Compte rendu par Hervé Bismuth de : Adrien Cavallaro (dir.), Aragon polémiste, Revue des Sciences humaines, 2021

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-* Adrien Cavallaro (dir.), Aragon polémiste, Revue des Sciences humaines, n° 343, 3/2021, Presses universitaires du Septentrion, « Critiques littéraires », 3e trimestre 2001, 201 pages, 29 euros.

C’est deux ans après l’ouvrage issu de sa thèse Rimbaud et le rimbaldisme[[Voir sur le site de l’ERITA la note de lecture : « Compte rendu par Hervé Bismuth de Adrien Cavallaro, Rimbaud et le rimbaldisme. XIXe-XXe siècles, Hermann, “Savoir Lettres”, 2019 », https://louisaragon-elsatriolet.fr/spip.php?article802.]] qu’Adrien Cavallaro revient à Aragon, cette fois sans intermédiaire. Si la figure d’« Aragon polémiste » est introduite ici à partir des « chroniques » rédigées dans les années 1946-49 dans la revue Europe, Adrien Cavallaro rappelle bien vite que la voix du « polémiste ardent » que fut Aragon se sera fait entendre « de la fin des années 10 à celle des années 70 » (p. 8). C’est cette permanence qui justifie le titre donné à l’introduction de ce recueil : « Un autre temps des mots croisés », qui vise d’autres « mots » que ceux qu’évoquaient le poème du Crève-cœur [1941] [[« Le temps des mots croisés ».]] . Depuis l’insolence de la période Dada, la polémique parcourt en effet l’œuvre d’Aragon, qui n’a pas attendu d’être « engagée » (Aragon avait horreur de ce mot concernant son œuvre) pour être partisane.

Les onze contributions de cet ouvrage sont regroupées en trois parties, dans un classement à la fois générique et historique. La première partie, « Un “grand instinct incendiaire” : le bel canto de la polémique », qui emprunte son titre à la nouvelle Le Mauvais Plaisant [1926], est consacrée aux discours polémiques des premiers écrits d’Aragon : écrits critiques, correspondances, préfaces des années 20 à 30, et à leur permanence plus tard dans les « Chroniques » de l’après-guerre. La deuxième partie, « Poésies : Aragon La Colère », prend son titre dans un des aragonymes (Édouard Ruiz [[Édouard Ruiz, « Aragonymes », Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet n°2, coord. Lionel Follet, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1989, p. 45-51.]]) choisis dans la clandestinité, celui qui signa Le Musée Grévin (1943), et porte principalement sur la poésie partisane des années 1930 aux années 1950. La troisième partie, « Les mondes polémiques du roman », aborde ces moments de l’œuvre romanesque où la narration se veut polémique, parfois directement, parfois à des années de distance lorsque le discours critique auctorial l’éclaire de nouveau à l’occasion des préfaces et postfaces des années 60.

Daniel Bougnoux, éditeur des œuvres romanesques d’Aragon dans la Pléiade, ouvre la première partie sous le titre « Voir rouge », emprunté à l’incipit colérique du Con d’Irène [1928], à partir d’un éloge de la colère comme « carburant de choix » (p. 20) de l’écriture dans notre période moderne inaugurée par le romantisme. Cet éloge n’en fait pas moins état d’une tension entre la « colère » et la « littérature », voire d’une incompatibilité pour ce qui concerne le mouvement Dada que l’on aurait tort, à en croire Daniel Bougnoux, de « class[er] parmi les mouvements littéraires » (p. 21) : la polémique proprement littéraire naîtrait ainsi à partir de cet écrit critique contemporain du Con d’Irène, Traité du style (1928), cet ouvrage insolent qui commence avec le verbe chier et se termine avec le verbe conchier. Traité du style est abordé comme un ouvrage conduit par une volonté de compromis entre les choix du surréalisme et la récente adhésion au communisme, fondant dans un creuset commun les règlements de compte d’un discours violent dirigé contre une culture française petite-bourgeoise, cocardière et catholique, effrayée par les seuls noms de Freud, Einstein, Rimbaud, une culture qui défend le beau style et une syntaxe dont la vocation, dit le poète, est d’« être piétinée ».

Sur les correspondances échangées dans les années 20, Émilie Frémond, spécialiste du surréalisme [[Voir Émilie Frémond, Le Surréalisme au grand air, tome I : « Écrire la nature », Classiques Garnier, 2016.]] , donne à sa contribution « Correspondance et polémique » le sous-titre, emprunté au film de Danny Boyle (1994) « Petits meurtres entre amis ». La pratique même, privée et en principe destinée à le rester, de la correspondance la rend a priori peu compatible avec la polémique, genre discursif en principe public, et Émilie Frémond a raison d’interroger la pertinence de l’adjectivation polémique aux correspondances privées, justifiant cette pertinence par des raisons typologiques (la « forte composition dialogique », p. 34), mais aussi – et c’est le plus intéressant – pour ce que la lettre dans la période surréaliste aura pu constituer comme « terrain d’entraînement » (p. 35) pour les règlements de comptes à venir. C’est donc « entre amis », dans la sphère privée, à l’exception de quelques « Lettre[s] ouverte[s] », ou encore d’un faux compte rendu de spectacle à l’occasion duquel Aragon publie sa « Correspondance privée » (Littérature, 1er janvier 1923) que s’exercent coups de griffe et insultes, soit à l’attention des destinataires, soit visant des tiers, Apollinaire notamment, avec la complicité requise du destinataire, Breton en l’occurrence.

L’étude d’Adrien Cavallaro (« Préfaces-Pamphlets. Aragon, préfacier polémiste ») met en miroir certains traits de l’écrivain Pierre Mercadier du roman Les Voyageurs de l’impériale, auteur d’une Vie de John Law et son auteur, et se concentre sur les premières préfaces, celles des années 20 et du tout début des années 30, qu’Aragon destine aussi bien à ses propres écrits qu’à d’autres auteurs – Lautréamont, Rimbaud, Apollinaire – et à quelques catalogues. Ces textes ont en commun d’être traversés par une « pulsion “provocatoire” » (p. 59) traduisant une « tentation pamphlétaire constante » (p. 60), à des degrés de virulence divers, dont le sommet est atteint « autour de 1928 » (p. 60), et de se rattacher à une tradition somme toute romantique remontant à Lautréamont et à Baudelaire. Une attention particulière est prêtée à la préface de 1924 du Libertinage qui, plus qu’une simple préface, est, il est vrai, « l’une des meilleures pièces » (p. 67) du recueil.

La contribution de Luc Vigier, directeur de l’équipe Aragon de l’ITEM, « Le réalisme, c’est des petits chats », dresse un rappel historique des positions partisanes occupées successivement par Aragon, y compris celles dont la posture combattive n’est pas forcément portée par cette « colère » à quoi ce rappel historique identifie Aragon. Tout écrit public colérique est certes polémique, mais tout écrit polémique n’est pas forcément colérique : ici se pose la question de la tension entre la part de l’émotion et la part de la stratégie littéraire, que Daniel Bougnoux avait ouverte plus haut. L’objet de l’étude est le discours discontinu, principalement sur sa fin, tenu par le poète sur le tapissier Jean Lurçat entre 1942 et 1948, et en particulier la façon dont l’éloge aragonien a conduit le poète à défendre l’artiste contre le dénigrement notamment en le rangeant dans le camp des « réalistes », un artiste maître d’un « art de combat » (p. 78) unissant sa pratique à celle du « poème de circonstances » tel qu’Aragon pouvait le concevoir en 1942. Cet hommage discontinu donnera lieu, dans la « chronique » parue en décembre 1948 dans la revue Europe, à des propos acerbes visant notamment « deux critiques d’art de profession » mais aussi des professeurs, et par métonymie tout ce que la critique institutionnelle peut compter dans ses rangs. C’est certes chez ces critiques d’art à l’esprit aussi étroit que leur propre conception du réalisme, affirme Aragon dans cette chronique, que « le réalisme, c’est des petits chats ». De ces règlements de compte, Luc Vigier montre comment les préoccupations esthétiques d’Aragon sont alors associées aux préoccupations idéologiques, le mauvais goût de Dali et de Chirico renvoyant à leurs accointances avec le fascisme, de la même façon que l’éloge esthétique de Lurçat et de Picasso est aussi un éloge poétique.

La partie « Poésie : Aragon La Colère » est introduite par l’étude de ces textes d’Aragon que Florian Mahot Boudias appelle « poésies insupportables » [[Voir Florian Mahot Boudias, Poésies insupportables, Politiques de la littérature dans l’entre-deux-guerres (Aragon, Auden, Brecht), Classiques Garnier, 2016. On consultera sur le site de l’ERITA la note de lecture : « Compte rendu par Roselyne Waller, de Florian Mahot Boudias : Poésies insupportables, Politiques de la littérature dans l’entre-deux-guerres (Aragon, Auden, Brecht), Classiques Garnier, 2016 », https://louisaragon-elsatriolet.fr/spip.php?article671.]] : sous le titre « La poésie au service de la Révolution », Michel Murat, spécialiste de poésie française mais aussi de la parole polémique Voir Gilles Declercq, Michel Murat & Jacqueline Dangel (dir.), La Parole polémique, Honoré Champion, « Colloques, congrès et conférences sur l’époque moderne et contemporaine », 2003. , étudie les ouvrages « mal considérés et souvent méprisés » (p. 88) que sont Persécuté persécuteur (1931) et Hourra l’Oural (1934), après une courte réflexion liminaire sur le champ définitoire de la polémique (« faut-il dire satire, pamphlet, polémique », p. 87), et une affirmation qui méritait à elle seule une contribution : « Le plus polémique des ouvrages poétiques d’Aragon […] est bien La Grande Gaîté [1929] ». La motivation qui préside à l’écriture des deux recueils de 1931 et 1934 est, selon Michel Murat, « la vindicte et la haine de soi » (p. 89) résultant de la violence des contradictions chez Aragon entre le communisme et le surréalisme, contradictions non dépassables pour lui, à la différence de Breton. L’étude, qui s’arrête ponctuellement sur deux poèmes de Persécuté persécuteur, situe les textes de cette période dans leur double contexte historique et littéraire en précisant le profil de poète polémiste d’Aragon comparativement à celui de ses contemporains Char, Péret, Maïakovski. Il est dommage que les perspectives intéressantes ouvertes par cette étude soient régulièrement ponctuées de jugements sur la valeur de tel ou tel poème, ou sur le peu d’estime porté à Hourra l’Oural : le propre d’un point de vue, qu’il soit ou non partagé, est de ne pas convaincre et surtout de ne donner aucunement matière à réflexion.

C’est à la poésie de Résistance qu’est consacrée la contribution de Johanne Le Ray, membre de l’ERITA et autrice d’une thèse sur le croire chez Aragon (2018) Anthropologie et esthétique du croire dans l’œuvre poétique d’Aragon, du Crève-cœur au Fou d’Elsa (1939-1963), thèse soutenue le 14 septembre 2018 à Paris-Diderot, sous la direction de Nathalie Piégay., « Poésie et polémique : un mariage de circonstances pour temps de guerre ». Après un rapide rappel des grands moments polémiques des années 20 chez un auteur qui lui-même – et il était pertinent de le rappeler – « cristallise […] la polémique » (p. 99) même presque quarante ans après sa mort, Johanne Le Ray souligne le reflux chez Aragon, « paradoxalement » (p. 100) dans la période de guerre et de Résistance, du registre polémique, qui ne reviendra au premier plan que dans les années 1950. Après un bilan sur « le laboratoire des années 30 », qui donne l’occasion d’attribuer la « mise en veille de la poésie entre 1934 et 1939 » à un « constat d’échec » (p. 102) dû à l’aporie d’une alliance durable entre la poésie et la polémique politique, Johanne Le Ray étudie la manière dont le retour à la poésie dans ces années de combat se détourne de la polémique tout en étant profondément politique. Les textes polémiques existent, certes (Les Martyrs, Le Crime contre l’esprit), mais la polémique investit alors la prose et non la poésie, comme s’il s’agissait désormais pour le poète de contrebande puis pour le poète de la clandestinité, « d’écrire pour » et non plus « d’écrire contre » (p. 103). L’objectif premier n’est plus tant d’attaquer que de rassembler, posture pragmatique dont Johanne Le Ray souligne l’influence de Brecht, connu du poète depuis le temps de Commune. Il est vrai que les conditions d’alors font qu’Aragon ne parle plus à la cantonade ni non plus « pour lui seul, et peut-être pour une postérité inappréciable », comme le dit Michel Murat du poète de la décennie précédente (p. 94). Reflux de la polémique, donc, mais qui n’exclut en rien les prises de parti, bien au contraire : contre une vision fantasmée de l’Histoire immédiate et, pour reprendre les titres mêmes d’Aragon, qui sont des mots d’ordre : « Contre la poésie pure », « Pour un chant national » dans la période de contrebande, période qui laissera ensuite la place aux propos virulents d’un Brocéliande ou du Musée Grévin d’un François La Colère clandestin, chantant bien clair dans une poésie de circonstance assumée. Reste dès lors à analyser les raisons du retour de la polémique dans les années 1950, principalement dans Les Yeux et la mémoire (1954), que Johanne le Ray relie évidemment à des raisons de circonstances (« le dualisme politique de l’époque et dans la lecture partisane qu’en impose le PCF », p. 110), mais aussi à l’enfermement du poète dans la « diabolisation de l’ennemi » (p. 112), dans laquelle il se retrouve finalement « captif malheureux » (p. 117).

C’est le Journal d’une poésie nationale (1954) que Michel Jarrety, spécialiste de la poésie française moderne, nous propose de relire dans l’article « D’une poésie nationale ». Ce recueil jamais réédité de textes critiques parus dans Les Lettres françaises entre 1953 et 1954, encadrant des productions de poètes de la Renaissance et de poètes contemporains, est une double prise de parti, dans le champ esthétique et dans le champ politique. Michel Jarrety rappelle le contexte de cette double prise de parti à l’heure de la Guerre froide, de la mort récente (1952) d’un Paul Éluard revenu depuis quelques années à la pratique du vers régulier et de la bataille pour le sonnet lancée par le canal des Lettres françaises – bataille à propos de laquelle il est judicieusement rappelé qu’Aragon n’a écrit jusqu’alors, quoi qu’il dise de cette architecture prosodique, que fort peu de sonnets : la traduction de Cinq sonnets de Pétrarque, un sonnet « Imité de Camoëns », quelques tombeaux… Michel Jarrety interroge dans ce Journal la présence de poètes comme Éluard, Guillevic, Queneau, ainsi que la façon dont l’éclairage du combat « pour une poésie nationale » influe sur la lecture que l’on peut faire de leur présence, a fortiori de leurs textes, voire la façon dont cet éclairage influe sur leur production poétique elle-même, pour ce qui concerne Guillevic. Cette lecture du Journal est aussi l’occasion d’évoquer le positionnement du jeune Jacques Roubaud, acclamé alors par Aragon, dans cette bataille du sonnet dont il s’est alors tenu loin, lui qui se convertit plus que tout autre à l’art du sonnet mais bien plus tard, dans une motivation et aussi dans une manière fort différente de celles d’Aragon… Reste que dans cette relecture du Journal, si des points nécessaires de l’histoire littéraire française sont précisés, nous sommes loin de la polémique.

« Boxe devant le miroir » : telle est la figure utilisée par Aragon pour décrire en 1975 son activité de rassembleur, de commentateur et d’éditeur de sa propre « œuvre poétique », parue entre 1974 et 1981. C’est un moment précis de cette activité que relit pour nous Josette Pintueles, membre de l’ERITA et spécialiste de L’Œuvre poétique d’Aragon Josette Pintueles, Aragon et son Œuvre poétique, l’œuvre au défi, Classiques Garnier, 2014. On consultera sur le site de l’ERITA la note de lecture : « CR par Hervé Bismuth de : Josette Pintueles, Aragon et son Œuvre poétique, l’œuvre au défi, Classiques Garnier, 2014 », https://louisaragon-elsatriolet.fr/spip.php?article577. , sous le titre « Quarante ans après : une “boxe devant le miroir” », celui correspondant au tome VII de L’Œuvre poétique, consacré aux années 36-37 et publié en 1977. Ce tome a la particularité de ne contenir aucune poésie d’Aragon [[Il y aurait tout un article à écrire sur les diverses surprises et déceptions des milliers d’abonnés à L’Œuvre poétique dans ces années-là, souvent des militants de milieux populaires amoureux des « beaux vers » d’Aragon, et dont il reste quelques survivants.]], à l’exception du poème « le Songe d’une nuit d’été » dont l’inscription est ici problématique dans la mesure où Aragon le date de 1932, puis justifie une datation qui ne saurait remonter plus tard que 1934, ainsi que le rappelle Josette Pintueles – et elle montrera que ce rappel n’est pas de pure érudition dans la mesure où l’insertion paradoxale de ce poème en cette place fait partie de l’arsenal polémiste du relecteur de 1977. Ce tome VII consiste ainsi principalement, outre quelques œuvres en prose comme la pièce radiophonique La Naissance de la paix (1937), en une chronique de l’actualité des années 1936-1937, et une chronique des polémiques d’alors, sous le regard d’un éditeur qui les renouvelle en les reproduisant, en les commentant, en les triant. Ce discours où la polémique est en quelque sorte mise en abyme dans des années où Aragon fait feu de tout bois politique et esthétique, Josette Pintueles entreprend d’en décortiquer l’« éthos polémique diffus » (p. 149) en s’appuyant sur les travaux critiques précédents, pour expliquer quelles ont été les stratégies choisies par Aragon dans les enjeux polémiques de l’entre-deux guerres, tout en décrivant de quelle façon certaines postures polémiques ont bougé « quarante ans après ». Au nombre des retouches, une attention particulière est prêtée au portrait d’André Gide à l’occasion du voyage en URSS et de l’enterrement de Gorki – un portrait qui reste tout aussi méchant « quarante ans après », mais qui insiste cette fois sur l’ « enthousiasme sincère pour l’URSS […] pour mieux souligner le caractère collectif de l’erreur sur Staline » (p. 138). De ce regard rétrospectif, Josette Pintueles interroge également la fiction charriée par le discours autobiographique, ce qu’Aragon appelait déjà le mentir-vrai (1964), et il est vrai que le récit de ces années tient aussi du roman, avec ses choix – et donc ses renoncements – et ses mises en scène narratoriales, dans une navigation « entre excès et ellipses » (p. 144). À ce regard de 1977 porté sur les années 1930 participe également en filigrane l’aveu de ce qu’Aragon appela en 1956 ses « paupières » fermées sur la réalité de l’univers stalinien, malgré l’arrestation et la condamnation à mort de Vitali Primakov, beau-frère d’Elsa Triolet. En analysant la façon dont le discours de 1977 modifie, redécoupe, ré-éclaire, passe sous silence ou épouse avec redondance les discours de 1936-1937, Josette Pintueles définit finalement ce qu’il en est du discours polémiste de l’auteur de L’Œuvre poétique, y compris dans le choix du « pédantisme » (p. 146) de certaines plages explicatives, ou dans celui de la « fuite en avant de l’engagement dans la Guerre d’Espagne » (p. 149), tout en rappelant le contexte politique et personnel de cette année 1977.

L’ouverture de la troisième partie de l’ouvrage, « Les mondes polémiques du roman », porte sur « Le Monde réel » et sur ce qu’Aragon présentera dans sa préface tardive de 1965 comme le projet de son roman Les Voyageurs de l’impériale [1939] : la « liquidation de l’individualisme ». C’est sous le titre : “Liquidation de l’individualisme” : Le Monde réel, cycle polémique ? » qu’Alexandre de Vitry, spécialiste des relations entre littérature et politique, s’attache à définir en quoi consiste exactement cette liquidation dans le cadre de la littérature romanesque. Il le fait en posant la question à partir de la polysémie même du terme liquider qui, dans sa brutalité, n’en induit pas moins également l’idée d’un état des lieux, d’une mise au point. C’est certainement cette affirmation – tardive – par Aragon d’un projet de « liquidation » qui l’amène à définir Les Voyageurs de l’impériale comme le roman « qui correspond le plus visiblement à la catégorie du “roman à thèse” » quoi qu’en dise Susan Rubin Suleiman (mais aussi Raphaël Laphail-Molino [[Raphaël Laphail-Molino reprend à son compte l’analyse de Susan Rubin Suleiman dans sa « Notice » des Beaux Quartiers in Aragon, Œuvres romanesques complètes, tome 2, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 1305. NB : c’est à propos des Cloches de Bâle que Dominique Massonnaud évoquera pour sa part le roman à thèse dans la contribution suivante, voir infra, p. 177.]]) pour qui cette définition s’appliquerait bien plutôt aux Beaux Quartiers (1936). Les Voyageurs de l’impériale est ainsi étudié comme « roman à thèse négative », et même « roman polémique, roman de combat ou de condamnation » (p. 154), ce que la catégorie de « roman à thèse » n’implique pas forcément. Il est vrai que ce roman liquide l’individualisme si l’on s’en tient à sa trame narrative et à la fin pitoyable et bouffonne de son principal protagoniste, vrai également que la Grande Guerre dans quoi s’achève le roman sonne définitivement le glas de « tous les Pierre Mercadier », comme l’affirme la rumination intérieure finale de son fils Pascal, dans un style indirect suffisamment libre pour qu’on puisse également l’attribuer au narrateur du roman. Alexandre de Vitry montre la façon dont le syntagme « individualisme forcené » sembler charrier dans ce roman des valeurs positives dans un premier temps avant la remarquable bascule dans le dénigrement. Il est vrai que l’« individualisme forcené » d’un Blaise d’Ambérieux, tant admiré par Pierre Mercadier, était un « individualisme orienté : vers le beau, vers le bien », à la différence de l’individualisme « sans objet » (p. 167) du personnage principal des Voyageurs de l’impériale. La liquidation à l’œuvre dans ce roman concerne autant le personnage de Pierre Mercadier que le monde dans lequel il vit et qu’il incarne, tout en visant – et ici se situe la véritable polémique – la société française de l’entre-deux guerres dans laquelle s’écrit le roman, où l’urgence du combat collectif se fait pressante. Reste que l’individualisme, cela fait un moment que « Le Monde réel » lui règle son compte, à travers la Catherine des Cloches de Bâle (1934) puis l’Armand des Beaux Quartiers, même s’il est vrai que dans ce troisième roman la charge est de taille… tout en étant ambiguë tant le personnage de Mercadier renvoie, comme cela a déjà été remarqué (Roselyne Waller, Suzanne Ravis, Daniel Bougnoux), à quelque chose d’Aragon lui-même, comme le sera plus encore le personnage éponyme à venir d’Aurélien (1944), preuve évidente que l’individualisme est loin d’être réglé narrativement avec Les Voyageurs de l’impériale : il le sera bien plus tard, avec Les Communistes (1949-51) et La Semaine sainte (1958). La condamnation de l’individualisme par le romancier Aragon, qui dépasse le cadre des romans et rejoint celle produite ici ou là par le communiste Aragon, est aussi affaire de règlement de comptes esthétique, comme le montre de façon tout à fait convaincante Alexandre de Vitry par l’exemple du traitement de Baudelaire dans « Le Monde réel » mais aussi par le rappel des liens entre l’« individualisme littéraire » (p. 162) et le surréalisme. Moins convaincante est l’analyse de l’ « individualisme » chez Aragon, débusqué dans ses propos de commentateur du « Monde réel » : ce « partir de soi », ce « parler de soi » à l’œuvre dans ces propos, que l’on peut certes qualifier de posture individualiste, n’a pas vraiment de point commun, hormis un signifiant à l’acception un peu large, avec le type de posture sociale et politique que dénonce le romancier et le communiste Aragon, et peut difficilement, il me semble, le problématiser.

« Les combats du roman aragonien » sont abordés par Dominique Massonnaud, membre de la SALAET [[Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet.]], à partir d’un questionnement définitoire liminaire du terme polémique, dans sa connotation, dans sa visée axiologique et dans son cadre typologique usuel : celui du discours argumentatif. C’est cette dernière dimension qui problématise le plus la question du polémique dans le roman, genre qui par excellence « ne constitue pas une réponse immédiate dans le temps d’un conflit » (p. 171), à la différence du poème ou de l’écrit « de circonstance », pratiques qui ont été bien vite, Dominique Massonnaud le rappelle aussi, celles du jeune Aragon des années 1918-1920 dans des textes où s’affirme nettement un sujet du discours, un auteur, condition en principe nécessaire au discours argumentatif et par conséquent au discours polémique. Reste que le premier roman d’Aragon, Anicet (1921), met bien en scène un personnage dont l’auteur reconnaîtra en 1923 : « Quant à Anicet, mettons que c’est moi et n’en parlons plus ». Reste aussi qu’à lire les différents paratextes auctoriaux des œuvres romanesques d’Aragon, on sait bien la part de lui-même qu’il avoue avoir mise dans ses romans, et par conséquent la part proprement personnelle et polémique de certains développements de ces œuvres dans lesquelles Aragon n’est pas simplement un fabricant d’histoires. Les mises en scène d’un « Je » narratorial sont visibles dans bien des passages romanesques, en particulier dans le passage d’Aurélien dont Dominique Massonnaud nous livre quelques éléments d’analyse stylistique. Il y a bien un sujet du discours polémique dans le roman aragonien, et l’étude de ses « combats » prend pour exemple le premier roman du « Monde réel », Les Cloches de Bâle (1934). Ce roman, ici contextualisé dans l’actualité de l’année 1933 (incendie du Reichstag, décès de Clara Zetkin), produit un discours « lié à une transformation du genre romanesque » (p. 182), en particulier sur Clara Zetkin et sur l’avenir par quoi il s’achève, un discours « qui engage un souci de renouveau du genre » (p. 183), un discours dont la posture polémique interroge à la fois le roman-reportage et le roman prolétarien.

La contribution qui termine cette partie consacrée à l’écriture romanesque mais aussi l’ouvrage est rédigée par Maryse Vassevière, membre de l’ERITA et de l’équipe Aragon de l’ITEM, et porte sur cette « sorte de roman » (p. 185) qu’est Le Neveu de M. Duval écrit en 1953 (« Écriture(s) polémique(s) et guerre froide : du journal au roman »), et sur la façon dont il résonne jusque dans la nouvelle « Œdipe » de La Mise à mort (1965). Le texte polémique au statut mal défini de 1953 est contextualisé à la fois dans l’actualité de la Guerre froide et dans celui des attaques lancées par la presse de droite contre le romancier et journaliste André Stil (l’ouvrage est contemporain de son arrestation et de son procès mené par le juge Duval), et présenté comme la réécriture transparente du Neveu de Rameau de Diderot qui mettait face à face dans un dialogue théâtralisé le MOI du narrateur et le neveu du célèbre musicien. Il est vrai que dans le dialogue de 1953 intervient, outre un lecteur, un MICHEL, qui amplifient la dimension dialogique de l’œuvre, dans laquelle Maryse Vassevière reconnaît un « humour dada ». Maryse Vassevière rappelle que les objets polémiques de l’œuvre (« Manif Ridgway », Indochine) seront de nouveau évoqués plus tard dans les derniers romans d’Aragon. La nouvelle « Œdipe » de La Mise à mort donne l’occasion d’une lecture, appuyée par celle du Neveu de M. Duval, de La Mise à mort comme contenant « une polémique cachée avec le marxisme et le réalisme socialiste lui-même », propos étonnant concernant un romancier qui préface deux ans avant La Mise à mort l’ouvrage de Roger Garaudy D’un réalisme sans rivage (1963), étonnant également concernant un romancier qui dans ces années-là prendra aussi souvent la parole pour commenter son œuvre et qui affirmerait quelque chose d’aussi surprenant par le truchement d’une « polémique cachée ». On suivra encore moins Maryse Vassevière dans son affirmation presque finale suivant laquelle cette « polémique cachée » est menée dans Théâtre/Roman jusque « contre le PCF lui-même », thèse qui n’est aucunement argumentée.

La grande qualité de ce recueil de contributions n’est pas seulement l’évidence – et l’excellent choix – d’un angle d’attaque qui permet de présenter, tant du point de vue de la manière que de celui de la matière, quasiment tout le parcours de l’écrivain polygraphe depuis les années 1910 jusqu’aux années 1970 : ce choix donne également l’occasion – rare – de parler de textes importants à la fois dans l’histoire de la production littéraire d’Aragon et dans l’histoire de la littérature française du XXe siècle, des textes pourtant restés enfermés dans leur contexte au point de ne plus avoir été, hélas, réédités. La pertinence de certaines analyses montre pourtant l’intérêt qu’il y aurait de publier de nouveau ces textes. Cet ensemble ponctue de façon heureuse l’histoire de la critique aragonienne, y compris du point de vue de la qualité de la plupart de ses contributions, legs précieux pour la recherche à venir. Le défaut – n’est-ce pas peut-être une loi du genre ? – dans cette addition de textes est en revanche que ce numéro de revue manque d’une réflexion commune ou tout au moins partagée s’agissant d’une notion dont les signifiants polémique, polémiste sont à préciser. Si certains travaux questionnent individuellement cette notion de façon fort intéressante, fort productive aussi, et généralement bien documentée, y compris dans ce qu’elle peut avoir de problématique s’agissant du corpus à l’étude (Émilie Frémond, Dominique Massonnaud), on trouvera dommage que certaines contributions s’abstiennent de tout questionnement théorique, quitte à flirter avec le hors sujet ou à lire de la polémique où il n’y en a pas.

Hervé Bismuth


P. P.

Patricia Principalli, maître de conférences à l'Université de Montpellier