Bernard Vasseur, « L’amour le communisme », sur le blog Clins d’œils intempestifs, 29 mai 2015

Voici donc l’amour et le couple conçus comme moteurs positifs du communisme. Rien de moins ! On pourrait bien sûr rester ébahi devant la nouveauté et la radicalité du propos. On pourrait n’y voir qu’une sublime métaphore de l’humanité de l’avenir, outrepassant ses conflits millénaires pour se réconcilier avec elle-même dans le partage harmonieux de sa diversité. En somme, l’amour après la guerre ! Bref, une « image de poète », un rêve, une lueur, un espoir, un vœu et – révérence gardée pour le génie d’Aragon qu’on n’oubliera pas de saluer au passage – rien de plus. Mais on peut aussi tenter d’y trouver, au-delà des images, une véritable pensée qui n’est pas là pour nous tenir, loin du réel, au ciel des « idées pures ». Une pensée qui pense juste. Tentons de le montrer.
Considérons notre présent dont il est désormais médiatiquement proclamé urbi et orbi qu’il relève de l’économie, une « science » qui nous dit ce qu’est le réel et qu’il faut s’y soumettre (sauf à être déraisonnable). Qu’est l’être humain pour l’économie depuis ses « pères fondateurs » (Adam Smith, David Ricardo) ? Un homo oeconomicus. C’est-à-dire un individu (un atome social considéré isolément) mû tout entier par le calcul de son intérêt propre ; un calcul égoïste (qui ne considère rien d’autre que son propre but) ; un calcul qui, sans qu’il le veuille, le cherche ou s’en rende compte, est appelé à produire une prospérité générale par l’effet de « la main invisible » du marché. Tel est le dispositif conceptuel établi définissant une « économie de marché ». Un dispositif dont on voudra bien admettre que la pièce ultime (la prospérité générale) n’est pas au rendez-vous promis, ce qui fait qu’on pourra toujours nous promettre de l’améliorer à la marge (les fameuse « réformes » tant vantées), mais sans toucher à la structure d’ensemble (le « Réel », toujours à genoux devant le « Réel » !)
Tentons alors de décrire le plus simplement ce qui motive la conduite d’un être humain amoureux. Il n’est pas un individu isolé puisque précisément, seul, il se sent incomplet et veut dans l’amour sortir de lui-même (de son ego), s’ouvrir à un autre pour construire une existence à deux (dont il attend qu’à deux elle soit plus intense que la solitude et la simple juxtaposition de 1+1). L’amour ne se calcule pas : il naît d’une rencontre aléatoire, qui ne se programme pas et que rien n’annonce (le fameux coup de foudre, par exemple). Sauf s’il est une « affaire » bourgeoise (dot, assemblage de propriétés,…) ou imposée, il est totalement désintéressé. Il ne vise ni à la concurrence, ni au pouvoir, ni à la domination, ni au maintien d’une tradition. Il n’est pas égoïste : il est au contraire fondé sur la réciprocité, le respect, l’égalité, la dignité, l’estime partagée… Il est toujours aimanté par la conscience de l’avenir et vise à sa réalisation dans le présent. Sans avoir besoin de la promesse d’une « main invisible », l’amoureux comblé voit sa vie transformée, métamorphosée, et il souhaite à tous de vivre la même intensité, le même bonheur que lui (l’amour est une réalité humaine universelle et universellement partageable par chacun).
Nous en savons assez pour saisir à quelle schizophrénie nos vies sont soumises. Ici, il y a celle que la société (appelons-là par son nom : capitaliste) nous impose et que l’économie nous présente comme un réel indépassable. Là, il y a celle dont nous rêvons, que nous pouvons choisir, que nous pouvons partager (à égalité) avec d’autres et que nous souhaitons à tous. Or, on le voit, les principes qui les commandent et que nous portons dans nos têtes et nos actes sont totalement à l’opposé. Et ce sont pourtant les mêmes humains qui les éprouvent dans les différents moments de leurs vies.
On pourra alors remarquer que la conduite amoureuse mobilise des ressorts tout à fait semblables à ceux qui sont constitutifs de l’idée du communisme (entendu comme rapports sociaux et association humaine), au point que l’on peut parler de l’amour comme d’un « communisme du deux ». Ne peut-on dès lors en tirer quelques conclusions quant au communisme lui-même comme construction politique collective (le communisme du « beaucoup ») ? Par exemple celle-ci : l’idée communiste n’est pas une invention fumeuse surgie récemment dans le cerveau de penseurs enfiévrés, mais elle vient à la pensée en naissant dans la pratique humaine la plus communément partagée et la plus universellement souhaitée (en ce sens, elle vient de très loin et a précédé de beaucoup l’apparition du mot qui la désigne aujourd’hui). Ou encore : le communisme est certes une volonté collective à construire, mais il n’est pas un horizon qu’il faudrait abandonner au silence tant il apparaît « lointain », alors qu’il est sans cesse présent et « à l’ordre du jour » de nos conduites individuelles. Ou bien toujours: le communisme n’est pas un au-delà de l’économie actuelle mais un toujours déjà là dans nos actes et nos vies. En sorte qu’il n’a pas sa base dans l’économie, mais s’enracine ailleurs, dans des conduites qui tournent toujours les humains vers l’avenir (alors que l’économie capitaliste fonctionne au présent et n’est en elle-même « grosse » d’aucune « négation de la négation », d’aucune « expropriation des expropriateurs »). Avec cette conséquence que le négatif (la conscience des méfaits de l’économie capitaliste actuelle) n’est pas un préalable nécessaire à la construction du positif (la volonté d’un avenir communiste) – comme on l’a longtemps pensé – mais que cette dernière peut-être cultivée dès aujourd’hui puisqu’elle a sa source et son moteur ailleurs que dans l’économie : dans des conduites humaines bien présentes et depuis très longtemps. On pourra peut-être même chercher à résoudre cette énigme historique : pourquoi, dans la longue durée des siècles, l’idée de révolution (d’égalité, de justice, d’émancipation, de communisme,…) renaît-elle sans cesse et partout, en dépit des toujours sanglantes répressions qu’elle a subies et de ses parfois lourds échecs ? N’est-ce pas parce qu’elle est aussi éternelle – entendons : hors de l’usure du temps –, aussi absolue, aussi infinie, aussi universelle que l’amour humain lui-même ? Et si l’on refuse la schizophrénie dont je parlais plus haut, n’est-ce pas une excellente définition du communisme que la formule du philosophe matérialiste antique Epicure : « vivre comme un dieu parmi les hommes » ?
Et par là, on pourra revenir à Aragon, au jugement qu’il portait sur le communisme historique de son temps (« Nous avons vu faire de grandes choses, mais il y en eut d’épouvantables »), tout en restant fidèle jusqu’au bout à l’idée et au combat du communisme. Car dans le Fou d’Elsa, la Grenade du roi Boabdil n’a pas plus d’avenir que l’URSS dont elle est l’ombre portée. Aragon le sait et le dit. Faut-il alors désespérer, battre en retraite, abandonner ? Non, puisqu’il y a l’amour : « Et cette terre toujours après le feu même a refleuri / Une seule chose Amour et c’est à vous de la décrire »