter en eux les zones de la volupté. […] Des localisations grossières, voilà tout ce que l’homme a dégagé de l’expérience individuelle.[[[66] Aragon, Le Paysan de Paris [1926], in L’Œuvre poétique, t. III, 1926, Paris, Livre Club Diderot, 1974, p. 127-128.]][66]

Le héros du Cahier noir, autre section de La Défense de l’infini, fait chorus, en des termes voisins :

Et même cette fureur des corps, dont je voyais généralement abandonner l’étude dès les leçons élémentaires, était toujours pour moi la source de découvertes renouvelées. Les détails infinis de la volupté, les chemins sans nombre du plaisir, j’avais à les apprendre le même émerveillement qu’à la première révélation.[[[67] Le Cahier noir a paru d’abord dans La Revue européenne, n° 36, février 1926, p. 1-17 et n° 37, mars 1926, p. 28-38. Il est repris dans l’édition de La Défense de l’infini due à Lionel Follet, où nous le citons : Défense, p. 117.]][67]

2. Le désir ainsi conçu trouve à s’exprimer de façon privilégiée dans l’entremêlement de corps indistincts, ainsi que le montre le conte du Libertinage « Paris la nuit »[[[68] « Paris la nuit » a été publié à Berlin, sans date, en 1923, sous le titre « Paris, la nuit, les plaisirs de la capitale, ses bas-fonds, ses jardins secrets », par la maison Malik Verlag ; il a été repris dans le recueil Le Libertinage en 1924. Nous le citons dans Pléiade, t. I.]][68], où les deux formes de métonymies sont évoquées ensemble au cours d’une scène orgiaque qui se déroule « dans une salle sombre où cent personnes peut-être se devinent »[[[69] Pléiade, t. I, p. 394.]][69] :

Il se formait peu à peu dans chaque esprit une espèce de monstre, assemblage au hasard des morceaux d’hommes et de femmes qui éveillaient tour à tour un désir passager. […]
Je connais des parties de mon corps qui se croient toujours frustrées aux dépens de leurs voisines. Je connais des coins de ma peau qui ont des instincts propres et contradictoires. Ceci aime écraser, et cela… mais qu’importe l’objet de tout ce délire ? […]
Chacun devenait dans ce chaos le lieu géométrique de quelques plaisirs partiels. L’ardeur de chacun se distribuait à plusieurs, toute la salle était une corde embrouillée par un espiègle : je donne ma langue aux chats. Il se trouvait que chacun satisfaisait à plusieurs vices et en satisfaisait plusieurs
[[[70] Ibid., p. 394-395.]][70]

De fait, la sexualité telle qu’elle apparaît dans les œuvres qu’Aragon écrit à l’époque, tend à l’orgie. Or, on trouve une définition fort intéressante de l’orgie sous la plume d’Aragon ; elle apparaît dans un texte de 1969 où il rapporte la conversation qu’il a eue avec BuÔuel une quarantaine d’années plus tôt :

Connaissant assez, chez BuÔuel, une certaine frontière du dégoût, j’entrepris de le convaincre que l’orgie commence où se fait un certain
bariolage de ses participants
[…] C’est à la multiplicité des hommes que l’orgie mérite son nom, et pour ce qu’elle suppose de désordre, de refus des limites, l’orgie implique le non-choix des partenaires immédiats, la variation sans frein des rapports sexuels, donc (aussi bien des hommes que des femmes) l’homosexualité. […]. Depuis une dizaine d’années on lui avait inventé un nom plus vulgaire, moins redondant : la partouse
.[[[71] Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit [1969], in Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon, t. XLII, Paris, Robert Laffont, 1974, p. 211 et 213.]][71]

Si Aragon en est alors venu à parler de l’orgie avec BuÔuel, c’est parce que La Défense de l’infini devait, d’une certaine manière, faire revivre « les orgies des dernières heures royales »[[[72] Ibid., p. 211.]][72]. Aragon n’a jamais achevé La Défense de l’infini, mais l’orgie n’en est pas absente pour autant. Dans le « fragment Nancy Cunard » « Il y a une heure où », qui se déroule dans le Montmartre des plaisirs, Anne, qui regarde Gaston lutter avec un lutteur professionnel, échange des gestes érotiques avec Armand tout en observant Prudent à la dérobée, dont l’esprit est tout occupée de pensées érotiques pour Irène. Il y a bien là une orgie au moins imaginée, ainsi soulignée : « Lequel des trois ? Elle [Anne] se sent la femme de ces trois hommes d’un seul coup. »[[[73] Défense, p. 183.]][73] Dans Le Con d’Irène, on trouve la mention désenchantée d’orgies[[[74] Ibid., p. 264.]][74], et les dessins d’André Masson illustrant l’ouvrage viennent encore expliciter le motif en 1928[[[75] L’édition de La Défense de l’infini qu’a offerte Lionel Follet en 1997 comprend Le Con d’Irène, mais non les illustrations de 1928 dues à Masson ; en revance, les dessins ont été repris dans l’édition de La Défense de l’infini qu’Edouard Ruiz a proposée en 1986 : Aragon, La Défense de l’infini suivi de Les Aventures de Jean-Foutre La Bite, présentation et notes d’Edouard Ruiz, Paris, Gallimard, 1986 (dessins p. [97-103]).]][75]. De ces cinq dessins qui représentent figures complexes et enchevêtrements variés, deux paraissent particulièrement intéressants : le troisième et le cinquième[[[76] Respectivement [p. 101] et [p. 103] de l’édition de Ruiz.]][76], celui-ci parce que le fouillis des lignes du dessin est tel que les limites des corps ne sont plus assurées, celui-là parce qu’il montre un homme dont la tête est remplacée par un second phallus en érection. Ces procédés visuels suggèrent que, dans l’orgie, c’est le désir sans individualité propre qui s’exprime.
Mais La Défense de l’infini, déclare Aragon en 1969, n’avait pas seulement pour but de représenter l’orgie. Partant de l’idée que c’est la poétique même de tout roman qui est orgiaque – « l’orgie des mots, le roman, qui existe et mérite son nom par la multiplicité permise de ses participants, la liberté potentielle des rapports entre eux »[[[77] Incipit, p. 218.]][77] -, Aragon aurait voulu avec La Défense de l’infini mettre en œuvre une manière de poétique romanesque orgiaque exacerbée, en juxtaposant dans un ordre presque aléatoire les chapitres, et souvent aussi les paragraphes à l’intérieur des chapitres, chacun d’entre eux faisant entrer un nouveau personnage. Cela apparaît assez nettement dans les deux sections « Projet de 1926 » et « Fragments Nancy Cunard ».
3. L’orgie est un principe de dissolution de l’individualité telle qu’elle est pensée le plus souvent. Mais ce processus qui a lieu dans l’orgie a, plus généralement, lieu à chaque fois que le désir est libre. L’orgie est à la fois le paroxysme et la modélisation du désir. Daniel Bougnoux note ainsi à juste titre à propos du désir de la « femme française », qui ne s’accomplit pas dans des « partouses » stricto sensu : « Ici triomphe le mouvement flou, la grande pulsion ou poussée qui s’étire […] entre les êtres ; ici commence proprement la défense et illustration de l’infini, soit le travail de dé-finition de la personne rendue à l’anonymat des désirs, où l’idée de l’individu se dissout. »[[[78] Pléiade, t. I, p. 1147.]][78] On trouve aussi dans un « fragment Nancy Cunard » ce dialogue entre le narrateur et des personnages anonymes qui errent dans le Montmartre des plaisir : « Que cherchez-vous à ces quinquets, oublieux de vous-mêmes ? Nous cherchons l’oubli, disent-ils, et qu’on nous laisse en paix nous défaire au hasard. »[[[79] Défense, p. 178.]][79]
Dans la mesure même où c’est un principe de dissolution du « caractère », ou de la « personne », et de leurs implications psychologiques et sociales, le désir est le moyen privilégié d’échapper à la finitude. En particulier, avoir des pratiques homosexuelles quand on est hétérosexuel permet d’échapper à des déterminations fausses et à des limites indues. On lit dans la scène de rencontre entre Firmin et Gérard, deux personnages précédemment hétérosexuels, qui a lieu dans le chapitre [17] du « Projet de 1926 » :

Gérard ou Firmin frôle Firmin ou Gérard. Gérard, Gérard, Gérard, Gérard. Etrange absence de Blanche. Blanche, qui c’est ça ? Etrange attrait. Gérard, Gérard. Il faut en finir. Gérard. En finir. Gérard. Finir. Gérard. L’infini. L’infini, Gérard, l’infini.[[[80] Ibid., p. 80.]][80]

La thématique homosexuelle traverse l’ensemble du Libertinage et de La Défense de l’infini, et, au-delà, l’ensemble des textes qu’Aragon a écrits dans les années vingt. Etant donné l’intolérance envers les homosexuels qu’Aragon pouvait alors noter à l’extérieur et à l’intérieur du groupe surréaliste, les représentations du désir homosexuel qu’il donne à lire ne peuvent que frapper le lecteur en raison de leur neutralité axiologique. De façon plus générale, les pratiques érotiques ne font pas l’objet de jugement de valeur dans les deux œuvres ; mais remarquable aussi est le fait que les pratiques homosexuelles occupent une place particulière, parce qu’elles sont comme la preuve et le moyen d’une subversion radicale, dans tous les domaines, et non seulement dans le domaine sexuel.
A la représentation de la sexualité sont attachés des traits formels, qu’ils soient de détail, comme la métonymie, ou d’ensemble, comme l’agencement des paragraphes et des chapitres. Le dévoilement des pratiques érotiques se prête aussi particulièrement bien à la mise en place d’une lecture indicielle. Il semble donc bien qu’une poétique soit à mettre en relation avec la représentation de la sexualité et que cette poétique soit très prégnante lorsqu’il s’agit plus particulièrement de l’homosexualité. Ce ne sont là que quelques jalons d’une étude qui reste encore à mener.

Franck Merger


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers