Soutenance de thèse de Margaux Valensi: « La politique du chant dans les œuvres de Pablo Neruda et Louis Aragon: l’art comme conquête ».
Soutenance de la thèse par Margaux Valensi le 4 novembre 2016 à l’université Bordeaux-Montaigne
Résumé de la thèse
Face aux grands drames historiques du 20ème siècle, Louis Aragon (1897-1982) et Pablo Neruda (1904-1973), deux poètes communistes, amis dans la vie, développent à travers leur œuvre une conception de la poésie et de l’art en général comme une conquête, qu’ils nomment « chant ». Les œuvres d’Aragon et de Neruda interrogent toutes les deux ce mouvement d’extension, du poétique à l’esthétique : les lire ensemble constitue un dispositif expérimental inédit pour penser « l’art comme conquête » et percevoir ce qui, entre les langues et les langages artistiques, permet d’assurer la portée d’un chant inter-national dans l’Histoire du 20ème siècle.
Bien qu’il renvoie au lien séculaire entre musique et poésie, le « chant », que la thèse prend pour objet, n’est ni réductible à la musique ni au texte. Pour eux, le chant est le symptôme de l’unité fondamentale de l’art et de la vie et peut constituer une expression valant dans n’importe quelle sphère de l’activité artistique. Cette étude défend l’hypothèse selon laquelle le chant est d’abord une énergie qui fonde non seulement le texte littéraire, mais irrigue également les autres arts, et notamment les arts plastiques. La thèse propose ainsi de réinterroger ce que l’on appelle « chant » à travers deux œuvres originales qui cherchent à redessiner des communautés politiques et esthétiques, à l’échelle nationale et internationale.
Pour mener à bien un tel projet, la thèse dégage les « convergences » entre la poésie et les arts plastiques. Saisir ces « convergences » implique d’inscrire dans une première partie les pratiques poétiques de Neruda et d’Aragon dans des espaces de création. En dessinant les contours de ces espaces, à partir d’une approche biographique, historique et poétique, il s’agit dans un premier temps d’observer d’une part la place qu’ils occupent au sein de l’espace littéraire national ou international et de saisir d’autre part les étapes de la constitution progressive de l’internationale artistique à laquelle ils appartiennent. La diversité de leurs rôles dans la sphère publique et dans la vie littéraire, à l’échelle nationale comme internationale, entraîne ces deux hommes à penser la littérature comme un objet, un matériau au potentiel infini. Cette diversité est aussi due au parti-pris de notre travail qui tend à révéler le mouvement, en pensant non pas des monographies mais plutôt des parcours poétiques. En saisissant leur œuvre par le dehors dans cette partie, nous avons mis en lumière les étapes de la fabrique du chant à partir de deux manières de relier les espaces poétiques et politiques : celui de l’histoire littéraire et artistique et celui de la traduction.
La deuxième partie de notre étude s’est fondée sur une approche poétique pour examiner de l’intérieur cette fois le chant sous l’angle de l’énergie. Si le chant semble indéfinissable, c’est aussi parce qu’il n’est pas une forme ni même un genre à proprement parler, mais l’expérience sensible d’une présence partagée. Aragon et Neruda représentent d’abord dans les textes un corps-à-corps avec l’être aimé, d’où émerge le chant qui se diffuse et s’étend à une communauté plus vaste. Ils confondent chant d’amour et chant d’armes pour que leur voix poétique gagne en volume, se charge d’intensité et accroisse sa portée. La démesure du chant court-circuite la représentation pour rétablir la présence sensible des corps.
L’énergie du chant défie les cadres de la représentation pour s’afficher comme une expression et c’est sous ce dernier prisme que l’on s’est proposé dans une troisième partie d’inscrire le chant dans un horizon qui outrepasse la poésie et de le confronter à des problématiques visuelles. Pour mettre en évidence la dimension expressive du chant, nous précisons d’abord dans quelle mesure il s’inscrit au cœur d’enjeux esthétiques excédant le poétique et nous montrons que les pratiques poétiques d’Aragon et de Neruda se placent délibérément dans un champ esthétique qui n’est pas l’apanage des poètes. C’est en convoquant les écrits sur l’art de l’un et de l’autre, de rares livres illustrés par les peintres muralistes (Siqueiros, Rivera, Venturelli et Léger) et en examinant de près les extensions plastiques du chant (le livre, le mur et la tapisserie), que nous parvenons à identifier la communauté d’enjeux entre ce que nos poètes appellent « chant » et des réalisations plastiques majeures du 20ème siècle.
Cette lecture d’Aragon et de Neruda est par conséquent une invitation à reconsidérer et réévaluer ce que l’on nomme « chant ». En effet, la métaphore musicale désigne chez eux une expression qui se donne comme réelle, comme présente, au-delà du texte poétique. Le chant se caractérise par cette présence indéfectible, qui touche au corps dans sa dimension physique et symbolique, et qui demeure pourtant insaisissable. S’arrogeant de toute limite, il émerge dans la prose comme dans le vers, il en fait sauter les gonds, il échappe au cadre de la représentation, il est là, il circule, parfois en dehors des lieux supposés ou attendus de la poésie. C’est pour cette raison que les photographes, les peintres muralistes ou les tapissiers peuvent également s’emparer du chant avec leur propre langage plastique. Cette expression n’est pas l’apanage des poètes car une de ses spécificités consiste à mettre en crise l’idée de la propriété et de l’auctorialité comme exclusivité : le chant est commun car il s’affirme comme une expression collective dont le poète, le peintre ou le photographe se fait le relais.
Son énergie lui confère une force fédératrice qui lui permet de déjouer les frontières géographiques et linguistiques d’une part et les frontières esthétiques d’autre part. Garantie par des dispositifs poétiques à l’échelle du texte, et parfois corroborée par la mise en musique, cette énergie confère au chant une portée générale et collective. En ce sens, le chant est l’expression d’une conquête qui vise à redéfinir ce qui fonde la cité et qui en fédère les sujets. Pour Aragon et Neruda, mais également pour Siqueiros, Rivera ou Lurçat, ce partage est celui d’une culture : d’une terre d’abord qui peut être celle de la nation, mais d’une terre qui intrègre l’Autre, sa langue et son langage. Pour ces hommes, les pratiques artistiques ne s’excluent pas, elles poursuivent un même objectif : redistribuer, pour parler la langue de Rancière, « le partage du sensible ».
Jury
Isabelle Poulin, Professeur de Littérature Générale et Comparée, Université Bordeaux Montaigne (directrice de la thèse)
Philippe Baudorre, Professeur de Littérature Française, Université Bordeaux Montaigne
Emmanuel Bouju, Professeur de Littérature Générale et Comparée, Université Rennes 2
Vincent Ferré, Professeur de Littérature Générale et Comparée, Université Paris-Est Créteil
Anne Tomiche, Professeur de Littérature Générale et Comparée, Université Paris-Sorbonne.
Discours de soutenance:
Margaux_Valensi-Discours_de_soutenance.pdf