Béatrice N’guessan Larroux, « Aragon au miroir. Essai sur Le Roman inachevé », L’Harmattan, coll. Afrique Liberté, 2010, 287 p.

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Béatrice N’guessan Larroux, Aragon au miroir. Essai sur Le Roman inachevé, L’Harmattan, coll. Afrique Liberté, 2010, 287 p.


Extrait de l’introduction :
« Vous tous en 1956 qui ne vouliez pas voir, en soixante même, vous en souvenez-vous ? ce qu’il nous arrivait de déchiffrer dans « La Nuit de Moscou », eh bien, avouez maintenant, après La Mise à mort, avouez que vous aviez tort et qu’Aragon- aux-liens se déliait[[ Étiemble, préface au Roman inachevé, Gallimard, p. 11.]] ». Le discours du préfacier est sans équivoque : un problème de lecture du texte s’est posé en 1956 qui ne s’est résorbé, pour les vrais lecteurs d’Aragon (Étiemble parle de « déchiffrer »), qu’après la parution de La Mise à mort en 1965. Ce contexte n’est plus le nôtre : on peut aborder de façon plus sereine Le Roman inachevé, l’apprécier sur un plan plus proprement littéraire, d’autant que ce texte entre curieusement en résonance avec un certain nombre de préoccupations littéraires actuelles. Ne serait-ce que parce qu’il se présente d’abord comme un récit de vie. Or notre époque est amatrice et consommatrice de vies (mémoires, témoignages, autoportraits, confessions, etc.) et la littérature dite personnelle, momentanément éclipsée, est revenue en force au début des années 80, suscitant d’ailleurs de nouvelles interrogations et de nouvelles catégories comme l’autofiction, le récit de filiation, etc.

Le Roman inachevé peut solliciter particulièrement le lecteur actuel s’essayant à croiser le genre autobiographique et la personnalité d’Aragon pris dans les tourmentes de l’Histoire. Le choix d’un genre personnel pouvait détonner au moment où précisément la mode littéraire est à la dépersonnalisation du sujet, et qu’Aragon lui-même applaudit la modernité de jeunes écrivains comme Michel Butor ou Philippe Sollers. C’est que pour lui, la survie du roman passe par le renouvellement de ses formes. Renouvellement que lui-même a pratiqué tout au long de son parcours littéraire, et notamment – pour s’en tenir aux œuvres d’après la guerre – avec le roman poème qu’est Aurélien, avec ce roman historique spécial qu’est La Semaine sainte, avec l’épopée poétique du Fou d’Elsa. Sans oublier Blanche ou l’oubli qui met en avant la question linguistique et Le Mentir-vrai qui, sur le tard, livre les éléments d’une théorie de la fiction.

En ces années cinquante, on le sait, d’autres formes littéraires et de pensées voient le jour. Nathalie Sarraute ébranle les fondements du roman avec L’Ère du soupçon en cette même année 1956. En 1955-56, Robbe-Grillet tient déjà dans L’Express une chronique où se formulent les thèses de Pour un nouveau roman. Le Square de Marguerite Duras paraît en 1955 suivi de Moderato Cantabile en 1958. L’écriture autobiographique n’a pas non plus échappé à cette sévère révision critique amorcée dès avant la guerre par Leiris (L’Âge d’homme, 1939) et continuée dans sa monumentale Règle du jeu (1948-1976). Évidemment, on ne saurait omettre le chef-d’œuvre de Sartre, Les Mots, autobiographie déconcertante à plus d’un titre.

Quant au renouvellement de la forme traditionnelle du récit personnel par l’usage du poème qu’Aragon propose trois ans après Le Degré Zéro de l’écriture, d’une certaine manière, il préfigure l’écriture kaléidoscopique du Roland Barthes par Roland Barthes, paru en 1975. Ce texte est loin d’être linéaire : les temps s’entrecroisent, le sujet s’y dit de façon détournée à travers un « il », des instants de vie et des « biographèmes » soulignent le caractère fragmentaire de l’autoportrait.

La question même de l’intertextualité, si présente dans l’œuvre d’Aragon et si débattue dans ses préfaces, est reposée par l’ouvrage autobiographique si bien que Le Roman inachevé est aussi « ce miroir qui revient » sur la vie, l’écriture, les lectures. Sans compter que l’intertexte s’accompagne, chez Aragon, de la pratique du collage jamais délaissée. La mémoire du narrateur met à profit noms de lieux et de personnes, références musicales et picturales, inscriptions de textes d’autrui dans son propre texte ; toutes ces résonances n’assurent pas qu’une fonction rythmique, elles participent d’une esthétique qui rend compte d’une mémoire plurielle, éclectique, celle d’un homme ayant vécu un siècle de bouleversements tant littéraires qu’historiques. Ainsi Le Roman inachevé, par son côté récapitulatif, est nécessairement miroir tendu aux œuvres précédentes (romanesques comme poétiques). De sorte qu’Aragon au miroir est aussi bien le reflet croisé de l’homme et de l’œuvre.


Cet Aragon décalé ou antidaté est encore plus saisissant lorsqu’on sait la déconvenue de l’autobiographie en vers. Malgré Raymond Queneau (avec Chêne et chien, 1937) et Jean Perros (avec Une vie ordinaire, 1967), le genre est loin d’avoir fait des émules encore aujourd’hui. Pourtant, c’est entre autres par sa forme que l’intérêt pour Le Roman inachevé se justifie. Aragon propose le vers au carrefour de l’autobiographie et du lyrisme, ou encore l’autobiographie au carrefour du roman et de la poésie. L’auteur n’hésite pas à qualifier son texte d’autobiographie, de mémoires, d’autobiographie lyrique comme s’il était possible à ces trois genres de se confondre. Ce que dément la critique académique. Or, à la faveur du retour en grâce du lyrisme, on a pu reconsidérer la question du sujet lyrique. Il y a quelques années, un colloque important lui a été consacré qui reproblématisait la question[[ Dominique Rabaté (éd.), Figures du sujet lyrique, PUF, 1996.]]. Il n’importe plus de s’intéresser au lyrisme en tant que tel mais de l’examiner dans sa complexité à partir du sujet lyrique et de la voix qui le supporte. Et celle-ci n’est pas sans ambiguïté. « Qui parle ? », pour reprendre une formule narratologique, est identifiable à partir d’inflexions propres, de modes de discours comme de postures privilégiées. Le lyrisme ne va donc pas de soi. Il ne fait aucun doute que ce nouveau regard porté sur le lyrisme importe dans la reconsidération de l’œuvre autobiographique d’Aragon, lequel ne cesse ici d’interroger la possibilité même du chant.

L’on est confronté à un certain nombre de problèmes s’agissant du récit personnel d’Aragon : quelle valeur accorder au caractère autobiographique du RI lorsqu’on tient de l’auteur lui-même que ses écrits poétiques et ses romans ont partie liée avec sa biographie ? Pourrait-on envisager une échelle graduée dans la manière d’intégrer la biographie aux récits ? Auquel cas, Le RI occuperait le rang le plus élevé puisqu’il a été désigné comme œuvre autobiographique par l’auteur. Néanmoins, sous l’angle du lyrisme, la figure de l’autobiographe est mise à mal dans Le Roman inachevé, cet inconfort étant aggravé (difficulté générale aperçue par Lejeune) par les traces de fiction présentes dans l’autobiographie. Il reviendra donc de faire la part du vrai et du fictif dans l’œuvre.

Un texte comme Le Roman inachevé oblige en outre à considérer avec beaucoup de sérieux une catégorie souvent passée sous silence et même tenue pour suspecte, celle d’autobiographie poétique. On sait que Philippe Lejeune a tardé à l’inscrire au titre de l’autobiographie. Mais encore aujourd’hui, on constate cette réticence chez les spécialistes des deux bords. À les lire il y aurait une véritable divergence. Alors que l’autobiographe est lui-même l’objet de son livre, le poète est, lui, essentiellement requis par la matière langage. Les deux genres n’auraient pas vocation à s’épouser et de leur union, il n’est pas sûr que naissent de vrais poèmes[[ On trouvera cet argument de Jean-Michel Maulpoix dans Poésie et autobiographie (Rencontres de Marseille 17, 18 novembre 2000), Farrago / cipM, p. 49.]]. Une autre cause de mésentente tiendrait à la temporalité propre aux deux genres : d’une part, pour ce qui est de l’autobiographie, la visée rétrospective et ses artifices, d’autre part, l’écriture au présent du poème. Ces oppositions ont une certaine pertinence mais elles procèdent de simplifications et d’un préjugé tenace à l’égard de l’autobiographie : au fond, celle-ci serait peu esthétique et se tiendrait donc à l’opposé de la poésie qui, elle, représente le summum de l’art littéraire. À ces réserves il faut opposer le mariage parfois réussi de l’autobiographie et de la poésie. Il l’a été au moins une fois au XIXe siècle, de façon remarquable, avec Les Contemplations de Victor Hugo, et au XXe siècle – cent ans après précisément – avec Aragon et son Roman inachevé.

Cela n’empêche pas des interrogations sur la manière dont Aragon conçoit l’écriture de son récit de vie ; car lorsque l’auteur déclare, non sans quelque fanfaronnade, ne pas réduire sa vie à la dimension d’une page, on se demande si Le Roman inachevé offre vraiment le parcours d’une vie qui traverse le siècle. Il faudra donc interroger les absences et, inversement, avoir un regard de myope sur les répétitions, préoccupations qui intéressent la question de l’écriture. Le récit de vie que propose Aragon n’est pas linéaire. Des choix très concertés président à son organisation. Les points saillants sont livrés à travers des sections. Ainsi, par exemple, celles qui concernent la guerre ne se contentent pas de reproduire le récit d’un engagement, par simple « effet de réel », ou effet de sincérité. Le récit est scandé par le travail de la mémoire, comme celui qu’opère le « je me souviens » qui ouvre, clôt, ou qui est répété de façon anaphorique (on retrouvera plus tard ce leitmotiv dans la pratique d’un Georges Perec).

Le passé, souvent donné sous forme d’instantanés, sortes de cartes postales, révèle l’amateur d’arts visuels. Le Roman inachevé donne à voir un homme aux prises avec la photographie et les nouvelles formes de visualité : le cinéma bien sûr, mais aussi les enseignes, réclames qui sollicitaient déjà Anicet et le paysan de Paris. On pourrait aussi bien dire que Le Roman inachevé fait chanter le passé et qu’il donne à entendre la musique du souvenir : simple chanson, romance, airs de jazz – cette musique venue d’Amérique accordée à l’époque de Nancy Cunard -, « concert déchirant » (p. 189), etc., tout cela porte quelque chose du passé, ou d’un passé.

De même, le surréalisme n’est pas seulement raconté, il est pratiqué dans l’œuvre même. Aragon procède par rupture, l’écriture de cette tranche de vie heurtant celle des autres. On observe cette rupture avec les proses qui lient l’aspect fragmenté de l’écriture du vers. Cette dernière brusquement se dérègle, « bondit » de « sa cage » isométrique ou hétérométrique. La rupture vient également du vers qui s’étire inlassablement jusqu’à atteindre seize syllabes. Jamais auparavant, la poésie française ne l’avait expérimenté. Là encore, il y aurait à établir un parallèle avec Hugo car, à un siècle d’intervalle, l’un et l’autre éprouvent toute la lyre avec une très grande virtuosité.

Daniel Bougnoux reconnaît deux esthétiques dans Le Roman inachevé. La première de type orthopédique – les images de chemin, de pas foisonnent en effet – chercherait à linéariser et viserait donc une lisibilité du texte. La seconde relèverait d’un mouvement centrifuge dans lequel s’inscrirait un être en crise, déchiré par ses sentiments et n’hésitant pas à se comparer au Christ. Le Roman inachevé résulterait de cette tension.

Tout concourt donc à faire de l’œuvre autobiographique un texte à la fois exceptionnel et de rupture dans l’itinéraire d’Aragon. Si, à partir de 1956, Aragon juxtapose plus qu’il n’édifie comme le remarque Daniel Bougnoux, cette date qui marque l’effondrement de certaines croyances sert donc autrement le propre parcours de l’écrivain. Ainsi du « piège à loup de la vitesse » que représente le surréalisme, à la nonchalance d’un Pierre Mercadier dans un monde où bruissent « ces craquements sourds dans la vieille demeure », de la flamboyance d’une écriture poétique à la sape de cette même écriture, du retour aux formes fixes ou courtes de la poésie à la démesure[[ Voir Olivier Barbarant, Aragon. La Mémoire et l’excès, Champ Vallon, 1997. ]] la plus inattendue, l’esthétique d’Aragon intrigue toujours et s’invite dans la réflexion littéraire la plus actuelle.

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