« France 2 diffuse “Roses à crédit”, l’adaptation du roman d’Elsa Triolet par Amos Gitaï. Le réalisateur avait tourné une version cinéma qui a été interdite », Télérama, 22 juin 2012.

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Amos Gitaï : “Mon film a été sacrifié à cause de jeux de pouvoir bureaucratiques”
France 2 a diffusé “Roses à crédit”, l’adaptation du roman d’Elsa Triolet par Amos Gitaï le vendredi 22 juin 2012.

Le réalisateur avait tourné une version cinéma qui a été interdite. Explications.

Propos recueillis par Samuel Douhaire. Lire l’article sur le site de Télérama le 22 juin 2012

Dans Roses à crédit, Léa Seydoux incarne une jeune esthéticienne prise au piège du surendettement. Le cinéaste israélien Amos Gitaï avait conçu son adaptation du roman d’Elsa Triolet en deux versions : l’une pour le cinéma, l’autre, plus courte d’un quart d’heure, pour la télévision. La première n’est jamais sortie en salles, la seconde est diffusée vendredi 22 juin à 22h25 sur France 2. Amos Gitaï analyse pour nous l’esthétique stylisée de Roses à crédit et revient sur le « drame » que constitue, pour lui, l’absence de distribution du film sur grand écran.

Voir un extrait :

Roses à Crédit d’Amos Gitaï (extrait) par Telerama_BA

Le roman d’Elsa Triolet, publié en 1959, était très ancré dans la société des années 1950. Votre adaptation est plus intemporelle…
Dans le livre, j’aimais la métaphore d’un pays dévasté par la Seconde Guerre mondiale, un conflit qui a laissé des cicatrices très profondes et rendu les gens méfiants par rapport aux idéologies. Ce que le livre disait de la société de consommation – elle enferme les individus, casse leur intimité … – reste pertinent aujourd’hui. La crise du surendettement ressemble d’ailleurs beaucoup à celle des années 1950.
J’ai souhaité que la reconstitution historiques passe uniquement par le son, sans recours à des photos ou à des images d’archives. Je me suis appuyé sur les archives radio de l’INA : elles ont un ton déclamatoire, un univers sonore très particulier qui permet de dater précisément l’époque.


Pourquoi avez-vous, une nouvelle fois, tourné en plans-séquences ?

La construction en plans-séquences permet de raconter la trajectoire de Marjoline chapitre après chapitre, comme une succession de blocs de continuité temporelle. Ce n’est pas une démarche courante à la télévision où l’on privilégie les champs contre-champs. Et c’était un vrai défi, tant technique qu’esthétique. Avec mon chef opérateur, Eric Gautier (directeur photo pour Alain Resnais, Olivier Assayas, Arnaud Desplechin, ndlr), nous avons beaucoup expérimenté en amont. Pour moi, les repérages ne servent pas seulement à trouver de beaux paysages, mais aussi à simuler le tournage. Les répétitions ne servent pas tant à travailler le texte qu’à préparer les prises de vues avec les acteurs et les techniciens. Tout le monde est sur le plateau trois semaines avant le début des prises de vues. Ce qui me permet, lors du tournage, de travailler plus vite, même sur des plans aux mouvements de caméra complexes. Pour « libérer » la mise en scène, Eric a privilégié des lumières très diffuses qui ne bloquaient pas les acteurs à un emplacement précis.


Pourquoi avez-vous réalisé deux versions de Roses à crédit ?

L’idée des deux versions est née de la qualité et de la grande richesse des personnages. Je pouvais obtenir un budget plus important, tous les comédiens que je désirais et une équipe technique plus fournie si je faisais deux versions de Roses à crédit, une pour la télévision et une pour le cinéma.
La version « télé » commence directement avec le mariage de Marjoline. Dans la version « cinéma », il est précédé par un prologue sur le contexte historique : on y découvre le passé de Marjoline pendant la guerre. Autre différence, la version télé se termine sur un très gros plan de Léa Seydoux. La version « cinéma » se poursuit et se conclut avec un mouvement de caméra ample sur les quais de Seine : Léa Seydoux, dans ses habits des années cinquante, se retrouve au milieu de la circulation automobile d’aujourd’hui. J’ai conçu cette conclusion comme une passerelle temporelle entre les deux époques.

Pourquoi le film n’a-t-il pu être distribué en salles ?
Roses à crédit devait sortir en salles, dans son montage « cinéma », le 15 décembre 2010, et être diffusé sur France 2 dans son format « téléfilm » cinq mois plus tard. Les affiches étaient déjà placardées, les projections de presse avaient eu lieu… Mais deux semaines avant la sortie, la commission d’agrément du CNC (Centre national de la cinématographie) a refusé de donner son accord. Un an et demi après, je reste toujours aussi choqué que des gens aient sacrifié le destin d’un film à cause de jeux de pouvoir bureaucratiques ou politiques. J’ai revécu la douleur de mes débuts de réalisateur en Israël, quand la télévision publique a refusé de diffuser mon premier documentaire, House, qu’elle avait pourtant produit.


Comment la commission d’agrément a-t-elle motivé son refus ?

Les vingt-six membres de la commission ont décrété, à l’unanimité, que les deux versions n’étaient pas suffisamment différentes. Des grands groupes exploitants de salles auraient également fait pression : ils veulent supprimer cette notion de film de télévision qui passe au cinéma. Au Festival de Cannes, ça ne pose aucun problème qu’un téléfilm américain soit projeté en compétition officielle – Elephant, de Gus Van Sant, une production HBO, a même reçu la Palme d’or ! Mais pour un téléfilm français, pas question.


La version cinéma de Roses à Crédit restera donc invisible ?

En théorie, rien n’empêche d’exploiter le film en salles une fois qu’il a été diffusé à la télévision. Mais comme Roses à Crédit n’a pas obtenu l’agrément du CNC, il ne peut prétendre à aucune aide à la distribution, ce qui rend l’opération délicate sur le plan économique. Une partie des scènes inédites sera toutefois visible lors d’une projection unique à Paris le 6 octobre prochain : je vais les intégrer à une installation que je dois réaliser place du Colonel-Fabien dans le cadre de la Nuit Blanche.


Quels sont vos autres projets ?

Je termine un film pour Arte – pour le département « cinéma » de la chaîne, je ne travaille plus directement pour la télévision, j’ai retenu la leçon ! Lullaby to my father est un mélange de documentaire et de fiction sur le parcours de mon père, un architecte du Bauhaus qui avait travaillé avec Kandinsky, Klee et Mies Van der Rohe. Le film a pour narratrices Hanna Schygulla et Jeanne Moreau et devrait sortir en salles début 2013.
Mon film suivant sera tourné entre la Roumanie et l’Ukraine : ce sera une adaptation de textes d’Aharon Appelfeld produite par Denis Freyd, les frères Dardenne et Cristian Mungiu. Dans l’immédiat, je finalise une installation pour les rencontres photographiques d’Arles, en juillet prochain : un mélange de photos et de vidéo qui sera un voyage dans les archives familiales.

Roses à crédit, téléfilm d’Amos Gitaï, vendredi 22 juin 2012 à 22h25, France 2

Article provenant de Télérama, 22 juin 2012