Valère Staraselski, « Témoignage », 2012
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Écrivain et essayiste, Valère Staraselski (né en 1957) a consacré sa thèse et trois ouvrages à Aragon :
– Aragon, la liaison délibérée (L’Harmattan, 1995) où il étudie le lien entre « l’écriture et l’acte politique » dans les faits, les écrits, les relations et les actes d’Aragon ;
– Aragon, l’inclassable (L’Harmattan, 1997) où l’œuvre aragonienne est envisagée en rapport avec les travaux de Lacan, Althusser, Blanchot, Derrida, Heidegger et l’œuvre de Lautréamont ;
– Aragon, l’invention contre l’utopie (Bérénice, 1997), texte constitué d’une conférence et d’entretiens où il évoque la vie et l’œuvre d’Aragon.
Il a récemment publié Le Maître du Jardin, dans les pas de Jean de La Fontaine (Cherche Midi éditeur, 2011).
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Témoignage
Valère Staraselski
Je revois le regard bleu du professeur qui allait devenir par la suite mon directeur de thèse, Jean Levaillant, pendant qu’il me tapotait l’épaule afin de m’encourager un peu puisque je séchais alors sur mon mémoire de maîtrise consacré à Théâtre/Roman.
Bien plus tard, je soutenais une thèse de doctorat dont l’intitulé était : Imaginaire et idéologie dans La Mise à mort et Théâtre/Roman. Et je me revois, cette fois, à la sortie de la soutenance, gratifié de mon nouveau titre, étourdi de bonheur, moi l’enfant de personne, d’avoir pu mener à bien ce travail de fond où je m’étais coltiné à très haut et très puissant.
Depuis lors, Aragon ne m’a jamais quitté, car ayant publié notamment une sorte d’essai biographique dont le fil rouge est la liaison délibérée entre art et histoire, écriture et politique, on me sollicite périodiquement pour des interventions de toutes sortes. Mais au-delà, j’écris moi-même des nouvelles, des romans, des essais, des chroniques que je publie depuis l’âge de 33 ans. Le travail d’écrivain engage une vie et quel que soit ce qu’on écrit, la valeur de ce qu’on écrit. Et celui ou celle qui se livre à cet exercice solitaire, pour peu qu’il ne triche pas, comprend presque d’instinct ce que vivent les autres écrivains. Je veux dire de l’intérieur… Ainsi, par exemple, de la solitude de l’auteur d’Aurélien.
« La sottise, la méchanceté, l’intérêt, je les vois dès demain ligués contre ma volonté. Je vais entreprendre une lutte où il n’y a pas de demi-succès. Une longue lutte sans repos, fastidieuse, obstinée. Pensez un peu à moi, Denise… Je suis dans une certain solitude » écrit en 1925, le jeune Aragon à une femme qu’il aimera en vain. Et dans son journal, l’écrivain Renaud Camus témoigne : « lorsque j’ai fait sa connaissance, en 1976, Aragon était un homme illustre. Il vivait pourtant dans une solitude effrayante. » Ou bien, on peut également relever ce que révèle Elsa Triolet dans une correspondance à sa sœur sur l’état nerveux d’un écrivain qui ne vit pas de sa plume mais d’une profession, qui plus est militante ! D’un artiste doté d’une conscience politique – certains rapetissent aujourd’hui en disant citoyenne – d’une conscience hautement morale. Ou en d’autres termes, à quel point d’épuisement physique et psychique parvient celui qui, le devoir chevillé au corps, doit faire face à une activité non seulement harassante mais hallucinante de responsabilités assumées, de débordement de tâches parfois désespérantes et par conséquent, d’incroyable stress. « Aragon a complètement perdu la tête avec son journal. Il ne dort pas, ne mange pas et plus ça va, pire c’est. Lorsque cela prend de telles proportions, je commence à trouver cela désagréable, je ne supporte pas les fous » (1937). « Mais de toute façon, en ce moment, Aragon est fou et m’irrite jusqu’au vertige » (1939). « Le célèbre Aragon est maigre, furieux et épuisé » (1948). Et n’oublions pas l’adresse d’Elsa à Louis, retrouvée par Michel Apel-Muller dans une boîte dans leur maison de Saint Arnoult. Lettre qui date du début des années 60 : « Mon Dieu, ce que la sérénité me manque toute une vie comme dans la voiture où je ne peux jamais te dire « regarde ! » puisque toujours tu lis ou tu écris, et qu’il ne faut pas te déranger ».
On songe aussi, on songe enfin à cette capacité à transformer le désespoir en énergie créatrice et de là, en beauté : « Tous ceux qui parlent des merveilles / leurs fables cachent des sanglots ». Et peut-être que ce que je peux, en définitive, retenir de ma fréquentation d’Aragon, c’est la faculté à faire de la confrontation avec la difficulté, l’épreuve, le malheur, le néant, la loi de toute création véritable ; j’entends par là une création comprise comme un travail au grand jour contre « la ténébreuse conspiration de l’art pour ne rien dire ».
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