Compte rendu par Hervé Bismuth de : « J’entends l’histoire de moi-même ». Trois visages d’Aragon

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Olivier Barbarant, François Eychart, Dominique Massonnaud, « J’entends l’histoire de moi-même ». Trois visages d’Aragon , Les éditions de la Fondation Gabriel-Péri, août 2021, 114 pages, 7 euros.

L’Université permanente qui propose chaque mardi soir une conférence à l’Espace Niemeyer avait consacré l’année même de son ouverture (2018-2019) son cycle Littérature à Aragon, choix logique s’agissant de l’écrivain qui en avait arpenté les locaux entre 1971 et 1982. Cette année-là, neuf conférences s’étaient succédé, d’octobre 2018 à juin 2019. Une de ces conférences a déjà été publiée en septembre 2019, celle de Bernard Vasseur : Aragon stalinien ? Mythe et réalité, aux éditions HDiffusion dans une collection dont le titre : « Université permanente » pouvait laisser prévoir qu’elle accueillerait bien vite les autres conférences de ce cycle Aragon, ce qui ne fut pas le cas. C’est à l’initiative de la Fondation Gabriel-Péri, co-fondatrice avec la Maison Elsa Triolet-Aragon de l’Université permanente, que paraît deux ans plus tard cet ouvrage qui publie trois autres conférences de ce cycle. La citation « J’entends l’histoire de moi-même » sous la bannière de laquelle sont regroupées ces trois conférences provient d’Elsa, poème de 1959 (« poème » et non pas « recueil de poèmes », comme le présente le paratexte du livre : Elsa est un poème, un « poème-livre » ainsi que l’appelait il y a quelques années Olivier Barbarant). L’ouvrage est doublement introduit par l’« Avant-propos » de Florian Gulli, directeur de l’Université permanente et par la « Préface » de Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de la Maison Elsa Triolet-Aragon.
Ce triptyque propose non pas trois visages mais deux, celui du journaliste et celui du romancier, présentés successivement par les conférences de François Eychart : « Aragon journaliste » et de Dominique Massonnaud : « Aragon romancier : un “homme siècle” ». Ces deux conférences sont précédées de la conférence qui avait ouvert le cycle à l’Université permanente, celle d’Olivier Barbarant : « Qu’est-ce qu’une vie ? Aragon : l’impossible biographie ».

« Impossible biographie » ? Olivier Barbarant, poète et Inspecteur général de l’Éducation nationale, concepteur également du programme de ce cycle Aragon, ouvre une question a priori paradoxale en 2019, quelques années à peine après la biographie de Pierre Juquin (2012-2013). Voir sur le site de l’ERITA la note de lecture : « Compte rendu par Hervé Bismuth de : Pierre Juquin, Aragon, Un destin français, Éditions de la Martinière, 2 tomes, 2012-2013 », pleine des plus récents apports de la recherche, suivie de celle de Philippe Forest (2015), lauréate du Prix Goncourt de la biographie. Ce titre est évidemment d’emblée justifié par le fait qu’il est impossible de « faire le tour de l’infini » et que c’est cette impossibilité même qui fait d’Aragon un écrivain « plus que jamais vivant ».
Ce paradoxe donne au conférencier l’occasion d’une rétrospective critique des biographies consacrées à Aragon, depuis l’hagiographique L’Itinéraire d’Aragon (1966) de Roger Garaudy, présentée sans complaisance dans son contexte historique de biographie forcément provisoire publiée plus de quinze ans avant la mort de son auteur, mais aussi de biographie didactique, retraçant le parcours de son objet depuis ses errements de jeunesse jusqu’à son accomplissement dans la voie communiste enfin trouvée. Sont ainsi mentionnées celle de Pierre Daix, Aragon, une vie à changer (1975), deux fois réécrite (1994, 2005) sous le simple titre Aragon, de plus en plus centrée, à chaque nouvelle décennie, sur son biographe et sur une volonté, bien nommée par Olivier Barbarant, d’« autojustification » qui brouille son projet même ; celle de Pierre Juquin, Aragon, un destin français, qu’Olivier Barbarant présente comme « la meilleure biographie à ce jour » – on le rejoint évidemment, ainsi certainement que tous les spécialistes d’Aragon ; celle enfin de Philippe Forest, autrement plus glosée que les autres. Elle est glosée à la fois pour ce qu’elle contient de gênant et pour ce dont elle est le symptôme : le besoin de son biographe de signaler qu’il n’est pas du même bord (devrait-on dire : « des mêmes bords » ?) qu’Aragon et de blâmer à des décennies de distance tel ou tel trait de la vie ou de l’œuvre de l’écrivain, à une heure où l’on aurait pu se réjouir de l’apparition d’une biographie enfin dégagée des passions affectives et politiques enfermant encore un écrivain mort depuis plus de trente ans, ainsi que des postures convenues, qu’elles soient d’un bord ou d’un autre, comme l’on en voit encore (trop) souvent. Reste que, plus fondamentalement, si une biographie d’Aragon est « impossible », c’est aussi pour deux raisons. La première est la reconstruction permanente de la vie d’Aragon par l’écrivain lui-même, un écrivain d’autre part assez complexe pour avoir été à la fois un acteur de premier plan de son siècle et un des grands écrivains de l’intimité. Aragon a été son premier biographe, celui du Roman inachevé (1956) et celui de cette prose intitulée « Pour expliquer ce que j’étais » [1943] publiée en 1989, deux textes écrits chacun dans une période de rupture et de renaissance, littéraire notamment. Mais autobiographe, il l’était déjà, à tout prendre, dans un texte de 1919 repris dans Les Aventures de Télémaque (1922), tout comme il le sera à la fin de sa vie dans les deux projets monumentaux des Œuvres romanesques croisées (1964-1974) de L’Œuvre poétique (1974-1981) ou encore dans L’Album de famille offert à Elsa le 5 novembre 1968 pour les « 40 ans de nous deux ». La seconde raison de l’« impossibilité » d’une biographie d’Aragon est que le sujet d’une telle biographie, dans ses dires, dans ses actes, dans son parcours, est un sujet qui assume et qui affirme sa complexité, sans jamais renier ce qu’il a été à telle ou telle étape de ce parcours, un sujet qui échappe à toute tentative de simplification, ce que résume un des titres de cette conférence : « L’infini d’un sujet ».

Le sujet de la conférence de François Eychart, secrétaire général de la SALAET (Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet) : « Aragon journaliste », repose sur un corpus épars, dont la part la plus connue est celle des articles republiés en recueil ou à l’intérieur d’ouvrages critiques du vivant d’Aragon et à son initiative, mais dont une grande part n’a pas encore été rééditée, et qui correspond à une activité importante de la vie d’Aragon, depuis 1918 et les premiers petits boulots de chroniqueur jusqu’à la fermeture de l’hebdomadaire littéraire Les Lettres françaises en 1972, soit un bon demi-siècle. Cette activité, qui a eu certes des implications dans sa pratique de romancier, a occupé plusieurs instances de la production journalistique, depuis l’écriture d’articles jusqu’à la création de journaux en passant par les fonctions de rédacteur en chef et de directeur.
La conférence retrace ainsi de façon chronologique le parcours des activités journalistiques d’Aragon, non sans avoir d’abord fait un point de la disponibilité de ses écrits journalistiques, dont une première édition entreprise en 1998 par Bernard Leuilliot s’est interrompue passé son premier tome (Aragon, Chroniques, tome 1, édition établie, présentée et annotée par Bernard Leuillot, Stock, 1998) ; c’est en quelque sorte le relais de ce premier tome des Chroniques qu’a entrepris ces dernières années la revue annuelle de la SALAET Les Annales en publiant l’intégralité des articles qu’Aragon avait écrits dans Ce soir entre 1937 et 1947 (Les Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n° 19 à 22, éditions Delga, 2017 à 2020). Les jalons importants de ce parcours constamment ponctué d’activités journalistiques sont rappelés, depuis les premiers articles dans SIC et la création avec Breton et Soupault de la revue Littérature (1919). François Eychart rappelle ainsi que chaque étape littéraire ou politique de la vie d’Aragon a donné lieu à un investissement journalistique ou l’a accompagné. Sont mentionnés évidemment les grands événements liés à cet investissement et quelques-unes des polémiques qui lui sont associées, notamment celles de la Guerre froide : « affaires » Jdanov, Lyssenko, Kravchenko, Picasso/Aragon (portrait de Staline). La dernière partie de la conférence porte sur l’activité de l’hebdomadaire Les Lettres françaises dont Aragon, aux premières loges dès sa création en 1942, est le directeur de 1953 à 1972, sur le rôle et le positionnement politique de ce journal et les raisons de sa disparition, tout en laissant ouverte la question du rôle du PCF d’alors dans la disparition de l’hebdomadaire pour raisons budgétaires.

La formule « Un homme siècle » choisie par Dominique Massonnaud, professeure de Littérature française à l’Université de Haute-Alsace et spécialiste d’Aragon – en particulier de ses écrits romanesques –, est empruntée à Henri Meschonnic ; il est vrai que Meschonnic la destinait à Hugo, vrai également qu’Aragon, grand défenseur d’Hugo, aura été le Victor Hugo du XXe siècle à bien des égards, ainsi que le rappelle Dominique Massonnaud : sa production littéraire, notamment romanesque, aura traversé la majeure partie de son siècle, mais aussi aura été le témoin et même parfois le moteur de « différents moments de l’Histoire comme de l’histoire littéraire ».
Cette conférence rend évidemment compte de façon chronologique de la « production romanesque [d’Aragon] dans l’Histoire du siècle ». Dominique Massonnaud dresse en effet l’état des lieux de « la doxa critique » qui ponctue cette production romanesque en trois périodes : les écrits dadaïstes et surréalistes ; un « second mouvement » correspondant au cycle du « Monde réel » (1934-1951), et la troisième période, « marquée par le nouveau roman », celle des romans écrits entre 1965 et 1974 – entre la deuxième et la troisième période, La Semaine sainte (1958) est présentée « comme un point charnière ». Encore faudrait-il mentionner, pour complexifier un peu cet état des lieux tracé à grands traits, les romans abandonnés ou inachevés, voire détruits, et Dominique Massonnaud ne s’en prive pas. Reste que le rappel de ce parcours – et de sa glose – ne constitue qu’un point de cette conférence, dont le véritable propos est celui d’un bilan critique, à l’heure du siècle qui vient après celui d’Aragon, où le recul du temps permet de mieux percevoir les « échos et constantes » de cette production romanesque. Il fallait en effet rappeler que cela fait pas loin de quarante ans que la critique rappelle qu’en écrivant le « Monde réel », Aragon n’a pas pour autant fait passer le surréalisme par-dessus bord (Voir Jacqueline Bernard, La permanence du surréalisme dans le cycle du Monde réel, Corti, 1984 – cité par Dominique Massonnaud). Et ce n’est pas seulement dans Les Aventures de Télémaque (1922), réécriture dadaïste de l’ouvrage de Fénelon (1699) qu’il faut lire un « ancrage dans le roman du XVIIIe siècle », mais bien plus longuement dans une certaine façon d’écrire le roman, et de chercher à le renouveler. La dernière partie de la conférence est un pari sur l’actualité et sur l’avenir de la recherche : Dominique Massonnaud explique de quelle façon certaines préoccupations de l’écriture romanesque d’Aragon correspondent à certains de nos questionnements les plus récents, et l’intérêt que la production romanesque d’Aragon peut offrir à la recherche littéraire actuelle. Elle le fait en mentionnant l’importance attachée par Aragon à ce « premier romantisme » que longtemps nos études littéraires avaient boudé voire dénigré, mais aussi la façon dont Aragon pratique la « revenance textuelle », à savoir la façon dont il colle des textes issus de la presse pour donner vie, par exemple, aux discours de Libertad dans Les Cloches de Bâle (1934), comportement mis au jour et étudié par Suzanne Ravis (Temps et création romanesque dans l’œuvre d’Aragon, Thèse de doctorat d’État sous la direction d’Henri Mitterand, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III, 1991).
L’article d’Émilie Gouin (2016) cité par Dominique Massonnaud ne fait que reprendre sur ce point en tout cas cette ancienne étude, novatrice et fructueuse, qui aura donné lieu par la suite à quelques autres études portant sur les emprunts des discours des personnages de fiction à la prose écrite (Raphaël Lafhail Molino pour Les Beaux Quartiers, Anne Roche pour La Semaine sainte, Hervé Bismuth pour Le Fou d’Elsa, etc.) : cette dernière perspective pourrait ouvrir encore la recherche en direction de l’intertextualité non montrée, celle que travaille en permanence la « mémoire de lecteur » d’Aragon. Enfin, le legs considérable d’Aragon au CNRS de sa production littéraire et de l’ensemble de ses travaux préparatoires manuscrits et tapuscrits disponibles fait de la production aragonienne, romanesque notamment, un « objet privilégié pour la génétique éditoriale » et un immense champ d’application de la recherche génétique, qui devraient servir de guide (et souvent de correctif) aux pratiques éditoriales. Aragon est déjà, comme l’était Victor Hugo en son siècle, la promesse d’un « intarissable renouvellement ».

Hervé Bismuth