Fernand Salzmann, Le nom du poème, Aragon et le Fou d’Elsa, résumé de la thèse
Aragon est l’un des derniers poètes du XXe siècle à avoir fait d’un nom, d’un nom propre, l’élément fédérateur d’une part importante de sa production poétique. C’est sans doute dans Le Fou d’Elsa (Gallimard, 1963) que le nom de la femme aimée fait l’objet du travail le plus abouti, et il faut bien lire Le Fou d’Elsa comme un livre somme (au cas où sa dimension imposante, voire monstrueuse – plus de 450 pages dans la collection « Blanche » chez Gallimard – ne suffisait à le signaler), l’aboutissement d’un projet poétique amorcé pendant la Seconde Guerre mondiale. Le livre de 1963 se présente sous une forme fictionnelle qui le distingue des autres recueils. Ce recours à la fiction est un moyen pour le poète d’inventer un contexte où la profération de ce nom ferait de la femme qui le porte l’expression même de l’altérité. L’écrivain choisit ainsi de situer l’intrigue du Fou d’Elsa dans le cadre de la Grenade arabo-andalouse du XVe siècle, où le vieux Medjnoûn fou d’une Elsa de l’avenir pose celle-ci en rivale d’Allah, s’attirant ainsi l’opprobre de l’ensemble de la communauté des croyants qui vit dans la cité assiégée par les armées catholiques d’Isabelle de Castille et de Ferdinand II d’Aragon. Par conséquent, le poème de 1963 apparaît bien comme le lieu privilégié de l’étude du nom d’Elsa dans la poésie de cet auteur, et c’est la piste de l’onomastique que je suis pour frayer un sentier dans la lecture difficile de ce livre.
Composé de trois parties, mon travail trace un chemin partant du «personnage d’Elsa », titre de la première partie, passant par le « chant » dont elle est l’objet (deuxième partie), pour aboutir à l’étude proprement dite du discours amoureux du Fou d’Elsa (« Le Fou d’Elsa : noms et pronoms d’un poème »). Ces parties ont pour objectif de combler trois lacunes dans la critique littéraire : la notion de personnage en poésie (les critiques ont jusqu’à présent articulé la question du nom propre à celle du personnage dans le cadre du roman ou du théâtre, mais jamais de la poésie) ; celle de pétrarquisme (la critique française refuse globalement d’étendre cette notion au-delà du XVIe siècle) ; enfin, les lacunes propres aux études aragoniennes, puisque très peu d’ouvrages prennent la pleine mesure du Fou d’Elsa.
La première partie s’ouvre sur un rappel de l’importance du nom propre dans la vie de l’écrivain (fiction familiale, pseudonymes). Puis, j’émets l’hypothèse selon laquelle l’imaginaire du nom d’Aragon aurait été influencé par la linguistique (Damourette et Pichon) comme par la littérature (Roussel). Après avoir réinscrit les problématiques onomastiques dans les champs du savoir (psychanalyse, ethnologie, philosophie, linguistique) dans les années 1960 et au-delà, j’aborde le problème du personnage en poésie. Menant une étude de réception du Fou d’Elsa, je montre en premier lieu comment la question du personnage se pose à partir de la réflexion sur le genre et des relations entre poésie lyrique et épopée, avant d’envisager cette problématique théorique par le biais du dispositif de l’adresse poétique, en mettant la focale sur l’allocutaire (le « tu ») plutôt que sur l’allocuteur (le « je » lyrique ayant déjà fait l’objet de nombreuses études).
Dans la deuxième partie, l’étude s’ouvre, historiquement, sur le Moyen Âge et sur les derniers états de la réflexion concernant la poésie courtoise et la lyrique des troubadours, puis sur la poésie de Pétrarque et ses prolongements à la Renaissance, ce qui inclut, toujours autour du nom, l’histoire du pétrarquisme et de la critique pétrarquiste en France et en Italie. J’établis ensuite la distinction importante entre amour sublime et amour pétrarquiste et je montre en quoi le pétrarquisme d’Aragon constitue un point d’inflexion dans son œuvre par rapport à l’érotique surréaliste, et comment il s’articule à la question de l’identité du sujet. Enfin, je montre l’intérêt qu’il y a à articuler le pétrarquisme aragonien aux réflexions sur le modèle et sur le portrait, réflexions approfondies par l’auteur dans Henri Matisse, roman. En relisant ce texte, ainsi qu’Aurélien, la poésie de la Résistance et Le Roman inachevé au miroir du Canzoniere, comme le demande Aragon en 1960, et en rappelant le rôle de la traduction des Cinq sonnets de Pétrarque (1947), je démontre que Le Fou d’Elsa non seulement s’inscrit dans la continuité du pétrarquisme d’Aragon amorcé pendant la Résistance, mais qu’il doit être lu comme la poutre faîtière de ce pétrarquisme. Celui-ci devient alors un ferment de l’unité de la poésie ou de la poétique d’Aragon jusqu’à Théâtre/roman d’une part, tout en désignant aussi l’important discours que l’écrivain dissémine a posteriori tant dans les préfaces des livres des années 1960 et 1970 que dans leurs « après-dire ».
Enfin, la troisième partie recentre le propos sur Le Fou d’Elsa. Trois contextes différents sont rappelés pour comprendre l’écriture de ce poème : un contexte historique, celui de la guerre d’Algérie ; un contexte linguistique, celui qui concerne une certaine idéologie de la langue française ; puis, et c’est un élément novateur de mon travail, un contexte historico-linguistique, celui de la politique linguistique menée en URSS qu’appelle Littératures soviétiques (1955). Dans un autre chapitre, j’étudie, dans le prolongement des travaux d’Hervé Bismuth, la question du nom étranger, apportant de nouveaux éléments à la réflexion sur la traduction dans la poétique aragonienne et sur les rapports entre langue littéraire et nationalisme (avec l’idée d’une « poétique de l’infraction »), entre poésie et idéologie, sur la place du nom d’Elsa, celui de l’Autre et de l’étrangère, dans la lyrique amoureuse du Fou d’Elsa.
Finalement, j’aborde les problématiques liées à la communauté telles qu’elles apparaissent dans Le Fou d’Elsa, en interrogeant la manière dont le sujet poétique se situe par rapport au « nous » et au « tu ». Le dispositif du poème de 1963 est en effet construit sur une double adresse : le « tu » est tour à tour Elsa et Grenade, impliquant ainsi deux manières d’envisager la communauté : celle du couple (partage d’un amour), et celle de la société (partage d’un espace, celui de la ville et de ses environs). Les analyses montrent la violence à laquelle cette communauté est associée, autant de façon intrinsèque que dans les désillusions que, comme utopie, elle inflige.
La conclusion prend sa source dans le dernier point développé en fin de troisième partie, celui du cadre énonciatif installé par le « je » du poème et par cette double adresse construite par ce « je », le « tu » et le « nous ». Elle permet de réfléchir de manière plus générale au projet poétique entrepris par Aragon, et de ressaisir cette œuvre dans l’histoire littéraire du XXe siècle, notamment par le biais des questions du blasphème et de la louange, et de celle de l’hymne (Bailly). Les limites d’une telle entreprise lyrique, aussi impressionnante soit-elle, sont ainsi soulignées.