Dits d'Aragon (4)
Recueillir ici et là quelques citations ou maximes parlantes de l'œuvre - si vaste et si diverse - d'Aragon, peut paraître entreprise dérisoire, et même dangereuse. Le risque serait de survoler et de clicher chaque ouvrage en quelques phrases. Ce risque est présent certes, mais il est aussi intéressant - par un choix qui sera personnel - de laisser un chemin parsemé de cailloux aux lecteurs, sur le siècle, ce siècle d'Aragon qui aura vu tant d'horreurs et d'espoirs, ses espoirs déçus n'ayant pas annihilé une générosité, un dévouement total pour la défense de la culture et un courage dans l'action.
Aragon aura été admiré par les uns, mais le plus souvent il fût l'un des auteurs français qui aura, plus de 30 ans après sa mort, suscité le plus d'acharnement et de haines littéraires et politiques.
Cet ensemble de citations aura pour seule ambition de faire lire ou relire l'œuvre d'Aragon et tentera de montrer les constantes qui existent depuis les premiers poèmes de Feu de joie jusqu'aux photographies légendées de la fin de sa vie.
Il sera procédé chronologiquement afin de suivre son cheminement poétique ou romanesque.
On se rapportera pour chacun des ouvrages ci-dessous à la bibliographie intégrée au site des amis d'Aragon et à l'édition des œuvres poétiques et romanesques dans la bibliothèque de La Pléiade.
De la débâcle de mai 1940 à la Libération
et de ce qui s'ensuivit (1940-1946)
Les années 1938 et 1939 voient la pression s'exercer sur le Parti communiste français après la dénonciation par le parti des accords de Munich de 1938 puis, en 1939, lors du pacte germano-soviétique avec la mise hors la loi du parti et de ses dirigeants. Rappelé sous les drapeaux à la déclaration de guerre de septembre 1939, Aragon sera intégré en mai 1940 dans une division sanitaire comme dans la 1ère guerre en qualité de médecin auxiliaire. La débâcle de la bataille de France de mai-juin 1940 va profondément marquer Aragon mais il en résultera un renouveau artistique exceptionnel avec des recueils éblouissants et un retour à la poésie rimée, à une jonglerie de vers de "contrebande" afin de déjouer la censure sous l'occupation. Les vers d'Aragon seront lus à la radio de Londres, parachutés, distribués sous forme de tracts quand ils ne seront pas publiés - légalement ou illégalement - en recueils dans diverses éditions (voir le site dans sa partie bibliographie). Aragon et Elsa vont vivre clandestinement en France, sans chercher à émigrer; ils vont connaître les dangers liés à leurs activités de résistants tout en continuant à écrire. Aragon va poursuivre l'écriture de son cycle romanesque "Le monde réel" avec les romans "Les voyageurs de l'impériale" et "Aurélien" (voir les études consacrées à ces romans sur le site).
Considérés et fêtés à la libération en août 1944, le couple, désormais célébré, sera pourtant ostracisé très rapidement par la société parisienne car la guerre gagnée sur l'Allemagne nazie et bien que le parti communiste français participât au gouvernement jusqu'au début de 1947, ce qu'on appelle la guerre froide va installer sa sinistrose et remettre bon nombre d'anciens collaborateurs sur le devant de la scène littéraire.
1941. Le Crève-Coeur
Ce recueil d'Aragon paraît en avril 1941 chez Gallimard, il est composé de 22 poèmes (voir bibliographie du Crève-cœur de ce site ainsi que la notice d'O. Barbarant in La Pléiade I p 1425 de l'œuvre poétique). Les poèmes furent composés entre octobre 1939 et octobre 1940 et publiés dans diverses revues comme Poètes Casqués ou plus curieusement au Figaro ainsi "Les lilas et les roses" par l'entremise de Jean Paulhan. Dans ce recueil, Aragon fait preuve d'un lyrisme en accord avec la gravité des évènements. D'une façon tout à fait inédite et réussie il s'essaye à une poésie courtoise et cryptée qui rappelle la poésie des poètes du moyen-âge.
"A Elsa, chaque battement de mon cœur"
(Le Crève-cœur. in La Pléiade O.P. I p. 695)
En exergue du recueil, Aragon fait très significativement entrer Elsa Triolet dans le poème; désormais, Elsa ne quittera plus l'œuvre poétique d'Aragon.
"Et j'attends qu'elle écrive et je compte les jours"
(Idem, in Vingt ans après, p. 698)
Aragon est aux armées et comme les autres militaires il attend une lettre de sa femme, ce poème atteste un caractère d'intimité du couple et la présence désormais constante d'Elsa dans son œuvre.
"Je veille Il se fait tard La nuit du moyen âge
Couvre d'un manteau noir cet univers brisé
Peut-être pas pour nous mais cessera l'orage
Un jour et reviendra le temps des mots croisés"
(Idem, in Le temps des mots croisés, p. 701)
"Le jour qui sans espoir se lève
Rêve traîne meurt et renaît
Aux douves du château de Gesvres
où le clairon pour moi sonnait
où le clairon pour toi sonnait"
(Idem, in Les amants séparés, p.705)
"Mais voici se lever le soleil des conscrits
La valse des vingt ans tourne à travers Paris"
"Dans le manteau de pluie et d'ombre des batailles
Enfants soldats roulés vivants sans autre lit
Que la fosse qu'on fit d'avance à votre taille"
(idem, in La valse des vingt ans, p. 706)
"Je me souviens d'un air qu'on ne pouvait entendre
Sans que le cœur battît et le sang fût en feu
Sans que le feu reprît comme un cœur sous la cendre
Et l'on savait enfin pourquoi le ciel est bleu"
"Et l'on verra tomber du front du Fils de l'Homme
La couronne de sang symbole du malheur
Et l'Homme chantera tout haut cette fois comme
Si la vie était belle et l'aubépine en fleur"
(idem, in Santa Espina, 1ère et dernière strophe p. 708 et 709)
"Ô frontaliers, ô frontaliers vos nostalgies
Comme les canaux vont vers la terre étrangère
La France ici finit ici naît la Belgique
Un ciel ne change pas où les drapeaux changèrent
"Nous l'avons attendu bien longtemps cette année
Le joli mois où les yeux sont des violettes
Où c'est un vin qui vit dans nos veines vannées
Et le jour a des fleurs de pommier pour voilette."
(idem, in Le printemps, p. 710)
Aragon fut cantonné à Saint-Amand-les-Eaux en avril 1940 avant le passage en Belgique en mai 1940. On observe au 7ème vers de cet extrait, les allitérations en v fréquentes chez Aragon dans son œuvre poétique.
"ça me plaît de dire Moi je"
"Je garde le secret du jeu"
(idem, in Romance du temps qu'il fait, p. 712)
Référence à Rimbaud: "Je est un autre".
"Le cœur humain n'a pas changé
Il est aussi fou sinon pire
Qu'il était du temps de Shakespeare"
(idem, in Romance du temps qu'il fait, p. 712)
T(thème fréquent chez Aragon du perpétuel Moyen-âge de l'humaine condition.
"Ô mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n'oublierai jamais les lilas et les roses
Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés
Je n'oublierai jamais l'illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d'amour les dons de la Belgique
L'air qui tremble et la route à ce bourdon d'abeilles"
(idem, in Les Lilas et les Roses, p 714)
Célébrissime poème, avec référence à la Belgique, ce poème est paru le 21/09/1940 dans le Figaro.
"Terrils terrils ô pyramides sans mémoire"
"L'accordéon s'est tu dans le pays des mines
Sans l'alcool de l'oubli le café n'est pas bon"
(idem, in Enfer-les-Mines, p. 715)
Le Nord chez Aragon est symbolisé par les terrils, les mines et leurs corons.
"L'air aux maisons oiseau strident oiseau-comète
Et la géante guêpe acrobate allumette"...
"La beauté des soirs tombe et son aile marie
A ce Breughel d'Enfer un Breughel de Velours."
(idem, in Tapisserie de la grande peur, p. 716 et 717 )
Ce poème est conçu comme une tapisserie, Aragon est proche ici de l'art d'un Jean Lurçat. Aragon par ses images évoque les vols en piqué des stukas et associe la peinture des frères Breughel à cette évocation de la guerre.
"Ma patrie est comme une barque
Qu'abandonnèrent ses haleurs
Et je ressemble à ce monarque
Plus malheureux que le malheur
Qui restait roi de ses douleurs"..
"Il est un temps pour la souffrance
Quand Jeanne vint à Vaucouleurs
Ah coupez en morceaux la France
Le jour avait cette pâleur
Je reste roi de mes douleurs"
(idem, in Richard II Quarante, p. 719 et 720)
1ère et dernière strophe de ce célèbre poème du Crève-cœur mis en musique par Colette Magny. Aragon emprunte le nom et le thème du malheur et de la dépossession à Shakespeare. Allusion claire au Bateau ivre de Rimbaud, à l'histoire de France avec Jeanne d'Arc et à la division de la France en deux zones.
Aragon a fait paraître La rime en 1940 dans la revue Poètes casqués en avril 1940. Il a voulu joindre ce texte théorique sur sa nouvelle orientation poétique à la fin de son recueil.
"Que la poésie est scandale à ceux qui ne sont pas poètes, c'est de quoi en tout temps les poètes ont témoigné, et plus qu'aucun autre cet Arthur Rimbaud qui domine les temps modernes du poème. Ce n'est pas le moindre de leurs crimes aux yeux de ceux qui chasseraient bien des poètes de la République, que ceux-ci se livrent aux confins de la pensée et de la chanson à un jeu qui déconcerte la raison pratique, comme l'écho humilie celui qui croit que la montagne se moque de lui. Je veux parler de la rime."
(idem, in La rime en 1940, p. 727)
Aragon, dans ce court texte théorique qu'il faut lire in-extenso, se revendique de Rimbaud, il cite aussi la Chanson du Roi Renaud, ce n'est pas anodin car c'est à-partir du Crève-cœur qu'Aragon sera mis en musique et que nombreux de ses poèmes deviendront des "chansons". Aragon cite par ailleurs Apollinaire, Musset, Hugo et...Barrès.
"La liberté dont le nom fut usurpé par le vers libre reprend aujourd'hui ses droits, non dans le laisser-aller, mais dans le travail de l'invention."
(idem, in La rime en 1940 p. 730)
On ne saurait être plus clair; Aragon se revendique d'une réinvention du poème rimé par un travail en profondeur tout à fait personnel.
1942. Les Yeux d'Elsa
Les Yeux d'Elsa est le premier recueil d'Aragon dans lequel Elsa apparaît dans le titre; d'autres suivront jusqu'à l'apothéose de l'imposant Le Fou d'Elsa de 1963.
Ce recueil est baigné par la lumière de Nice et de Matisse, il est composé de fin décembre 1940 à février 1942 période où le couple y réside dans une semi-clandestinité. Les Yeux d'Elsa parurent le 15 mars 1942 aux Cahiers du Rhône (voir bibliographie de ce site), maison d'édition suisse fondée par Albert Béguin, cette revue antinazie est d'obédience plutôt chrétienne. Aragon va y approfondir le lyrisme déjà présent dans le volume précédent Le Crève-cœur.
Si le Crève-cœur était le recueil de la drôle de guerre et de la défaite, on peut parler ici de recueil véritablement résistant. Aragon va puiser dans la poésie médiévale et courtoise la sève et le sang de son chant de français et de patriote. Aragon va fédérer au-delà de son propre camp et mettre dans son poème des poètes et auteurs éloignés par les siècles, la nationalité et les idées mais qui contribuent à la renaissance et au rayonnement de la culture française.
Ce "nationalisme" lui sera reproché par ses anciens amis surréalistes. Elsa Triolet est le fil conducteur de ce recueil. Le premier poème reprend le nom du recueil Les Yeux d'Elsa, le dernier est le célèbre Cantique à Elsa, vaste poème en six parties qui augure La messe d'Elsa de 1965.
Les Yeux d'Elsa est un volume important d'Aragon par la densité des images et informations qu'il recèle sur cette période sombre; il constitue aussi un enrichissement de la poésie de son auteur. Aragon va d'ailleurs pour en monter l'importance, écrire en février 1942 une imposante préface et l'intégrer à ce volume : Arma virumque cano, "Je chante l'homme et les armes" qui est le premier vers de l'Enéide de Virgile.
Aragon ajoutera en appendice en fin de volume un autre texte expliquant sa poésie, La leçon de Ribérac ou l'Europe française article paru dans la revue Fontaine, n°4 en juin 1941; il reprend également un fragment de La rime en 1940 (voir ce texte dans Le Crève-cœur ci dessus) et Sur une définition de la poésie, lettre à Joë Bousquet parue dans le n°4 de Poésie 41, mai-juin 1941.
"L'art des vers est l'alchimie qui transforme en beautés les faiblesses. C'est le secret des plus mystérieuses réussites de la poésie, française au moins. Où la syntaxe est violée, où le mot déçoit le mouvement lyrique, où la phrase de travers se construit, là combien de fois le lecteur frémit."
(in Arma virumque cano. La Pléiade O.P. I p. 743)
On retrouvera cette constante chez Aragon notamment à l'incipit du Fou d'Elsa : "Tout a commencé par une faute de français".
...j'ai toujours, pour moi, préféré le prestidigitateur qui brûle ses tours sitôt faits en les expliquant au public, à ceux qui tiennent si fort à leurs pauvres inventions qu'ils prétendent les garder pour eux.
(idem p. 745)
Pour moi, je n'écris jamais un poème qui ne soit la suite de réflexions portant sur chaque point de ce poème, et qui ne tienne compte de tous les poèmes que j'ai précédemment écrits, ni de tous les poèmes que j'ai précédemment lus.
Car j'imite. Plusieurs personnes s'en sont scandalisées. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartuferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde ne le dit pas.
(idem p. 746)
Un grand thème d'Aragon...
La liberté est une chose sacrée, j'ai horreur de la licence. Cela est vrai aussi dans la prosodie. Et c'est précisément l'amour de la liberté qui me dicte de la défendre où je puis.
(idem p. 755)
Un grand tournoi est ouvert, où je suis prêt à couronner le vainqueur, car, dans la poésie française, le vainqueur, c'est toujours la France
(idem p. 757)
Dans les circonstances présentes de la résistance à l'occupant et à ses complices, Aragon trouve ici un accent que l'on pourrait qualifier de gaullien !
Ma place de l'Etoile, à moi, est dans mon cœur, et si vous voulez connaître le nom de l'étoile, mes poèmes suffisamment le livrent...Mon amour, tu es ma seule famille avouée, et je vois par tes yeux le monde, c'est toi qui me rends cet univers sensible et qui donnes sens en moi aux sentiments humains...et qu'importe ce qu'il en adviendra, si, à l'heure de la plus grande haine, j'ai un instant montré à ce pays déchiré le visage resplendissant de l'amour.
(idem p. 718)
Dans le dernier paragraphe de sa préface, Aragon rend un hommage à la femme aimée; les yeux d'Elsa éclairant le visage de l'amour contre la nuit.
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire
...
Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
(Les yeux d'Elsa pp. 759 et 760)
1ère et dernière strophe de ce beau poème qui ouvre le recueil; ce poème sera mis en musique par Jean Ferrat et d'autres...
Interférences des deux guerres je vous vois
Voici la nécropole et voici la colline
Ici la nuit s'ajoute à la nuit orpheline
Aux ombres d'aujourd'hui les ombres d'autrefois
(idem, in La nuit de Mai p. 761)
Aragon fait le lien entre les deux guerres; on pense aussi à Péguy au 2ème vers avec les deux "voici"
A-t-il fait nuit si parfaitement nuit jamais
Où sont partis Musset ta Muse et tes hantises
Il flotte quelque part un parfum de cytises
C'est mil neuf cent quarante et c'est la nuit de Mai
(idem, in La nuit de Mai p. 762)
Aragon dialogue avec Musset et rend ici hommage au romantisme.
La France sous nos pieds comme une étoffe usée
S'est petit à petit à nos pas refusée
Dans la mer où les morts se mêlent aux varech
Les bateaux renversés font des bonnets d'évêque
Il monte dans le soir où des chevaux pourrissent
Comme un piétinement de bêtes migratrices
Je crierai mon amour comme le matin tôt
Le rémouleur passant chantant Couteaux Couteaux
(idem, in La nuit de Dunkerque, extraits pp. 762 et 763)
Réalisme des souvenirs de Dunkerque et de l'évacuation; l'amour toujours réaffirmé.
Nous savons maintenant ce que c'est que la nuit
(idem, in La nuit d'exil p ;764)
Reverrons-nous jamais le paradis lointain
Les Halles l'Opéra la Concorde et le Louvre
Ces nuits t'en souvient-il quand la nuit nous recouvre
La nuit qui vient du cœur et n'a pas de matin
(idem, in La nuit d'exil p. 765); (
La nostalgie de Paris étreint le couple parisien...
Ô nuit en plein midi des éclipses totales
Triste comme les rois sur leurs photographies
(idem, in La nuit en plein midi p. 767)
Il me souvient de chansons qui m'émurent
Il me souvient des signes à la craie
Qu'on découvrait au matin sur les murs
Sans en pouvoir déchiffrer les secrets
(idem, in Les larmes se ressemblent p. 770)
Beau poème chanté par Marc Ogeret où Aragon se souvient de l'occupation de la Sarre en 1919, on retrouvera ce souvenir dans le Roman inachevé.
Ô ma France Ô ma délaissée
J'ai traversé les ponts de Cé
(idem, in C p. 771)
Poème mis en musique par Francis Poulenc.
Et la vie a passé comme ont fait les Açores
Dit le poète Vladimir Maïakovski
(idem, in L'Escale p. 773
Avec l'évocation de Maïakovski, compagnon de la sœur d'Elsa, c'est souligner la résistance des russes face aux armées allemandes.
Les temps troublés se ressemblent beaucoup
(idem, in Plainte pour le quatrième centenaire d'un amour p. 774)
S'il se pouvait un chœur de violes voilées
S'il se pouvait un cœur que rien n'aurait vieilli
Pour dire le descort et l'amour du pays
S'il se pouvait encore une nuit étoilée
S'l se pouvait encore
...
Je n'oublierai jamais pour ses fleurs la muraille
Je n'oublierai jamais
Les morts du mois de Mai
(idem, in Plainte pour le grand descort de France pp. 777 et 778)
Aragon se plaint du sort malheureux de la France dans une prosodie médiévale; il fait allusion aux morts de mai 40 et ceux des fusillés de la Commune.
La tendresse d'aimer a l'accent des guirlandes
(idem, in Chanson de récréance p. 779)
A Tours en France où nous sommes reclus
...
On aura beau rendre la nuit plus sombre
Un prisonnier peut faire une chanson
(idem, in Richard Cœur-de-Lion p. 780)
Aragon fait référence à leur emprisonnement à Tours au cours d'un passage de la ligne de démarcation vers Paris et fait un parallèle avec le roi Richard Cœur-de-Lion prisonnier lui aussi.
Alain vous que tient en haleine
Neige qu'on voit en plein mois d'août
Neige qui naît je ne sais d'où
Comme aux moutons frise la laine
Et le jet d'eau sur la baleine
Vous me faites penser à ce poète qui s'appelait Bertrand de Born presque comme vous
(idem, in Pour un chant national p. 781)
Le sang refuse de se taire
Que le long chapelet de France égrène enfin ses terribles pater ses terribles avé
(idem, in Pour un chant national p. 783)
J'empêche en respirant certaines gens de vivre
Je trouble leur sommeil d'on ne sait quel remords
Il paraît qu'en rimant je débouche les cuivres
Et que ça fait un bruit à réveiller les morts
(idem, Plus belle que les larmes p. 785)
Ce poème est une réponse à Drieu la Rochelle qui avait dénoncé les poèmes d'Aragon parus en revue en disant "que c'était cousu de fil rouge"!
Vous pouvez condamner un poète au silence
Et faire d'un oiseau du ciel un galérien
Mais pour lui refuser le droit d'aimer la France
Il vous faudrait savoir que vous n'y pouvez rien
(idem, in Plus belle que les larmes p 786)
C'est déjà François la Colère qui parle...
Oui deux sœurs qu'uniront ici mes stratagèmes
Et Lili comme toi faite pour les chansons
Ecoute à tout jamais son poète que j'aime
(idem, in Cantique à Elsa p. 795)
Relevons ici l'apparition de Lili Brik, la sœur d'Elsa, et de Maïakovski. L'URSS est ici évoquée au moment où celle-ci doit faire face aux offensives allemandes sur la Crimée.
Je tresserai mes vers de verre et de verveine
Je tresserai ma rime au métier de la fée
Et trouvère du vent je verserai la vaine
Avoine verte de mes veines
Pour récolter la strophe et t'offrir ce trophée
(idem, In Cantique à Elsa p. 796)
On soulignera les allitérations en v dont Aragon est friand.
Un soir j'ai cru te perdre et chez nous dans les glaces
Je lisais les reflets des bonheurs disparus
(idem, in Cantique à Elsa p. 800)
Aragon fait allusion à un drame privé: la crise de péritonite qui a failli perdre Elsa en 1937.
Tu faisais des bijoux pour la ville et le soir
Tout tournait en colliers dans tes mains d'Opéra
Des morceaux de chiffons des morceaux de miroir
Des colliers beaux comme la gloire
Beaux à n'y pas croire Elsa valse et valsera
J'allais vendre aux marchands de New York et d'ailleurs
De Berlin de Rio de Milan d'Ankara
Ces joyaux faits de rien sous tes doigts orpailleurs
Ces cailloux qui semblaient des fleurs
Portant tes couleurs Elsa valse et valsera
(idem, in Cantique à Elsa, p. 803)
Partie célèbre du Cantique à Elsa dans laquelle Aragon se souvient des colliers qu'Elsa fabriquait en 1929-1930 et qu'il allait vendre chez les couturiers pour subvenir à leurs besoins.
Mon amour n'a qu'un nom c'est la jeune espérance
J'en retrouve toujours la neuve symphonie
Et vous qui l'entendez du fond de la souffrance
Levez les yeux beaux fils de France
Mon amour n'a qu'un nom Mon cantique est fini
(idem, in Cantique à Elsa, p. 803)
Dernière strophe du Cantique à Elsa; Aragon lie étroitement son amour pour Elsa et son amour de la France qui se confondent dans une même espérance.
Mais que le problème de l'art fermé est plus complexe ! Ne faudrait-il pas, avant de l'aborder, chercher son origine non dans la fantaisie du poète, mais dans les circonstances de sa vie, le monde où il vivait, l'air qu'il respirait, la société même à laquelle le confinait l'histoire?
(idem, in La leçon de Ribérac p. 811)
La poésie de résistance d'Aragon s'insère dans l'histoire des hommes et des évènements qu'ils ont à affronter.
C'est qu'alors, dans la seconde moitié du XIIème siècle, la France connut cette gloire, cet orgueil immense d'envahir poétiquement l'Europe, c'est alors qu'elle fut pour la première fois la France européenne, comme elle devait le redevenir au XVIIIème et au XIXème siècle par l'expansion de la philosophie des Lumières.
(idem, in La leçon de Ribérac p. 811)
;A méditer au XXIème siècle...
Pour moi (et d'autres sans doute), la rime à chaque vers apporte un peu de jour, et non de nuit, sur la pensée; elle trace des chemins entre les mots, elle lie, elle associe les mots d'une façon indestructible, fait apercevoir entre eux une nécessité qui, loin de mettre la raison en déroute, donne à l'esprit un plaisir, une satisfaction essentiellement raisonnable.
(idem, in Sur une définition de la poésie p. 825)
1942. Cantique à Elsa
Cantique à Elsa est paru en plaquette dans les éditions de la revue Fontaine à Alger (achevé d'imprimer le 30 mars 1942) séparément des Yeux d'Elsa peu après la publication de février 1942 (voir la bibliographie du site; cfr Les Yeux d'Elsa).
1942. Les voyageurs de l'impériale
Ce roman, le 3e du cycle "Le monde réel", paraît chez Gallimard aux derniers jours de 1942 (voir bibliographie du site). La genèse de ce roman a longuement été étudiée dans la rubrique "notes de lectures" de ce site. L'ouvrage, défiguré par la censure, ne connaîtra pas de diffusion pendant la guerre. Le texte original sera rétabli en 1947.
Aragon en apportera encore quelques modifications lors de la parution des O.R.C. en 1965.
"Oh, quelle horreur" ! s'écria Paulette. Il faisait un temps magnifique, un de ces ciels de mai où c'est un bonheur qu'il y ait des flocons de nuages, pour que quelque chose y puisse être de ce rose léger qui les rend plus bleus. "
(in Les voyageurs de l'impériale. La Pléiade O.R. I Fin de siècle ch I p. 509)
Incipit du roman
"Il était de ces hommes qui confondent amour et tempérament." (Pierre Mercadier)
(idem ch II p 521)
"Pierre était devenu par là même étranger à sa femme, parce qu'il était celui à qui l'on ment"
(idem ch II p. 521)
"Une jolie femme, l'amour...est-ce que ça ne peut pas remplir une existence?"
(idem ch II p. 522)
"Une mère, c'est un témoin irremplaçable qui s'en va: notre univers qui commence à se détruire"
(idem ch V p 534)
Aragon a terminé son roman en juin 1939, sa mère vit encore, elle mourra en mars 42 avant la parution des Voyageurs.
"Je respecte le peuple. Je ne respecte pas les bourgeois..."
(idem ch IX p. 564)
"Avec les beaux jours reviennent les forains."
(idem ch XIII p. 581)
"...le premier bienfait des biographies est de jeter sur la destinée de l'homme la lumière cruelle de l'insignifiance et de l'inutilité."
(idem ch XIV p. 590)
"Il n'y a rien de tentant comme de manquer à sa parole..."
(idem ch XXXII p. 663)
"C'est par le détour de la peinture qu'ils arrivèrent à faire connaissance."
(idem ch XLVII p. 720)
La peinture est pour Aragon un véritable langage; il s'est largement livré dans son œuvre sur ses peintres de prédilection, par exemple dans son Henri Matisse-Roman, La semaine sainte avec Géricault ainsi que dans ses écrits sur la peinture moderne.
"Les hommes veulent sans cesse croire une fois de plus au bonheur, et c'est ainsi qu'ils se rendent épouvantablement malheureux."
(idem ch L p. 739)
"Les journées sont longues et pareilles. Pour s'occuper la tête, il n'y a que les femmes."
(idem ch LIV p. 759)
"Il alluma un flambeau et se regarda dans la glace de l'armoire."
(Deux mesures pour rien I - Venise - ch III p. 808)
Importance du thème des "miroirs" dans l'œuvre d'Aragon.
"Une perversité en lui. Tué à Venise..."
(idem ch VI p. 822)
Rappel du suicide manqué à Venise en 1928 suite à la rupture avec Nancy Cunard.
"Le jeu, c'est cela...le jeu, c'est la disqualification de l'attention, du désœuvrement, de la vie...toutes les notions faussées...les proportions changées...le théâtre de l'homme seul."
(idem ch VI p. 823)
"Dormir. Dormir seul. Seul jusque dans ses rêves. Des rêves merveilleusement déserts. Des forêts sans oiseaux stupides, sans eaux murmurantes. Seul comme jamais, seul, comment dire ? propre. Oui, c'est cela: propre d'autrui. Propre comme des draps où personne plus ne bouge. Des draps sans petits soupirs, sans haleine, sans sursauts. Une plaine, à la fin. Une interminable plaine intérieure."
(idem ch VI p. 826)
"Le spectacle de la jeunesse est la vengeance de l'homme mûr."
(idem ch VII p. 828)
"L'argent brouille tout, absolument tout...L'argent est une chose bestiale."
(Deux mesures pour rien. II Monte-Carlo ch II p. 839)
"Un long gant noir en plein jour sur le trottoir d'une ville passante..."
(idem ch III p. 846)
"Certaines nuits, elle exagérait, elle se complaisait vraiment dans la conversation d'êtres falots, auxquels Mercadier ne comprenait pas qu'on pût adresser la parole."
(idem ch V p. 852)
Allusion à Nancy Cunard.
"C'est extraordinaire l'application de l'âge à détruire un homme, ça n'oublie rien, ça ne laisse pas un brin de jeunesse dans le front, près de l'oreille..."
(Deuxième Partie. Vingtième siècle ch IV p. 888)
"La bande à Bonnot devint l'obsession majeure à l'école. Elle fit oublier la guerre. On ne peut pas avoir peur de deux choses à la fois."
(idem ch VI p. 905)
"Notre vieillesse ce n'est rien. Le terrible c'est la vieillesse des autres."
(idem ch XVII p. 947)
"Rien ne rappelle plus cet homme jeune et pâle aux vêtements recherchés l'enfant de jadis qui courait en haut de la montagne pour y voir "l'autre côté des choses".."
(idem ch XXIII p. 983)
"Comment était-ce donc cette phrase de Schumann dans la vie du Poète? Pas les mots de Heine, le chant...La vie était inexplicable et bouleversante. Terrible comme les baisers qu'on garde entre ses doigts joints..."
(idem ch XXV p. 996)
"Toute ma vie, j'ai eu une espèce de dégoût pour les mioches" (Pierre Mercadier)
(idem ch XXVI p. 1004)
"Une nouvelle femme, c'est comme une fenêtre qu'on ouvre...le mystère...le large...c'est doux comme de marcher dans la nuit..."
(idem ch XXXIII p. 1039)
"La peur, cette forme terrible de la vieillesse."
(idem ch XL p. 1070)
1942. Brocéliande
C'est également dans les derniers jours de 1942 que paraît ce poème aux éditions de La Baconnière (Neuchâtel), le 30 décembre. (voir la bibliographie dans ce site). Aragon a donné son poème à l'éditeur suisse Albert Béguin de préférence à Gallimard, peut-être pour se venger de la lenteur de publication des Voyageurs, roman par ailleurs ignoblement mutilé par la censure allemande. Brocéliande, comme Exil de Saint-John Perse, va paraître en Suisse et distribué en France. Comme Le Crève-cœur et Les Yeux d'Elsa, ce recueil assez hermétique va cependant connaître un grand retentissement et continuer en vers libres ou classiques, le lyrisme de contrebande des précédents recueils. Aragon évoquera les légendes médiévales de la forêt de Brocéliande et de l'enchanteur Merlin, les détournant de leur contexte en les réactualisant dans la période d'occupation et de résistance. Un soin particulier fût apporté par Aragon et l'éditeur à l'édition de ce volume, un portrait d'Aragon y figurant en frontispice. On lira avec profit la notice de Brocéliande de Marie-Thérèse Eychart (La Pléiade Œuvre poétique I p 1492 à 1491.)
"Rien ne finit jamais comme on voit dans les livres"
(in Brocéliande La Pléiade O.P. I, I D'une forêt qui ressemble à s'y méprendre à la mémoire des héros p. 835)
"La vie est une avoine et le vent la traverse"
(idem p. 835)
"Les rêves de chez nous sont mis en quarantaine"
(idem p. 836)
"Le chèvrefeuille naît du cœur des sépultures"
(idem p. 836)
Le chèvrefeuille est symbole d'espérance mais il prend racine dans la souffrance et la mort des résistants.
"Et la lumière est rousse où bondit l'écureuil
(idem p. 837)
Allusion à la chevelure rousse d'Elsa?
"Brocéliande brune et blonde entre nos bras
Brocéliande bleue où brille le nom celte
Et tracent les sorciers leurs abracadabras"
(idem p. 837)
Aragon vise ici les sorciers maléfiques de la collaboration et leurs maîtres.
"Est-ce que vous n'entendez pas le bruit de crin que font les sauterelles
Des ossements futurs grincent dans les céréales"
(II. Prière pour faire pleuvoir qui se dit une fois l'an sur le seuil de Brocéliande à la margelle de la fontaine de Bellenton p. 838)
Symbolique des plaies d'Egypte et l'Apocalypse sur la France.
"Pluie aux doigts de musique
Pluie à la bonne odeur de mousse et de mort"
"Chère pluie à mon visage aussi douce qu'à ma terre"
(idem p. 839)
"Qu'attends-tu pour brûler ta cage et tes barreaux"
(III. Vestiges du culte solaire célébré sur les pierres plates de Brocéliande p. 841)
"Il pleut des diamants taillés des javelots des malédictions"
(IV. De la fausse pluie qui tomba sur une ville de pierre non loin de Brocéliande p. 842)
"Ecoutez L'ombre dit des noms comme des mûres
Noirs mais entre nos dents de vrais soleils fondants
Chacun d'eux qu'on taisait l'avenir le murmure
Chacun d'eux à l'appel de France répondant
Chacun d'eux à l'accent qu'il faut au sacrifice
La gloire n'eut jamais autant de prétendants"
(V. De l'arbre où ce n'est pas Merlin qui est prisonnier p. 844)
Hommage d'Aragon à ceux qui tombent sous les coups de la répression.
"Grande nuit en plein jour cymbales des symboles
Se déchire la fleur pour que naisse le fruit
Le ciel éclatera d'un bruit de carambole
Et l'homme sortira de l'écorce à ce bruit"
(idem p. 845)
"La robe d'ombre secouée a perdu partout ses pierreries
Et chaque fois que l'une tombe on entend une voix faire un vœu"
(VI. La nuit d'août p. 846)
Préscience d'Aragon pour une prochaine libération...mais ce sera deux ans plus tard en août 1944.
"Je n'ai pas perdu ta mémoire à toi non plus philosophe aux cheveux roux"
(idem p. 848)
Aragon rend hommage dans une longue litanie à ses camarades morts, fusillés par les allemands. Ici, Georges Politzer, philosophe, fusillé au Mont Valérien.
"Avenir qui ressemble aux lignes de nos mains"
(VII. Le ciel exorcisé p. 850)
1943. Matisse en France
Aragon fait paraître - très discrétionnairement - chez l'éditeur Fabiani, en février 1943, ce texte important sur Henri Matisse (voir bibliographie de ce site). Aragon tient depuis toujours Henri Matisse pour un peintre majeur du XXème siècle. Le peintre est évoqué dans Anicet, premier roman d'Aragon en 1921. En 1942, réfugié à Nice, Aragon rencontre Matisse, chez lui, sur les hauteurs de Cimiez. De leurs conversations sur sa peinture, Aragon compose ce texte intime, au plus près de la création matissienne. Aragon avait déjà écrit un autre texte paru dans le n° 1 de la revue Poésie 42: "Matisse ou la grandeur". Dans le recueil Brocéliande de fin 1942 figurait aussi en frontispice un portrait d'Aragon par Matisse. Aragon et Elsa furent en effet des modèles pour Henri Matisse, le peintre déclinant une série de dessins des deux écrivains qui aboutissent à deux portraits de grande taille qui resteront propriété du couple.
"Matisse en France" sera la pierre d'angle de la réflexion d'Aragon sur le travail de Matisse et de son importance sur la peinture française du XXème siècle. Matisse en France ouvre un sentier de création qui aboutira à ce magnifique ouvrage de 1971, "Henri Matisse-roman", à la fois livre d'art mais surtout le roman de Matisse le plus profond, ainsi que roman de son auteur car Aragon livre beaucoup de lui-même dans cette œuvre.
Enfin, "Matisse en France" prend sa place en 1943 dans les écrits de résistance de l'auteur du Crève-cœur et de Brocéliande; l'œuvre du peintre par ses couleurs, son élégance et son éthique, rejoignant les écrits du poète François la Colère.
"Devant son modèle, une femme ou une fleur, le dessin d'Henri Matisse a l'énorme chasteté de l'intelligence."
(in Henri Matisse, roman - Matisse en France - collection Quarto Gallimard 1998 p. 85)
"Le portrait est une acquisition très singulière de l'esprit humain. Un moment précieux de l'art. Mais un moment précieux de l'art. Mais un moment. Une prophétie de la photographie. Il a joué dans l'art français un rôle décisif, il en est une caractéristique essentielle à partir d'un certain moment. Mais jusqu'à un autre moment. Y sommes nous ? Je n'en suis pas juge."
(idem p 85)
"Cette femme sur cinq dessins a cinq nez différents. La ressemblance est ailleurs; la ressemblance, c'est le style. En d'autres termes, leur unité est dans l'auteur."
(idem p. 87)
"Un écrivain qui n'a pas de style s'en trouve humilié. C'est comme s'il n'existait pas...Le mystère est à double entrée: mystère de l'homme, mystère du style. Ce que Matisse veut exprimer, c'est lui-même. Son style est un moyen inventé pour s'exprimer. Et puis l'homme s'effacera. Il restera le style."
(idem p. 88)
"Si on voulait trouver un équivalent de la facilité de Matisse, il faudrait le chercher chez les musiciens. Bach pour fixer les idées. Pas beethovéniaque pour un sou, Matisse."
(idem p. 92)
"Matisse ne se passe jamais de la nature. Son modèle est choisi avec un soin particulier."
(idem p. 96)
"Au-delà du portrait, il y a l'homme qui s'exprime. Ses goûts, ses rapports avec le monde, son intelligence du monde."
(idem p. 98)
"C'est qu'il y a aussi le trac de Matisse. Le trac devant la toile blanche. Les années ont pu passer, la gloire venir: il ne s'en est jamais départi."
(idem p.104)
"L'œil bleu de Matisse qui ne dit rien. Matisse qui dit autre chose. "Le modèle, pour les autres, c'est un renseignement. Moi, c'est quelque chose qui m'arrête. C'est le foyer de mon énergie.." (conversation du 18 mars)
(idem p. 110)
"J'ai peur à mon tour de sacrifier à ces rites mystérieux et absurdes. De vous donner, braves gens, le Matisse attendu, avec sa robe de chambre morale, le chapeau de paroles, la palette, le décor breveté du génie. N'oubliez pas l'œil bleu. C'est lui qui me sauve. Le gri-gri de l'affaire. L'œil bleu...Un œil comme ça, ça ne s'invente pas. Il y a l'humour et le mystère."
(idem pp. 100 et 111)
"La découverte du modèle, quand Matisse en parle, c'est toujours le coup de foudre...Il a le coup de foudre pour une fleur, pour une plante verte, le coup de foudre pour une bassine en cuivre, pour un pot d'étain. Des femmes aussi, naturellement...Le modèle, c'est toujours le coup de foudre...Cette femme, c'était la perfection. La perfection. Pas la beauté. La perfection."
(idem pP; 113 et 116)
"Il y a peu de poètes qui soient aussi loin de leur place que l'est Charles Cros. Si j'avais ses livres sous la main, il n'y a qu'à ouvrir: je vous montrerais des Matisse partout. Nous vivons dans le temps où on ne peut pas trouver Cros quand on en a envie. On ne me comprendrait pas naguère quand je disais que le plus beau vers de la langue française était cet heptasyllabe de Charles Cros:
Amie éclatante et brune...
Mais revenons à Henri Matisse. Il n'y a pas à y revenir: c'était de lui tout le temps que je parlais."
(idem p. 131)
Aragon associe ici la poésie de Charles Cros et la peinture de Matisse; on constate qu'il reprend ce vers désignant son "amie éclatante et brune", c'est à dire Elisabeth Eyre de Lanux, la dame des Buttes Chaumont du Paysan de Paris. C'est aussi sur mon exemplaire du Mouvement perpétuel le vers de la main d'Aragon en 4e de couverture dans la cartouche "voir au dos la pensée" !
"...je songe aux suiveurs de Matisse, à tous ceux qui maladroitement ou trop habilement l'imitent, mais qui ne voient en lui pour ainsi dire que la mimique; ceux-là croient partir de ses signes, qui en réalité s'y prendront à jamais les pieds parce qu'on peut imiter la voix d'un homme, mais non pas son émotion."
(idem p. 138)
Je songe ici par exemple aux dessins de Fougeron qui sont de pâles imitations sans génie.
"...on pourrait dire qu'un dessin de Matisse est déraisonnable, en ce sens qu'il n'est jamais l'effet d'un raisonnement, jamais, puisqu'il naît d'un élan non contrôlé, de la main, non pas de l'esprit du peintre."
(idem p. 142)
"De voir en Matisse l'Européen, c'est trop ou trop peu. Sa culture s'étend bien au-delà des Flandres, d'où il part, déborde cette Méditerranée devant laquelle il vit, Tahiti, le monde arabe, les vieilles civilisations archaïques de l'Asie mineure, tout lui est bon où se nourrit cette mystérieuse faim inextinguible de connaître. Il a des oiseaux du monde entier dans sa volière. Avec cela, l'inoubliable est que Matisse est un Français. Un Français du Nord, de ceux-là qui savent le mieux unir tout ce qui fait la diversité de la France. Homme du Cambrésis, peintre français, citoyen du monde. Thème à dépelotonner."
(idem pp.; 142 et 143)
Cet extrait est un beau témoignage d'Aragon de l'universalité et du caractère français de l'art de Matisse...mais n'est-ce pas aussi un portrait politique de Maurice Thorez, le nordiste, dans son rôle d'unificateur ? On note aussi le lien qui unit Matisse et Elsa qui ont vécu à Tahiti à une période de leur vie. Les thèmes du Fou d'Elsa sont aussi présents en germe dans cet extrait.
"Matisse est une bonne image de la liberté. Je veux dire de cette liberté française qui n'est pareille à aucune autre."
(idem p. 143)
"Le mot honnêteté est généralement pris pour niaiserie dans un monde où l'illusionnisme est roi."
(idem p. 146)
"C'est sur Nice que s'ouvrent les fenêtres de Matisse. Je veux dire dans ses tableaux. Ces merveilleuses fenêtres ouvertes, derrière lesquelles le ciel est bleu comme les yeux de Matisse derrière ses lunettes."
(idem p. 146)
"Je ne sache pas qu'on ait écrit quoi que ce soit de l'humanisme chez Matisse. Cela existe. C'est très grand, et mieux que respectable. Un grand peintre peut aussi être un grand homme. C'est le cas."
(idem p. 154)
On ne peut trouver plus bel hommage de Matisse;
"L'œil bleu me regarde derrière les lunettes, la voix change : "Mais, suis-je clair ? " demande-t-il. C'est son interrogation favorite. Elle est comme un signe, elle aussi, le point où tourne la courbe de la conversation, le portemanteau invisible où se suspend un pli de draperie, dans cette grande composition que je n'aborderai pas, la fresque de Matisse vivant, son passé, son œuvre, sa pensée, et cet avenir de la seconde vie, du second Matisse qui à soixante-douze ans déclare qu'il a fini ses études, et qu'il va commencer à peindre."
(idem p. 172)
"Je ne sais ce qui nous attend. Mais je suis fier, à coup sûr, d'avoir ici longuement parlé d'Henri Matisse. En ce temps-là, dira-t-on plus tard, ils avaient du moins Matisse en France...
Matisse-en-France, cela sonne comme Le Puy-en-Velay, Marcq-en-Bareuil, Crépy-en-Valois...Matisse-en-France.
Au plus sombre de la nuit, il dessinait, dira-t-on, ces dessins clairs...
Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
Je ne vois que le soleil qui flamboie, que le soleil qui flamboie et la poussière qui poudroie...
Sur la route venaient les cavaliers. Et dans le soleil qui flamboie, ils virent Matisse-en-France, et la belle Anne avait retrouvé la vie.
Quel beau pays ! dirent-ils."
(idem p. 176)
c'est par cet émouvant chapitre que se clôture Matisse en France. "Je ne sais pas ce qui nous attend" dit Aragon. En effet, le couple était surveillé et traqué et l'on peut affirmer que ces conversations et rencontres avec Matisse ont été pour eux d'un grand secours et une grande lumière pour des jours meilleurs.
1943. En français dans le texte
En français dans le texte paraît le 13 septembre 1943 aux Editions Ides et Calandes à Neuchâtel (voir bibliographie de ce site). Ce recueil fût interdit par la censure et ne reçut qu'une diffusion clandestine. Il sera repris en 1945 avec Brocéliande dans le recueil En étrange pays dans mon pays lui-même. Comme pour les recueils précédents, Aragon a recours à la poésie de contrebande. On lira comme pour toute la poésie de résistance les notices et notes de M-Th Eychart dans le volume I de l'O.P en Pléiade.
Signalons deux poèmes importants de ce recueil: Art poétique qui sera mis en musique et chanté par Hélène Martin ainsi que les trois poèmes de la section Le domaine privé par lequel Aragon rend un hommage unique à sa mère décédée d'un cancer en 1942. C'est dans un de ces trois poèmes qu'Aragon emploie la seule fois le mot "maman", Marguerite Toucas passant depuis sa naissance pour sa sœur. Les poèmes de ce recueil furent composés du début 1942 au début 1943.
"Pour mes amis morts en Mai
Et pour eux seuls désormais
Que mes rimes aient le charme
Qu'ont les larmes sur les armes"
"Rappelez-vous que nous sommes
Féroces comme des hommes"
"Je chante toujours parmi
Les morts en Mai mes amis"
(in En Français dans le texte, O.P. I La Pléiade, Art poétique p. 873 et 874)
Cet "Art poétique" d'Aragon en heptasyllabes peut être mis en regard avec celui de Verlaine; les amis morts en Mai sont ceux morts en mai 40 mais surtout ils font référence aux fusillés au Mont Valérien de mai 42 qu'Aragon connaissaient bien, parmi-eux Georges Politzer.
"Le spleen a la couleur des bleus d'imprimerie"
(idem in Le paysan de Paris chante p. 875)
"Paris s'éveille et moi pour retrouver ces mythes
Qui nous brûlaient le sang dans notre obscurité
Je mettrai dans mes mains mon visage irrité
Que renaisse le chant que les oiseaux imitent
Et qui répond Paris quand on dit liberté"
(idem in Le paysan de Paris chante p. 876)
"C'est Paris ce théâtre d'ombres que je porte
Mon Paris qu'on ne peut tout à fait m'avoir pris
Pas plus qu'on ne peut prendre à des lèvres leur cri
Que n'aura t-il fallu pour m'en mettre à la porte
Arrachez-moi le cœur vous y verrez Paris
C'est de ce Paris-là que j'ai fait mes poèmes
Mes mots sont la couleur étrange de ses toits
La gorge des pigeons y roucoule et chatoie
J'ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus que de vieillir souffert d'être sans toi"
(idem p. 877)
Sans doute un des plus beaux poèmes sur Paris; ces strophes furent mises en musique par Léonardi et chantées par Monique Morelli.
"Ah Paris palpite après qu'il a plu
Plaira-t-il encore autant qu'il a plu"
"Je verrai toujours la Chaussée d'Antin
Ses trottoirs de Parme au pied des putains"
(in L'inconnue du printemps pp. 878 et 879)
"Mais le peuple ressemble au peuple Ses haillons
Ressemblent aux haillons de la vieille misère
Comme au désert toujours ressemble le désert
Et la bouche a toujours la forme du bâillon"
(in Absent de Paris p 881)
Aragon met des accents hugoliens dans ce poème Absent de Paris
"Les morts qu'on ne distingue pas des autres gens
Des morts de tous les jours dont nul ne sait le nom
Ceux qui sont morts un jour d'avoir répondu non
Les morts qu'on ne fait pas entrer dans la légende"
(idem p. 883)
"Je rêve à toi ma ville entre ces quatre murs"
(idem p. 885)
"Dans la vigne des nuits il monte un chant de grive"
(idem p. 888)
"De Provence ou d'Artois les hommes de chez nous
Sachant vivre debout savent mourir sans larmes"
(idem p. 889)
"Au ciel d'avril plus beau qu'un long baiser des vagues
Les nuages légers que le vent supplicie
Pour les faire passer à travers une bague
Semblent ces châles blancs que l'on fait en Russie"
(In Nymphée p. 889)
Le poème Nymphée s'inspire du Mithridate de Racine; c'est l'occasion pour Aragon de parler de façon détournée de la Russie et de la Crimée où la résistance soviétique est féroce en 1942.
"Le mot n'a pas franchi mes lèvres
Le mot n'a pas touché mon cœur
Est-ce un lait dont la mort nous sèvre
Est-ce une drogue une liqueur"
(in Le domaine privé, Le mot p. 893)
Typographiquement, Aragon a voulu séparer les trois poèmes qui constituent Le domaine privé; ces trois poèmes sont l'hommage unique d'Aragon à sa mère décédée en mars 1942 à Cahors; dans Le roman inachevé de 1956 on trouvera une autre allusion à Marguerite Toucas.
"L'armoire de bois blanc que tu couvris de roses
"Pour lui tu l'aurais peinte et non pour moi Maman"...
"Tu m'as donné ta vie en me donnant la vie"...
"Il saigne sur mon cœur des larmes de grenat"
(in Le temps des cerises pp. 894 et 895)
C'est dans ce poème qu'Aragon emploie le mot Maman pour la première et la dernière fois.
"Qu'elle ne m'attend plus et non plus ne m'entend
Lui murmurer les mots secrets de l'espérance
Ici repose enfin celle que j'aimais tant"
(in Marguerite p. 895)
C'est par ces vers que se termine Le domaine privé, Aragon a assisté aux derniers moments de sa mère en mars 1942 et lui laisse entrevoir la prochaine fin de la guerre ; ces derniers vers sont inscrits sur la tombe de Marguerite Toucas dans le vieux cimetière de Cahors.
"A la mort comme à la parade
Et jusqu'aux lèvres des statues
Je reconnais mes camarades"
(in Le jour se lève sur la Fontaine des Innocents pp. 902 et 903)
"Ils se taisaient
Alors Hugo dans ce silence
Descendit de son socle et marcha dans la rue"
(in Langage des statues p. 908)
Aragon fait descendre Hugo de sa statue comme le Commandeur face au crime et à l'injustice.
1943. Le Musée Grévin
Le Musée Grévin fut le recueil d'Aragon le plus diversement diffusé pendant la guerre soit par tracts, ou dans les éditions successives de la clandestinité ou dans l'immédiat après-guerre. Il fut publié sous le pseudonyme de François La Colère au mois de septembre 1943 à la Bibliothèque française, puis le 6 octobre 1943 aux Editions de Minuit. (voir bibliographie de ce site). Pour avoir une idée complète de l'édition du Musée Grévin, il est conseillé de lire l'étude complète de Georges Aillaud dans le n° 16 de "Les annales" p 221 à 225 (Editions Aden).
Contrairement aux recueils de contrebande qui précédent, Le Musée Grévin s'inscrit dans l'actualité brûlante de 1943. Rappelons qu'en février 1943, les soviétiques ont gagné la bataille de Stalingrad et qu'en juillet les américains débarquent en Sicile. Aragon devient François La Colère et se déchaîne dans une poésie "de circonstance" d'une grande violence contre les traîtres, cette poésie polémiste rappelle le ton de Persécuté Persécuteur. Dans un des sept grands chants, un nom, inconnu par beaucoup mais qui allait devenir tristement célèbre, est introduit dans le poème: Auschwitz. Les noms sinistres des camps de la mort circulaient déjà dans les milieux bien informés. Aragon fait appel aux figures du passé: Agrippa d'Aubigné, Dante et bien sûr Victor Hugo, celui des Châtiments.
"L'espoir palpite dans la paille des prisons"
(in Le Musée Grévin La Pléiade O.P. I p. 941)
"Il faut bien que l'aurore entre ses mains de cuivre
Consume ces rois d'ombre et leurs chantres pourris"
"Ils ont peur ils ont peur de tout ce qui respire
D'un chant près d'un berceau D'un oiseau dans l'été"
"Le bruit d'un cœur qui bat les force à se tapir
Tout est spectre pour eux chaîne château hanté"
(idem p. 943)
Ton shakespearien et lyrisme hugolien.
;
"Ma mémoire est la France et disperse la nuit"
(idem p. 947)
"Celui qui frappe avec la hache
Par la hache un jour périra"
(idem p 952)
"Moi si j'en veux parler c'est afin que la haine
Ait le tambour des sons pour scander ses leçons
Aux confins de Pologne existe une géhenne
Dont le nom siffle et souffle une affreuse chanson
Auschwitz Auschwitz ô syllabes sanglantes
Ici l'on vit ici l'on meurt à petit feu
On appelle cela l'exécution lente
Une part de nos cœurs y périt peu à peu."
(idem pp. 958 et 959)
"Et celle qui partit dans la nuit la première
Comme à la Liberté monte le premier cri
Marie-Louise Fleury rendue à la lumière
Au-delà du tombeau Je vous salue Marie"
(idem p. 959)
"Je vous salue Maries de France aux cent visages
Et celles parmi vous qui portent à jamais
La gloire inexpiable aux assassins d'otages
Seulement de survivre à ceux qu'elles aimaient"
(idem p. 960)
Dans ces strophes - plus tard mises en musique par Hélène Martin - Aragon se tient loin des poèmes "de contrebande" des recueils précédents, ses vers sont de plus en plus explicites et peuvent être compris par tous. Aragon fait particulièrement allusion à Marie-Claude Vaillant-Couturier, la veuve de son ami Paul Vaillant-Couturier.
"Je vous salue ma France où les blés et les seigles
Mûrissent au soleil de la diversité"
(idem p. 961)
Relevons le thème de la diversité !
1944. Le Crime contre l'Esprit par le Témoin des Martyrs
Les textes qui constituent Le Crime contre l'Esprit furent écrits en 1942 et 1943, ils paraissent en volume le 26 février 1944 aux éditions de Minuit dans la collection Témoignages (voir bibliographie de ce site, l'article de G. Aillaud dans le Dictionnaire Aragon aux éditions Honoré Champion, volume 2 p 934 et 935; Les Annales de la SALAET n° 15). L'année 1944 est une année charnière, c'est la dernière année d'occupation - les exactions nazies et des collaborateurs français se feront plus féroces encore - mais à partir de juin, la France, peu à peu est libérée.
"Aujourd'hui, du fond de l'illégalité, très humble, mais fidèle porte-parole de ceux qui tombèrent, c'est sous ce nom encore que je m'adresse à vous"...."que tous ceux qui savent parlent, et moi, pour ce que je sais d'une trentaine d'hommes et de femmes qui moururent pour la France, de mon mieux, je dirai ce qu'étaient ces hommes et ces femmes pour qu'on apprenne à les aimer, pour qu'on sache ce qu'ils ont voulu dire, et que le bourreau n'aura pas fait taire dans notre pays."
(in Le Crime contre l'Esprit e.o Les éditions de Minuit pp. 8 et 9)
Dès la préface, Aragon se fait le Témoin des Martyrs, il citera dans les textes qui suivent les noms des intellectuels, certains de ses amis proches, lesquels furent torturés et assassinés par les nazis et leurs collaborateurs français.
"Les étudiants de Paris sont les fils de toute la France, l'espoir spirituel de la Nation. Tout le long de notre histoire, l'Université de Paris fut la gardienne de l'esprit de liberté, le cœur des idées généreuses pour lesquelles notre pays fut aimé dans le monde, et toujours ses étudiants y donnèrent le signal des grands mouvements où la pensée et l'action s'unirent pour rendre à la France son visage passagèrement obscurci: bien souvent ils surent les premiers traduire avec l'indépendance et le courage de la jeunesse les courants encore invisibles qui se dessinaient dans les profondeurs du pays."
(idem in Les enfants de France pp. 10 et 11)
Ce texte a été écrit pour rendre hommage aux étudiants qui descendirent dans la rue le 11 novembre 1940. Aragon s'est toujours senti proche de la jeunesse; vingt-cinq ans plus tard, il lui apportera son soutien et ouvrira son journal Les Lettres françaises aux étudiants de mai 68.
"De sept hommes de France, qui dans cette fin d'après-midi de février 1942, à la nuit tombante sur le Mont Valérien, chantèrent la Marseillaise, tandis que partaient les salves des fusils allemands"
(idem in L'affaire du Musée de l'Homme p. 28)
Aragon égrène les noms de sept intellectuels français qui seront fusillés au Mont Valérien, devenu un monument de Mémoire.
"On les entassa dans des camions. Dans le second camion, Hajje, Pitard et Rolnikas voyagèrent avec les cercueils qu'on leur destinait. Ce n'était pas là une attention spéciale. Il en est très souvent ainsi pour les exécutions d'otages."..."Une fois de plus des voix françaises, sur ce Mont Valérien d'où les "collaborateurs" d'alors fusillèrent la Commune de 1871, s'élevèrent et marièrent longuement la Marseillaise et l'Internationale, deux chants français."..."Quand les lieux se multiplient où bat le cœur d'un peuple, on peut être assuré de la grandeur de ce peuple. "Il y a, disait Barrès, des lieux où souffle l'esprit", A Ivry, dans cette banlieue d'usines, grosse de tant de souvenirs, à deux pas des sanctuaires de la défense de Paris par les Fédérés, ce souffle-là vient gonfler trois toges noires. Et pour une fois les avocats accusent."
(idem in Les avocats accusent pp. 32, 33 et 34)
Après les scientifiques, Aragon honore la mémoire des "avocats martyrs"; il associe ces morts à ceux de la Commune de Paris.
"Médecins, écrivains, magistrats, avocats, professeurs, savants, prêtres, artistes, ingénieurs, architectes, musiciens, acteurs, instituteurs, sont légion dans les geôles hitlériennes et combien en sortiront vivants."
(idem in J'avais trois camarades p. 42)
Notons qu'Aragon est responsable de l'union des intellectuels pour la zone sud.
"Il était réservé, à Saint-Pol Roux, à près de quatre-vingts ans, de voir entrer dans sa demeure, un de ces trop beaux soirs de juin 1940, la soldatesque allemande, et d'assister, sauvagement frappé lui-même, à la scène qu'on peut décrire, où sa fille Divine et leur servante furent blessées et souillées. Il devait demeurer dans son sang, près de la servante morte, sa fille s'étant traînée jusqu'à la route, évanouie, de longues heures, attendant les soins du hasard d'un passant. Il devait, trois mois encore, épuiser à l'hôpital de Brest, le calice de cette vie, avant que les pêcheurs de Camaret le portassent en terre."
(idem in La hache et la faulx p. 60)
Aragon réservera à ce poète martyr son magnifique Saint-Pol Roux ou l'Espoir en 1945.
"Qu'on n'attende pas ici de moi le commentaire des mots d'ordre. D'autres sont là pour les forger, et je ne souhaite rien que d'avoir tout le long de ces pages préparé ceux qui les liront à en recevoir d'autrui; que de les avoir inclinés un peu plus à cette action sans laquelle en vain seraient morts et le Magnifique, octogénaire, et le grand gosse Guy Mocquet, et les savants du Musée de l'Homme et mes amis qui n'avaient de Dieu que l'homme, et ceux qui moururent pour Dieu, et cette femme au grand cœur qu'Allemands décapitèrent...
Il reste beaucoup à faire pour briser la hache et la faulx.
Au nom des Martyrs,
leur Témoin."
(idem in La hache et la faulx p. 62)
Aragon conclut son tombeau des Martyrs en déclinant la variété de ceux qui moururent pour la liberté, Celui qui croyait au Ciel, Celui qui n'y croyait pas.
1944. Aurélien
Ce roman, un des plus beaux romans d'amour du XXème siècle, est le 4ème roman du cycle Le monde réel (voir l'étude complète de ce roman et sa bibliographie sur ce site). Aragon commence sans doute l'élaboration d'Aurélien dès juin 1940. Le manuscrit a voyagé au gré des pérégrinations du couple; il est pratiquement terminé en juin 1944, Aragon y adjoindra l'épilogue en août 1944. Le roman est édité chez Gallimard en octobre et ne rencontre pas un énorme succès. En effet, Aurélien emprunte à Drieu la Rochelle et à Aragon lui-même maints éléments biographiques, il se situe dans le milieu de la haute bourgeoisie. L'action se déroule à Paris - autre grand personnage du roman - en 1921-1923 soit en pleine période dadaïste et surréaliste. Aurélien ne peut que déplaire aux militants et à la direction du pcf qui attendait un Monument dédié à la résistance. Paul Claudel considèrera Aurélien comme un magnifique Poème.
"Le reste du livre, le grenier de Monchat, la petite maison de Saint-Donat m'ont donné pour lui de longues heures, et je n'ai jamais écrit si tranquillement quoi que ce fût, que cette part, la majeure, d'Aurélien."...Aurélien a toujours été pour moi dans ce que j'ai écrit un livre de prédilection."
(in Voici le temps enfin qu'il faut que je m'explique O.R. La Pléiade III p. 13)
Dans sa préface aux ORC, Aragon témoigne de son attachement à ce livre dont la majeure partie a été écrit dans la clandestinité et un inconfort certain et malgré tout dans une très grande tranquillité de création.
"La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide."
(idem ch. I p. 17)
Magnifique et célèbre incipit pour un roman d'amour.
"La seule chose qu'il aima d'elle toute de suite, ce fut la voix. Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne."
(idem ch. II p. 21)
On remarquera le terme "contralto" pour la voix de Bérénice qui préfigure les romans à venir comme La mise à Mort où la femme du narrateur est cantatrice.
"Aurélien connaissait en lui ce défaut, ce trait de caractère au moins, qui faisait qu'il n'achevait rien, ni une pensée ni une aventure."..."Mais plus forte que toutes les tentations, il y avait la diversité des femmes."
(idem ch. VII pp. 59 et 60)
"Oh, le joli hiver de Paris, sa boue, sa saleté, sa saleté et brusquement son soleil ! jusqu'à la pluie fine qui lui plaisait ici. Quand elle se faisait trop perçante, il y avait les grands magasins, les musées, les cafés, le métro. Tout est facile à Paris. Rien n'y est jamais pareil à soi-même. Il y a les rues, les boulevards, où l'on s'amuse autant à passer la centième fois que la première. Et puis ne pas être à la merci du mauvais temps..."
(idem ch. VIII pp. 62-63)
Aurélien est également le roman de l'amour de Paris; Aragon y multiplie les évocations du Paris dont il est privé.
"Le dernier lambeau du jour donnait un air de féerie au paysage dans lequel la maison avançait en pointe comme un navire"
(idem ch. IX p. 71)
Aragon fait ici allusion à la Maison habitée par Drieu-Aurélien à la pointe de l'île Saint Louis, à l'M veineux de la Seine.
"Je vis, c'est-à-dire je m'endors chaque nuit et chaque jour je me réveille entre les bras de la Seine..."
(idem ch. XI p. 84)
Très belle déclaration d'amour d'Aurélien-Aragon à la Seine et à Paris.
"Une femme pour un homme, c'est d'abord un miroir, ensuite un piège."
(idem ch. XII p. 100)
"Le seul hommage certain qu'un homme puisse recevoir vient de la prostituée qui refuse l'argent. Cela, c'est clair".
(idem ch. XIX p. 131)
"Le baiser qu'il lui mit sur le front avait une ironie que les mots n'ont pas."
(idem ch. XXIII p. 154)
"Brûler derrière soi ce qui reste de soi."
(idem ch. XXXI p. 205)
"On ne sait pas ce qu'il faut faire pour se faire aimer: se montrer comme on est ou mentir."
(idem ch. XXXIII p. 219)
"Qui a le goût de l'absolu renonce par là même à tout bonheur."
(idem ch. XXXVI p. 234)
"La vie est plus romanesque que l'imagination"
(idem ch. XXXVII p. 244)
Aragon se revendique comme un écrivain réaliste.
"Les femmes avec lesquelles on couche, ce n'est pas grave. Le chiendent, ce sont celles avec lesquelles on ne couche pas..."
(idem ch. XLVI p. 306)
"Attendre est terrible. Ne plus attendre est pire."
(idem ch. XLVII p. 311)
"J'aimais l'amour, je donnais toujours raison à l'amour contre tout le monde, contre mon père d'abord, ce père détesté."
(idem ch. XLIX p. 321)
"La Seine n'avait pas de distractions, elle. Cette suite dans les idées qu'ont les rivières !"
(idem ch. LXI p. 391)
"Ah, rafistole-t-on l'amour ?"
(idem ch. LXX p. 445)
"La Rabouilleuse lui imposa l'image hallucinante des demi-soldes et il se mit à penser qu'il était un demi-solde de l'amour. Cette décomposition terrible du soldat napoléonien lui paraissait une prémonition de sa destinée"
(idem ch. LXX p. 446)
C'est en poète qu'Aragon traite le thème de l'amour malheureux. Aurélien abonde en références littéraires, musicales, historiques...
"L'important, ce n'est pas la femme. C'est l'amour."
(idem ch. LXXIII p. 461)
Peut-être déjà une allusion à la bisexualité d'Aragon?
"En général, je change d'amis comme de chaussettes parce que c'est plus propre."
(idem ch. LXXIV p. 472)
"Mais il faut à l'homme un certain taux de chimères. Il lui faut un rêve pour supporter la réalité."
(idem Epilogue c.h II p. 508)
1944. La Diane française
La Diane française paraît le 30 décembre 1944 chez Seghers dans la collection "Poésie 44" (voir le bibliographie de ce site et la notice de M-Th Eychart p 1551 et svtes in O.P. I La Pléiade). La plupart des poèmes sauf six inédits et la préface "Ô Mares..." avaient déjà été prépubliés en revue ou dans des journaux clandestins ainsi que dans "Neuf chansons interdites" à la Bibliothèque française. Ces poèmes furent écrits entre 1942 et 1944 dans une période où la répression nazie se fait de plus en plus intense. La Diane française est un recueil patriotique qui reflète les douleurs de la patrie et de ceux qui meurent pour elle. Dans ce recueil, abondamment mis en musique depuis, Aragon confie aux lecteurs avec une grande simplicité de ton les sentiments et les émotions les plus intimes.
"Mon pays, mon pays a des mares et j'y lis le malheur des temps"
(in Ô mares de mon pays O.P. I La Pléiade p. 989)
"Terre air eau feu Tapis de mes souffrances
Larmes chansons mon amour et la France"...
"De ciel de neige et de sang pour vous plaire
L'air que je chante est un air de colère"
(idem in Six tapisseries inachevées p. 997)
Image du drapeau national par François la Colère.
"Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats"
(idem in La rose et le réséda p. 998)
Dans ce célébrissime poème, Aragon unit dans le combat pour la liberté celui qui croyait au ciel et celui qui croyait pas.
"Trouver des mots à l'échelle du vent
Trouver des mots qui pratiquent des brèches"
( idem in Je ne connais pas cet homme p. 999)
"Il n'y a pas d'amour heureux"
(idem in Il n'y a pas d'amour heureux p. 1004)
Aragon a beaucoup glosé sur ce poème qui sera mis en musique par G. Brassens.
"C'était au beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi"
(idem in Elsa au miroir p. 1005)
"Et s'il était à refaire
Je referais ce chemin
La voix qui monte des fers
Parle pour les lendemains"...
"Je meurs et France demeure
Mon amour et mon refus
Ô mes amis si je meurs
Vous saurez pour quoi ce fut"
(idem in Ballade de celui qui chanta dans les supplices pp.1008 et 1009)
"Le soleil est beau quand il pleut"
(idem in Légende de Gabriel Péri p. 1025)
"Ce doux rosier au mois d'Août refleuri
Gens de partout c'est le sang de Paris"
(idem in Paris p. 1030)
"Mon parti m'a rendu mes yeux et ma mémoire"
(idem in Du poète à son Parti p. 1031)
Le dernier poème du recueil rend hommage au p.c.f. et à son rôle de boussole. Ce vers annonce les recueils militants que seront Le nouveau Crève-cœur et Les yeux et la mémoire.
1945. Saint-Pol Roux ou l'Espoir
Ce texte en forme d'élégie en hommage au poète Saint-Pol Roux a été publié dans la Collection des 150 de Pierre Seghers en avril 1945 (voir la bibliographie de ce site. Le poète symboliste Saint-Pol Roux est mort des suites de mauvais traitements par l'occupant en juin 1940. Aragon s'est renseigné après sa démobilisation sur les circonstances de ce drame et en a fait cet appel à la résistance dans le n° de décembre 1940. Les surréalistes tenaient Saint-Pol Roux comme un précurseur de leur mouvement, c'est d'ailleurs au cours du banquet en hommage au poète symboliste qu'eut lieu une rixe célèbre. Il était donc important pour Aragon dès les premiers mois de cette année 1945 de publier ce texte, symbole de la résistance française à l'occupant et à ses affidés.
"Et notre désastre aussi s'achève sur un poète assassiné : dans la France déchirée, comme nous comptions nos cadavres, voici que nous avons reconnu parmi eux le mort magnifique, Saint-Pol Roux, dont le destin fut si étrange, que même son trépas s'entoure du mystère de l'interdit, et qu'on hésite à dire comment il est tombé, lui qui était entré vivant dans le silence, à cette extrême pointe de Bretagne où se rejoignent les fantômes et la mer."
(in Saint-Pol Roux ou L'Espoir, Collection des 150 Paris 1945 p. 9)
Lorsque Aragon écrit ce texte en septembre 1940 il ne sait que par ouï dire le sort de Saint-Pol Roux qui ne décèdera qu'en octobre.
"J'appris en même temps par une lettre du Maroc et par un voyageur venu de Paris, la terrible fin du Magnifique, la tragédie du Manoir de Coecilian, et sa fille que, défiant le ciel, il avait oser nommer Divine, blessée, et profanée par l'enfer. Deux lignes sèches dans un journal. Les plaies secrètes de mon pays sont les plus profondes."
(idem p. 17)
"Dans cette ville, chez le poète cloué au milieu des ombres, j'ai trouvé un grand manuscrit relié. Un mélange de poèmes et d'articles. C'étaient des pages de l'écriture de Saint-Pol Roux, de cette écriture faite de hampes et de drapeaux."
(idem p. 18)
Aragon fait allusion aux visites faites avec Elsa au poète Joë Bousquet lequel recevait de son lit la France littéraire en 1940.
1945. Servitude et grandeur des français
Servitude et grandeur des français, sous-titrée "Scènes des années terribles" est un ensemble de sept nouvelles parues à La Bibliothèque française le 22 mai 1945 (voir la bibliographie sur le site). Trois de ces nouvelles "Les bons voisins", "Pénitent 1943" et "Le Mouton" avaient été pré-publiées clandestinement. Aragon en 1980 intégrera Servitude et grandeur des français dans un recueil d'ensemble de ses nouvelles sous le titre "Le mentir-vrai". Ces "scènes des années terribles" peuvent paraître et sont d'ailleurs de la littérature de circonstance. Aragon se fait le mémorialiste de diverses scènes de l'occupation dont il a été le témoin. Elles passèrent inaperçues à leur publication, les temps étaient à la reconstruction du pays et les plaies encore vives.
"Un soir des Six Jours, dans la lumière mauve et brutale, les coureurs tournaient, tournaient..."
(in Les Rencontres O.R. La Pléiade II p. 1123)
Rare passage chez Aragon où le sport cycliste est évoqué. Aragon a parfois collaboré à Miroir Sprint pour le Tour de France.
"Ils avaient décidé d'adopter un enfant espagnol, était-ce qu'on allait avoir le droit d'en avoir à Paris..."
(idem p. 1126)
...sans doute le regret de n'avoir pu adopter un enfant espagnol. Dans le journal Ce Soir (voir dans les annales n° 20 Un jour du monde tout ce qui concerne le drame espagnol) dont il est le directeur, Aragon signe en 1939 un grand nombre d'articles sur le soutien aux réfugiés et relate les nombreuses demandes d'adoptions d'enfants espagnols après la victoire de Franco.
"C'était le premier jour où nous avions comme ça sur nous la lumière de la défaite."
(idem p. 1128)
"Il vaut mieux être un soldat qu'un déserteur"
(idem p. 1137)
Aragon fait ici allusion à tous les français qui s'engageaient dans les maquis pour échapper au travail obligatoire en Allemagne; toutefois - et cela a certainement échappé à son auteur - on peut penser au cas de Maurice Thorez qui avait déserté l'armée pour être exfiltré en URSS.
"L'année dernière, il y a trois mois encore, j'attendais ce débarquement. Il y aura un débarquement un jour ou l'autre."
(idem p. 1139)
Cette nouvelle écrite début 1944 colle véritablement aux évènements que vit l'auteur; l'attente du débarquement allié est au cœur de ce texte.
"Nous avons plus de souvenirs que de meubles.."
(Les Bons Voisins p. 1141)
"On ne vous accuse pas, Madame, dit-il, on vous soupçonne, c'est pire..."
(idem p. 1143)
Ces nouvelles montrent les qualités de dialoguiste d'Aragon. Servitude et grandeur des français annonce déjà la vaste fresque des Communistes.
"Il croyait à la paix par le chambardement, maintenant il croyait à la paix par la collaboration."
(in Le Collaborateur p. 1181)
"Rien dans cette vie, n'est tout à fait comme on l'imagine"
(in Les jeunes gens p. 1194)
Bien meilleure et bien pire ?
"Toutes ses idées venaient de sa famille"
(idem p. 1195)
"Le travail l'avait sauvé du rachitisme, il l'avait fait grand et osseux, ce gosse maigre par tempérament, il lui avait mis aussi des pensées dans sa caboche, qui y tournaient comme des rats."
(idem p. 1195)
Une des premières apparitions fortes du monde du travail dans l'œuvre d'Aragon, plus à l'aise dans les descriptions de la bourgeoisie dont il est issu. Ces nouvelles sont les prémisses de l'élaboration future du roman Les Communistes.
"Un jour viendrait où l'homme ne tuerait plus l'homme."
(idem p. 1196)
"Un jour viendra couleur d'orange..." thème qui deviendra récurrent dans sa poésie.
"Sur le coussin, il y avait la lettre qu'un employé des postes avait interceptée et transmise à la Résistance."
(idem p. 1218)
Dans cette scène contemporaine, Aragon rend hommage à la corporation des employés des postes qui aidèrent la Résistance en interceptant énormément de lettres de dénonciation.
"J'ai beaucoup aimé cette conférence. J'aime beaucoup les conférences. On pense plus clair après une conférence. Cela vous décrasse le cerveau."
(in Le droit romain n'est plus p 1225)
"Les volets sont clos comme des bouches"
(idem p. 1233)
"Alors ils l'entraînèrent et, à cent mètres de là, au bord du chemin, comme une poule, ils l'abattirent."
(idem p. 1252)
Aragon a-t-il été le témoin d'exécutions par la Résistance ? Certains passages nous montre un François la Colère vengeur.
1945. En étrange pays dans mon pays lui-même
Ce recueil fut publié le 31 juillet 1945 A la voile latine (voir bibliographie de ce site); il reprend les poèmes d'En français dans le texte et de Brocéliande parus précédemment; en guise de préface Aragon nous livre De l'exactitude historique en poési" qui clôture après La Rime en 1940, Arma virumque cano et La Leçon de Ribérac les études théoriques de la poésie de contrebande dans la France de l'occupation.
"...la vérité historique s'efface devant la création poétique..."
(in De l'exactitude historique en poésie, OP I p. 813-814)
"Il est dans l'usage des écrivains, et particulièrement des poètes de cette époque, de garder pour eux leurs secrets, de profiter de l'étonnement du lecteur pour faire passer la muscade. Cela ne me convient pas... la poésie niche toujours où on ne s'attend pas qu'elle soit."
(idem p. 817)
"il suffit d'un cri pour mesurer la profondeur du silence et de la nuit".
(idem p. 867)
"C'est contre les écoles poétiques que j'ai refourbi le vieil alexandrin, l'octopode usé comme un sourire, et le décasyllabe de la tradition médiévale, démonétisé par les mirlitons modernes."
(idem p. 868)
Aragon revendique la réhabilitation du vers rimé par cette pique aux surréalistes.
1946. Matisse Apologie du Luxe
Chez Albert Skira avec comme achevé d'imprimer du 1er mai 1946, Aragon livre de nouvelles réflexions sur le peintre Henri Matisse et son œuvre. Les œuvres de Matisse qui y sont reproduites illustrent le compagnonnage et l'amitié qui unit les deux artistes. Dans les périodes difficiles, Aragon se tournera toujours vers la lumière de Matisse comme précédemment avec son texte Matisse en France (voir ci-dessus). Aragon, pendant une trentaine d'années, tissera son Henri Matisse-roman, lequel ne paraîtra en édition de luxe en 1971 qu'après la mort d'Elsa.
"Là tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté...
qui semble écrit pour Matisse, qui semble divination, prévision de Matisse.."
(In Henri-Matisse roman - Apologie du Luxe Quarto-Gallimard p. 348)
Aragon associe les vers de Baudelaire à la peinture de Matisse; le peintre illustrera les Fleurs du Mal.
"Et le manteau de la neige est comme la peinture. Il simplifie, il rend les choses les plus sales étincelantes, propres et luxueuses les misères."
(idem p. 350)
"Le luxe, honte d'un monde où il n'est qu'accaparement. Il suffit d'une paire de ciseaux et d'un morceau de papier découpé, il suffit d'un trait de crayon qui morcelant et cernant le blanc du papier y fait naitre, y compartimente une absente couleur, il suffit de laisser seul Henri Matisse, l'homme à la rêverie ininterrompue, pour que dans ses mains les plus pauvres choses, les matières banales, tout devienne objet de luxe, luxe, luxe même."
(idem p. 351)
1946. L'Enseigne de Gersaint
Ce texte paraît aux éditions Ides et Calendes de Genève le 3/07/1946; il est écrit dans les premiers mois de 1945 alors que l'Allemagne nazie n'avait pas encore capitulé. Certains ont critiqué ce pamphlet virulent d'Aragon contre le peuple allemand, il est vrai, qu'Aragon y prend une posture nationaliste qu'on ne lui connaissait pas. Il faut pourtant se replacer dans le contexte historique de ce début 1945 où les plaies sont vives et les ressentiments profonds: la libération des camps vient de faire connaître toutes ses horreurs, Aragon rappelle les exactions allemandes, les exécutions de résistants dont certains amis proches. Aragon fait le constat de la responsabilité du peuple allemand dans la ruine de l'Europe et de la civilisation et appelle à la restitution des œuvres d'art françaises se trouvant en Allemagne et parmi celles-ci, l'Enseigne de Gersaint d'Antoine Watteau, peintre français du XVIII ème siècle dont il parle magnifiquement. On lira dans le dictionnaire Aragon (I) aux éditions Champion l'article sur cet ouvrage.
"il n'y aura jamais d'appareil à mesurer le crime, de sextant à faire le point des désastres de la guerre."
(in L'Enseigne de Gersaint Ides et Calendes p. 10)
"Nos alliés ont intérêt à ce que la France sorte de la tempête plus grande et plus forte que jamais...Mais il ne nous laisserons prendre que ce que nous demanderons."
(idem p. 19)
Aragon tient ici un discours très gaullien !
"L'art français, qui est une partie de la France, ne peut demeurer en Allemagne quand il a à jouer en France sa partie dans notre renaissance. L'art français doit revenir en France."
(idem p. 24)
"Il n'y a presque rien dans cet art de France, notre orgueil, qui soit plus essentiellement français que la peinture de ce Wallon, qu'un caprice de frontière aurait aussi bien fait Belge que Français. Artifices de la géographie : un mois avant les combats de mai 1940, j'étais resté, par ordre, huit jours à Condé-sur-l'Escaut, à considérer cette frontière précaire, avec mes hommes...Un jour je parlerai de cela."
(idem p. 35)
Aragon et le Nord est ici évoqué, on retrouvera le Nord et la Belgique dans le roman Les Communistes.;
"Qu'on se rappelle que Watteau, c'est un démenti de la jeunesse à Mme de Maintenon et à la bigoterie des dernières années du grand siècle."
(idem p. 44)
"Je réclame ce que le génie français a fait de plus pur, de plus inégalable pour le prix de chaque sanglot d'un homme torturé, d'une femme violée, d'un blessé achevé dans ces montagnes de notre passion."
(idem p. 49).
1946. L'Homme Communiste
L'homme communiste est une série de textes écrits par Aragon de 1937 à 1946 et publié chez Gallimard le 8 octobre 1946 ; parmi ceux-ci, le célèbre "Le témoin des martyrs" (repris supra). Cette série d'articles vise a célébrer la mémoire des fusillés et promouvoir le rôle du PCF dans la vie politique française. Il est bon de rappeler que fin 1946, les communistes sont toujours représentés au gouvernement de la France pour quelques semaines encore. Aragon profite des circonstances politiques présentes pour défendre l'union de tous les français et la place de son parti dans l'échiquier gouvernemental mais voit cependant s'amonceler les nuages augurant la guerre froide. Il se revendique comme communiste mais aussi comme thorézien. L' Homme Communiste se compose des textes suivants: Ecrit pour une réunion de quartier ; Sur Paul-Vaillant Couturier ; Sur les prisons de France ; "Les mots sont lourds par quoi j'aime et je hais" ; Le Témoin des Martyrs ; La passion de Gabriel Péri ; "Comme je vous en donne l'exemple" ; Maurice Thorez et la France ; Lettres de fusillés.
"On entre en quelques minutes dans le parti, mais il est vrai que cela peut prendre très longtemps pour qu'on soit à proprement parler un communiste"
(in Ecrit pour une réunion de quartier ; L'homme communiste p. 17)
Aragon a mis toute une vie à y rentrer et surtout à y rester.
"Le communisme est, n'est-ce pas, l'idéologie de classe du prolétariat, eh bien, il y a certainement des communistes, et même d'excellents communistes, qui dans leur chez eux, leurs mœurs familiales, demeurent de véritables petit-bourgeois, et tout le monde sait qu'il y a des catholiques membres du Parti, qui continuent à croire en Dieu."
(idem p. 18)
C'est un aspect important de la politique thorézienne vis à vis des chrétiens.
"Et la France toute entière comptant ses héros et ses martyrs, avec étonnement y a découvert une majorité de communistes."
(idem p. 21)
"C'est un fait que, durant le dix-neuvième siècle et cette première moitié du vingtième, la famille a été extrêmement malmenée dans la littérature française."
(idem p. 27)
"Je dis que la famille dans les romans de Balzac ou de Mauriac, de Gide ou de Proust, c'est la famille bourgeoise. Les familles ouvrières peuvent avoir leurs défauts, elles ont d'abord le grand malheur de vivre dans une société où la bourgeoisie monopolise les logements spacieux, par exemple"
(idem p. 29-30)
Aragon oppose la vision de la famille dans la littérature bourgeoise avec la notion de famille dans la classe ouvrière. Aragon a certainement en tête son futur roman Les communistes en préparation..
"Une grève qui dure, c'est plus sérieux qu'une maladie."
(idem p. 45)
"Les communistes ne doutent de rien"
(in Le Témoin des Martyrs - "Il n'est rien au monde dont je sois plus fier" p. 104)
"C'était un homme de mon pays, du pays des miens, où se perdent dans la clarté ancienne mes origines."
(in La Passion de Gabriel Péri p. 193)
Gabriel Péri est né à Toulon. Aragon fait allusion à ses origines toulonnaises, à son lieu de naissance qui reste incertain.
"..avant même d'être nos ennemis à nous français, les Nazis furent et demeurent les ennemis du peuple allemand, les instruments de sa perte, les pervertisseurs de sa force, de sa culture."
(in Comme je vous en donne l'exemple p. 210)
"Maurice Thorez exhorte à deux choses les Français, à l'union et au courage. Il est ce que Barrès jadis appelait un professeur d'énergie; il est le seul professeur d'énergie de cette époque de démoralisation et de honte."...
"Thorez, lui, sait qu'il n'y a pas d'homme providentiel, de général sur son cheval, de dictateur à mèche, qui puisse sauver la France. Il est un communiste. Et pour cette raison, il n'a confiance qu'en la masse; non dans un homme, mais dans les hommes."
(in Maurice Thorez et la France p. 232)
"Toute la vie dans quelques mots"
(in Lettres de fusillés p. 239).
1946. La Naissance de la Paix par René Descartes. Ballet dansé au château royal de Stockholm le jour de la naissance de Sa Majesté (1649), prose d'Aragon
Ce texte est paru en 1937 dans le n° 50 de la revue Commune pour le 300e anniversaire du Discours de la méthode de Descartes. Le thème de cet écrit est la paix et la défense de la civilisation. Les vers de Descartes sont insérés dans la prose d'Aragon qui en illustre les thèmes. Aragon a édité cet ouvrage aux éditions de la Bibliothèque française dans les derniers jours de 1946 en soignant particulièrement le lettrage et la typographie du livre. Sans achevé d'imprimé, il fut édité à 300 exemplaires. Sur le 4e de couverture Aragon a fait inscrire la mention "Ce livre est sans prix". (voir bibliographie du site et la notice de M-Th Eychart in OP I La Pléiade I pp. 1395 à 2000).
"L'esprit hésite sur l'époque où nous sommes"
(in OP I La Pléiade p. 606)
Fin 1946 le P.C.F. est toujours au gouvernement mais seulement pour quelques jours encore. La Paix est le thème de ce texte mais la "guerre froide" a remplacé l'enthousiasme de la Libération. Ce texte se positionne à contre-courant des évènements politiques en cours
"Qui voit comme nous sommes faits
Et pense que la guerre est belle,
Ou qu'elle vaut mieux que la Paix
Est estropié de cervelle."...
"Ah mais, je les reconnais, ces pillards-là, qui ne font point les champs de bataille, mais les caisses de l'Etat !"
(idem p. 614)
Exemple du tissage des vers de Descartes et de la prose d'Aragon redevenu François La Colère.
"Rien ne ressemble à une querelle comme de faire la Paix."
(idem p. 619)
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