Compte-rendu par Patricia Principalli de : Dominique Vaugeois, L’Épreuve du livre : Henri Matisse, roman d’Aragon, édition du Septentrion, 2002.
Dominique Vaugeois, L’Épreuve du livre : Henri Matisse, roman d’Aragon, édition du Septentrion, 2002.
Compte-rendu par Patricia Richard-Principalli
À qui ne le connaîtrait pas, Henri Matisse, roman, (publié en 1971 chez Gallimard, et réédité plus modestement en 1998 en collection Quarto, en noir et blanc) se présente sous la forme d’un étonnant et somptueux recueil en deux volumes, dont le titre est paradoxal : l’horizon d’attente mis en place relève à la fois de la biographie (celle d’Henri Matisse) et du roman (Henri Matisse, roman), et met de plain-pied deux arts foncièrement différents, l’écriture et la peinture (ce que montreraient si nécessaire les 551 illustrations du recueil). C’est à définir cette entreprise que s’est attachée Dominique Vaugeois dans cet essai issu de sa thèse (L’Épreuve du livre. Présentation et représentation : l’expérience du lisible et du visible dans Henri Matisse, roman d’Aragon, sous la direction de Francine Dugast, Université de Rennes II, 2000).
L’organisation en dix chapitres se donne pour objectif de définir au plus près la spécificité de cet étrange « livre » qu’est Henri Matisse, roman, intégrant des textes anciens annotés et replacés dans un contexte qui à son tour appelle de nouveaux commentaires, dans un enchevêtrement de notes, d’articles, de préfaces et de postfaces : le tout va de 1941 à 1971. Recourant à une analyse très pointue de certains textes particulièrement révélateurs (comme « Matisse ou la grandeur », le « Prière d’insérer »…) pour appuyer sa démonstration, Dominique Vaugeois pose tout d’abord les concepts qu’elle va utiliser : ceux d’identité textuelle (Michel Charles), d’identité discursive et narrative (Paul Ricoeur), d’interprétation (Jean Starobinski), de rapports « trans-textuels » et de paratexte (Gérard Genette) (Chapitre I, « L’identité du recueil »). Elle analyse ensuite la composition du roman (Chapitre II, « Le mystère de la grande composition »), pour montrer comment l’apparente logique chronologique ne tient pas, et cède le pas à une logique esthétique, succession d’angles de vue différents s’apparentant de fait aux variantes matissiennes. La logique fonctionnelle, liée au rapport de chaque texte à un autre texte, est tout autant déstabilisée par l’identité constamment fuyante et jamais fixée de chacun des textes, souvent à la fois préface et préfacé. Analysant dans le troisième chapitre (« Le fonctionnement des notes ») le statut des notes, elle en montre le caractère indécidable, entre texte et paratexte, et leur rôle dans le dispositif de décomposition du recueil, au cœur même pourtant d’un mouvement de composition forte. Ce mouvement est révélateur du paradoxe développé dans le chapitre IV (« Dynamique du paradoxe »), qui montre que le questionnement incessant sur la nature du texte et du recueil lui-même ne trouve jamais de réponse définitive, et relève d’une poétique du mouvement : les métaphores utilisées comme le ruban, la spirale, le jeu de cartes… le manifestent. C’est que le roman va, chez Aragon, au-delà de la notion de genre, il « surplombe et englobe » l’hétérogénéité (chapitre V, « Phénoménologie du genre »). En témoigne la complexité énonciative et référentielle, qui illustre ce que l’auteur désigne comme la « Poétique du cadre » (chapitre VI). De même, la multiplication des portes, fenêtres et miroirs dans l’œuvre révèle la volonté de « Sortir de “La perspective apprise” » (chapitre VII). Le chapitre VIII (« Réel et fiction ») envisage la question de la représentation, autour de laquelle se croisent les préoccupations de l’écrivain et du peintre. On a donc compris qu’il est au moins autant question d’Aragon que de Matisse dans ce recueil, qui serait en fait un texte « autographe » (M. Calle-Gruber), c’est-à-dire une « autobiographie qui fait de l’écrit même le produit et l’expression de la vie » et où il s’agit donc d’« écrire l’histoire de ses propres écrits » (Chapitre IX, « Le livre et la vie »). Enfin, le dernier chapitre (Chapitre X, « L’expérience du tableau ») met en évidence le pari extraordinaire – et extraordinairement réussi – de conserver à chaque art son intégrité et son irréductibilité, tout en montrant la parenté des « créateurs de signes ».
La conclusion souligne que cette entreprise (l’essai sur l’art) est loin d’être unique : Breton avec Le Surréalisme et la peinture (1965), comme Eluard, avec l’Anthologie des essais sur l’art (1952), s’y sont essayés, avec succès. Cependant, Henri Matisse, roman met en œuvre un magistral dialogue du scriptural et du pictural, à la fois démesuré dans ses proportions et génériquement indéfinissable.
Reposant sur des fondements théoriques et philosophiques solides, clairement définis et mis en place, la démonstration, savante, est sans faille. Toujours menée de manière très pointue et complexe, elle s’appuie sur une connaissance serrée du texte, témoignant de manière irréfutable en en examinant tous les aspects que le texte n’a pas d’identité fixe : nulle catégorie traditionnelle ne tient face au savant travail de multiplication en même temps que de brouillage des points de repère, qui ouvre à un questionnement sur les notions de réel et de représentation. L’étude de D. Vaugeois révèle une profonde compréhension intellectuelle du texte aragonien. Mais on regrette parfois qu’elle s’en tienne à ce seul plan.
Il n’existait à ce jour aucune étude spécifique publiée d’Henri Matisse, roman, livre parfaitement représentatif de l’écriture polygraphe d’Aragon (notion développée par Mireille Hilsum) ; la bibliographie fait état des trois seuls articles existants : « Henri Matisse, roman ou la peinture dans le livre, ailleurs », Jean Thibaudeau, La Nouvelle Critique n° 77, 1974 ; Maryse Vassevière, « Peinture et écriture : mimésis et dialogisme », Écrire et voir : Aragon, Elsa Triolet et les arts visuels, 1991 ; Hélène Védrine, « La porte-fenêtre d’Henri Matisse : roman », Les Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n°1, 1999.
Cet essai constitue donc un apport essentiel, indispensable pour la lecture d’Henri Matisse, roman, pour lequel les pistes à explorer, telles que l’illustration ou le rapport d’Aragon à Matisse, restent néanmoins encore nombreuses et complexes.
Patricia Richard-Principalli