Compte-rendu par Hervé Bismuth de Bernard Vasseur : Aragon Stalinien ?Mythe et réalité, HD, « Université permanente », 2019

Published by P. P. on

arton797.jpg

Bernard Vasseur, Aragon stalinien ? Mythe et réalité, HD, « Université permanente », septembre 2019, 68 pages, 15 euros.

Aragon stalinien ! Le cliché est d’autant plus notoire qu’il suffit, en particulier chez ceux qui ne savent pas grand-chose d’Aragon, à vouer à la damnation un auteur pour cause de mal-pensance – pratique éminemment stalinienne il va sans dire. Bernard Vasseur, philosophe et ancien directeur de la Maison Triolet-Aragon, retourne cette exclamation en interrogation dans ce petit livre, publication de la conférence prononcée en novembre 2018 à l’Université permanente du PCF. Son interrogation s’inscrit d’emblée dans le refus de la trop facile posture qu’il appelle le « jeu de l’indignation rétrospective » et dont Aragon disait en 1956 dans Le Roman inachevé : « comme il est facile après coup de conclure / Contre la main brûlée en voyant sa brûlure ». L’interrogation est ici philosophique ; elle est celle qui passe le ‘stalinisme’ d’Aragon à l’épreuve de la maxime de Spinoza : « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas railler, mais comprendre ».

« Comprendre ? » C’est avant tout confronter le terme même de stalinien à sa polysémie historique : adhérent d’un parti communiste membre du Komintern ? admirateur de celui qui régna sur l’URSS de 1929 à 1953 ? co-auteur ou complice d’un système et d’un homme qui broyèrent des millions de personnes ? approbateur d’une idéologie qui imposa ses canons esthétiques en matière de littérature et d’art ?… « Comprendre », c’est aussi redonner l’échelle de l’Histoire : Bernard Vasseur remet en perspective, témoignages à l’appui – les meilleurs témoignages étant les propres paroles d’Aragon –, ce qui fit la matière même du grand mensonge idéologique que fut le stalinisme et de la crédulité de millions de communistes et s’il n’y avait eu qu’eux… Rappel est fait des procès truqués, de l’extraordinaire propagande d’État relayée par des militants crédules, des iniquités attribuées à des chefaillons parfois désavoués par Staline lui-même (voir la réhabilitation de Maïakovski), mais aussi de l’auréole de la victoire soviétique contre le nazisme, de la binarité de la Guerre froide et des grands camps en présence sur la scène internationale comme en France. « Comprendre », c’est dire comment l’écrivain qui défend apparemment quelques fondamentaux du stalinisme est aussi à la même époque l’admirateur et le promoteur de Matisse et de Picasso, le praticien d’un « réalisme socialiste » qui a bien peu à voir avec Jdanov, et, passé les années 1950, le défenseur permanent des intellectuels et artistes des pays de l’Est, Soljenitsyne, Kundera, London, Rostropovitch… « Comprendre », c’est enfin rappeler que dès la révélation de ce qu’il est convenu d’appeler les « crimes de Staline », Aragon a été le premier à s’accuser, et longtemps, de son aveuglement volontaire, de ces « paupières » que le « poignard » de 1956 vint transpercer.

Au nombre des documents incontournables qui ponctuent cette conférence, l’ouvrage publie en appendice un précieux entretien d’Aragon donné en 1971 à L’Express sur son passé ‘stalinien’.

Hervé Bismuth, janvier 2020


P. P.

Patricia Principalli, maître de conférences à l'Université de Montpellier