Compte rendu par Hervé Bismuth de : Cécile Kovacshazy, Simplement double. Le personnage double, une obsession du roman au XXe siècle, 2012

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Cécile Kovacshazy, Simplement double. Le personnage double, une obsession du roman au XXe siècle. Classiques Garnier, 2012, collection « Perspectives comparatistes » (n° 14). Prix : 39 €.

Compte rendu par Hervé Bismuth

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L’ouvrage de Cécile Kovacshazy, paru en avril 2012, part de l’état actuel des travaux de la critique — mais aussi des préjugés — concernant le thème du double, en en montrant les limites, ainsi que la nécessité de recadrer l’étude du double dans la spécificité de l’apparition de ce thème littéraire dans la narration du XXe siècle, siècle où l’esthétique du double se fait réaliste.

Dans cette perspective, l’étude propose dans une première partie un bilan critique de la présence du double au XIXe siècle, au moment où il est arrivé sur la scène littéraire européenne dans les bagages des écrivains romantiques. Loin d’être une simple continuation des deux mythes européens du double apparus à l’Antiquité : Narcisse et Amphitryon, le double romantique apparaît en effet sous la poussée de la littérature fantastique, dont les origines sont bien plus à chercher du côté du roman gothique et de sa nuit : Walpole, Radcliffe, Lewis — Hoffmann récrivant par la suite ce dernier dans Les Elixirs du diable — que du côté de la lumière de la littérature gréco-latine et de ses continuateurs de la Renaissance, du Siècle d’Or et de la littérature classique. La duplication est ainsi, à la suite de l’ère des Lumières et dans leur ombre, une volontaire remise en question des évidences rationalistes, placée sous le signe des récits d’Hoffmann, qui en développa les grands axes et inspira la génération suivante d’écrivains : Gautier, Dumas, Hawthorne, Chamisso, Mathurin, etc. Elle est aussi liée à l’émergence du moi de l’écrivain en tant que sujet individuel et non plus représentant du chœur social, un sujet éventuellement en rupture avec ce chœur social et dont la pensée peut dès lors se faire réflexive : la cohabitation d’un je et d’un moi est en soi un appel à la dualité.
Le double romantique se caractérise à la fois par le recours à la forme courte du récit — qu’elle s’appelle nouvelle, conte, etc. —, par l’aliénation du moi, induite par le rêve — aliénateur du sens, du raisonnement et du sujet — ou par le Diable — le Diviseur par excellence, car tel est son nom —, l’un et l’autre rappelant à l’homme que le monde dans lequel il vit est en réalité un monde double.
Si c’est le Faust de Goethe qui présida à la naissance de l’imaginaire romantique, Cécile Kovacshasy montre que ce sont les récits de Dostoïevski et de Stevenson qui sont la plaque tournante entre le XIXe et le XXe siècles littéraires du point de vue de l’esthétique du double, le premier en maintenant la tension, dans une écriture polyphonique, entre les deux interprétations réaliste et fantastique du récit Le Double, le second en annonçant, avec Le Cas étrange du Docteur Jekyll et Mister Hyde, le type moderne du personnage romanesque, dont l’identité profonde n’est plus donnée d’emblée, mais se donne à reconstruire à partir d’un texte dont le narrateur n’a plus l’omniscience des narrateurs qui l’ont précédé.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la façon dont le XXe siècle associe la mise en double et la mise à mort : si l’association est évidente — dès le titre même — dans le roman d’Aragon La Mise à mort, cette mise à mort prend place en fait dès le début du siècle, du côté de la réception, à partir de la rationalisation effectuée par Freud du phénomène du double dans son étude sur l’Unheimliche, l’« inquiétante étrangeté », située à la fois dans la prolongation des travaux d’Otto Rank sur le double et en rupture avec eux. C’est dans un univers littéraire déjà imprégné des travaux de Freud que prennent place deux romans sur lesquels Cécile Kovacshazy détaille quelques analyses : La Méprise de Nabokov et La Mise à mort d’Aragon. Le premier roman est lu comme une « lutte dialectique entre, d’un côté, un roman usant de tous les ressorts de l’illusion mimétique, de l’autre, une voix narrative qui dénonce sur tous les tons cette illusion » (p. 126), tandis que le second est lu comme une « mise à mort de Jekyll et Hyde » (p. 131), explicitée par l’univers même du roman, celui qui se passe, pour reprendre l’expression d’Aragon, dans « le temps des hommes doubles ». Le propre du roman d’Aragon est en effet de considérer comme acquise la pluralité propre à chaque individu, et ici, la pluralité du personnage du narrateur est bien la conséquence logique d’une esthétique réaliste en situation de rupture véritable avec l’esthétique aristotélicienne « synthétique et idéalisante » (p. 137), une rupture dont le manque de lisibilité du roman est une des conséquences.

La troisième partie, plus proprement thématique, quitte la perspective diachronique et contextualisante pour décrire les voies plurielles empruntées par l’esthétique du « double » en les cadrant suivant « quatre paradigmes mythologiques » : « gémellité, dualité, duplication, diffraction » (p. 263), soit : Castor et Pollux, Tirésias et Hermaphrodite, Sosie, Narcisse. Au paradigme des Dioscures appartiennent ainsi les jumeaux de Perrujda de Hans Henny Jahnn et ceux des Météores de Michel Tournier, mais aussi d’autres fratries telle celle des fils de Mme de Surgis dans La Recherche, fratries que l’on croise déjà dans les romans de Balzac et des Goncourt. Au paradigme de Sosie, le serviteur d’Amphitryon, appartiennent évidememnt toutes les réécritures du mythe à partir de Plaute, mais également les récits de Marcel Aymé, La Invención de Morel d’Adolfo Bioy Casares, et surtout Djinn d’Alain Robbe-Grillet qui fait l’objet d’une analyse détaillée. Autre cas de figure du « double », celui de l’ambivalence sexuelle : ici s’associent les mythes de Tirésias et d’Hermaphrodite, qui prennent dans la littérature romantique et post-romantique les visages de Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier et d’Orlando de Virginia Woolf. Le quatrième paradigme, celui de Narcisse, décrit, outre les réécritures du mythe, d’autres récits qui donnent à Cécile Kovacshazy l’occasion de faire entrer dans ce corpus riche de littératures du monde Julio Cortázar (« Lejana. Diario de Alina Reyes ») et surtout l’écrivain hongrois Dezsö Kosztolányi, auteur d’Esti Kornél, qui nous est patiemment présenté, inconnu qu’il était jusqu’ici des études littéraires françaises.

La quatrième partie propose une approche souvent peu abordée par les travaux comparatistes, s’installant préférentiellement dans des études thématiques ; une approche poétique, dit autrement ; une étude de l’esthétique du double dans la langue littéraire même qu’elle utilise. Cette quatrième partie, la plus délicate car certainement la moins attendue d’une telle étude, aborde deux questions liées à l’invention de l’écriture à l’œuvre dans cette esthétique du double : une question de langue, onomastique, celle du « nom du double » ; une question « nonciative, celle de la construction narrative.
La duplication touche en effet aussi bien les noms, qui affichent leur prédisposition à la fusion, tels les deux jumeaux Jean et Paul des Météores de Tournier, voire à la confusion — Anthoine et Antoine dans La Mise à mort d’Aragon. La multiplication des noms du double permet à Cécile Kovacshazy de faire entrer dans le corpus à l’étude la Trilogie d’Agota Kristof, Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet et Malina d’Ingeborg Bachmann.
Les stratégies d’écriture de l’esthétique du double sont assez repérables pour que puissent être décrites six modes récurrents de la construction narrative des récits qui travaillent cette esthétique : a) la « focalisation (interne) siamoise », à l’œuvre dans les récits de Tournier, de Kristof mais aussi dans Le Château de Kafka et dans Nocturne indien d’Antonio Tabucchi ; b) le « personnage incognito », propre à l’esthétique de Borges, qu’illustre entre autres Sphinx d’Antoine Garréta ; c) la « réduction des personnages et des actions », qui participe d’un repli de l’univers littéraire sur le moi du personnage dans certains ouvrages seulement, repli dont témoignent aussi bien Le Double de Dostoïevski que La Méprise de Nabokov, mais pas En famille de Marie Ndiaye ni Orlando de Virginia Woolf ; d) le « discours psychologique et théorique » que construit évidemment La Mise à mort d’Aragon, Les Météores de Tournier, mais aussi Calife-cigogne de Mihály Babits ; e) l’ironie polyphonique, celle de Malina et de La Mise à mort ; f) la confusion des genres : il s’agit bien cette fois des genres narratifs et non de l’identité sexuelle dont il a été question à propos de Tirésias et de l’Hermaphrodite, celle où la fiction romanesque flirte avec l’autofiction (Aragon, Bachmann).

La conclusion générale de l’ouvrage propose la figure du « double » comme la figure « par excellence » du XXe siècle, d’un siècle où le dédoublement est une « évidence banale ». C’est de cette conclusion que l’on peut se sentir frustré, comme c’est le cas avec maint bon essai : si la relation entre le réalisme propre au XXe siècle (la « volonté de réel » par quoi Alain Badiou définissait ce siècle) et le « double » comme étant sa paradoxale conséquence a effectivement été étudiée, on peut trouver dommage que cette conclusion ne s’appuie pas sur la fin de la dernière partie de l’ouvrage et le chapitre consacré à la « confusion des genres » pour en tirer la conclusion qui s’impose pour une étude de la littérature de ce début de XXIe siècle : la nécessaire relation entre l’esthétique du double et la profusion des récits autofictionnels. Cela nécessitait certainement un nouveau travail, inexistant jusqu’ici, qui serait le prolongement et l’aboutissement des travaux existants sur l’autofiction, mais aussi sur le « double », dont ce livre est un apport nécessaire.

Cet ouvrage de quelque 400 pages est minutieusement référencé :
d’un glossaire, établissant un champ notionnel du « double », forcément non exhaustif, détaillant plus de cent dix notices ;
d’une double bibliographie, l’une consacrée aux récits de doubles au XXe siècle (qui donne, du coup, envie de le prolonger de ses propres lectures), et une seconde, citant les ouvrages à l’étude ainsi que la liste de ceux, notamment critiques, sur lesquels s’est appuyée la réflexion.
Ce glossaire, ces bibliographies, offrent en eux-mêmes, indépendamment de l’ouvrage, des outils solides pour tout chercheur ou enseignant qui entreprendrait de travailler sur la question du double.
Quant à l’ouvrage lui-même, il affiche clairement ses entrées par la redondance d’un sommaire analytique en début et d’une table des matières en fin de volume, mais également par la présence d’un quadruple index : auteurs (littéraires), œuvres, personnages et auteurs critiques.

Hervé Bismuth, 2 septembre 2012