Maryse Vassevière, Compte-rendu du colloque Aragon politique, 2005

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Maryse Vassevière, compte-rendu du colloque Aragon Politique.

Compte-rendu du colloque

Introduction

Dans son allocution d’ouverture, Jean-Yves Mollier, Directeur du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, a d’emblée montré l’importance du sujet à la fois sensible et décisif de ce colloque, comme il a montré la nécessité d’étudier les romans du Monde réel, et Les Communistes en particulier, pour enseigner l’histoire de la guerre de 14 et de guerre de 39. Apportant une information nouvelle sur l’origine du nom d’Aragon (il a connu l’écrivain par son père Louis Andrieux, fréquemment rencontré dans ses recherches, et son plus fidèle collaborateur, le commissaire de police Louis Aragon…), Jean-Yves Mollier concluait sur la force d’une œuvre si vite revenue à la surface : « s’imposer à tous ».
Problématique générale : la politique / le politique

Maryse Vassevière rappelait au début de son intervention que tout le monde allait peu ou prou traiter le sujet « Aragon stalinien ». Cela s’est en partie vérifié, avec les interventions de la première matinée suivies d’une riche discussion et quelques autres disséminées tout au long du colloque.
Reynald Lahanque (« Critique de la déraison politique »), en empruntant son titre à Régis Debray, a montré ce fond de déraison du politique qui est commun à tous ceux qui ont fait le choix de l’adhésion sans réserve. Aragon militant ne peut pas ne pas se situer dans le cadre même quand il en fait la critique. Aragon n’est pas un stalinien dans l’âme, il a une conception non dogmatique de la culture mais il est pris dans la dépendance politique par rapport au parti (voir l’exemple de l’article sur Jdanov rapporté dans la réponse 5 du questionnaire). Après avoir montré qu’Aragon a un sens aigu du politique (création de liens et échange d’une sécurité contre une dépendance), Reynald Lahanque analyse l’impensé majeur de la théorie marxiste du politique : la religiosité omniprésente dans le stalinisme comme le fond archaïque de la raison politique ou plutôt sa déraison.
Édouard Béguin (« Aragon stalinien »), en se situant délibérément dans le champ du littéraire et en prenant comme corpus de textes Les Communistes et le poème « Il revient » de L’Homme communiste 2, va analyser le moment (la guerre froide) et la manière dont l’écriture d’Aragon devient illisible, l’illisibilité venant essentiellement de ce que le texte reste à la fois dans l’idéologie et dans la rhétorique.
Maryse Vassevière comme Daniel Bougnoux ont aussi traité d’Aragon stalinien dans une perspective plus littéraire (voir le point 2).
Suzanne Ravis (« “Capitulez, cher camarade”, lecture de la voix politique d’Aragon en 1963 »), en analysant la manière dont Aragon a mis tout le poids de son autorité morale et culturelle aux côtés du parti dans la crise de l’UEC en 1963, a montré le prix humain et idéologique très lourd à payer pour cette reprise en main de la direction de l’UEC et l’éviction de sa « brillante direction » (Krivine, Kouchner, J-F Kahn…). Dans la discussion qui a suivi, Roland Leroy a avoué qu’il avait de « graves regrets mais pas de remords » et reconnu que le parti était passé à côté des problèmes sociaux nouveaux et des aspirations nouvelles qui se faisaient jour dans la société. À regarder en effet de près le texte d’Aragon et celui d’Alain Forner dirigeant de l’UEC, on ne peut qu’être frappé par un malentendu de taille qui repose sur un problème de langage et qui témoigne de la prégnance du jargon politique ancien et du poids mortifère de l’idéologie stalinienne. Aragon reproche à l’UEC dans son analyse des étudiants de mettre l’accent sur « leur caractère petit-bourgeois » et lui demande de « capituler » devant le parti en y renonçant. Or, l’analyse d’Alain Forner n’a rien de « gauchiste », c’est une analyse juste qui montre que les étudiants dans leur majorité (sauf 10% d’entre eux) ne sont pas de futurs cadres de l’appareil d’État bourgeois mais qu’ils « peuvent se ranger dans les couches non monopolistes ». Simplement les contraintes d’expression sont telles qu’il traduit cela en « petits bourgeois » : Aragon entend cette « traduction » mais reste sourd à cette analyse nouvelle qui sera pourtant celle du parti et de l’UEC après 68, dans les années 70…
Pierre Juquin (« Aragon et la politique »), de son côté, prend au sérieux la dénégation d’Aragon au tome 7 de L’Œuvre poétique : « Je ne suis pas un homme politique », venant d’un homme dont le métier est l’écriture, et il conclut qu’Aragon a une conception élevée de la politique : une conception humaniste et éthique qu’il caractérise en cinq points : 1. Aragon a beaucoup varié : il en a souffert mais il a tout assumé. 2. Il y a une cohérence dans le parcours d’Aragon politique. 3. Elle vient des raisons existentielles de son adhésion au communisme. 4. Mais Aragon est aussi entré en politique parce qu’écrivain. 5. Le pari sur le parti mais avec le recours à la contrebande.
Marianne Delranc (« Elsa Triolet et la vision politique d’Aragon ») enfin réfute l’opinion commune selon laquelle l’engagement communiste d’Aragon serait dû à Elsa Triolet et qu’Aragon aurait été sous influence. Ne se faisant pas elle-même d’illusions sur la révolution russe, ayant une vision critique des écrivains prolétariens, ayant quitté l’URSS et ayant conscience dans les années 30 des crimes en URSS, Elsa n’a pas entraîné Aragon dans l’enthousiasme révolutionnaire. Mais en 1936 avec la guerre d’Espagne et les engagements de la lutte antifasciste, se précise une vision politique commune des deux écrivains : Elsa se politise progressivement tandis qu’Aragon passe de la politisation à la prise de conscience de l’humain.

2. Problématique conjointe : le politique / le littéraire

D’une certaine manière la communication d’Édouard Béguin ouvrait la question de ce lien.
Maryse Vassevière (« Aragon journaliste et romancier : l’écriture de l’histoire ») s’intéresse aussi à la question d’Aragon et du stalinisme et dresse un portrait de l’artiste en voyageur de l’impériale : un romancier qui cesse d’être homme politique et qui laisse transparaître dans les failles ou les « entailles » (Jean Peytard) des romans du Monde réel – ces anomalies comme la séquence des tables tournantes avec l’apparition de l’esprit Joseph dans Les Voyageurs de l’impériale ou la métaphore du Goulag dans le retour des bagnes de Sibérie du personnage de Simon Richard dans La Semaine sainte– un peu de l’angoisse suscitée par l’arrestation à Moscou en juin 1936 de Primakov, le compagnon de Lili Brik et un peu du pressentiment des crimes du stalinisme.
Daniel Bougnoux (« Staline, Hamlet et Caroline-Mathilde dans la chambre obscure (La Mise à mort) »), dans une communication complémentaire, analyse subtilement et dans le détail la nouvelle « Murmure » de La Mise à mort, comme un grand texte d’autocritique et un texte de métalangage : déconstruction du réalisme et aveu du stalinisme avec le surgissement du personnage de Struense, le médecin progressiste victime du roi fou et avec l’intertexte théâtral shakespearien dont le pouvoir de vérité a déjà été analysé par Maryse Vassevière dans Aragon romancier intertextuel. La référence à Hamlet contre un Claudius/Staline usurpateur monstrueux se passe de commentaire. Mais pourquoi le Danemark ? Peut-être, suggère Daniel Bougnoux, parce qu’il y a eu une intervention danoise contre le stalinisme au Congrès pour la Paix à Vienne en 1952…
Corinne Grenouillet et Patricia Principalli (« Le peuple d’Aragon ») ont étudié l’écriture du peuple dans les romans d’Aragon comme exemple de croisement du politique et du littéraire et montré son évolution d’une image naturaliste qui relève plutôt du XIXe siècle que du XXe siècle dans les romans du Monde réel où apparaît une difficulté à faire parler le peuple de manière convaincante à une image liée à l’image nationale dans La Semaine sainte et l’évacuation du peuple dans La Mise à mort et Blanche ou l’Oubli.
A l’inverse Cécile Narjoux (« Énonciation et dénonciation dans Les Communistes ») a renouvelé le regard porté sur ce roman considéré par la critique comme un « roman impossible » en analysant, par une approche stylistique subtile et savante, la disjonction de l’énonciation et l’éclatement de la pensée qui viennent bouleverser le discours univoque du roman à thèse et remettre en question le réel (voir aussi le dossier sur Les Communistes dans le n° 7 de Recherches croisées Aragon-Triolet pour ces mêmes effets de décentrement).
Valère Staraselski (« La figure de Diderot chez Aragon politique ») a montré comment la référence à Diderot dans les années 30 et 50 constitue une tentative d’adapter le dogme du réalisme socialiste et de forger un réalisme français et matérialiste par l’appropriation de cet héritage culturel des Lumières. Il a ensuite montré avec minutie la parenté de ces deux auteurs, proches par l’écriture centrée sur le dialogue, par la même conception du rôle social de l’écrivain et par un regard commun sur le lien raison/passion.

3. Études de cas

Toutes les périodes de l’itinéraire d’Aragon politique n’ont pas été abordées avec la même intensité mais des moments ont été privilégiés selon les compétences et les champs de recherche des intervenants. Il reste donc des trous, des cases vides à remplir (l’engagement dans la Résistance par la poésie par exemple n’a fait l’objet d’aucune communication, mais son engagement politique a été analysé dans la communication de John Bennett « De Gaulle, la France combattante et “le Crime contre l’esprit” d’Aragon en Algérie, 1943-1944 » lue par Luc Vigier)…
Ont été balisés les grands moments suivants et leur problématique spécifique :
• Surréalisme/Communisme : par Dominique Desanti (« Aragon surréaliste politique » uniquement à partir de La Mise à mort considérée comme l’autobiographie cryptée d’un communiste occidental) et par Carole Reynaud-Paligot historienne (« Aragon entre surréalisme et communisme » qui revient sur le différend à la fois littéraire (refus du roman et du journalisme) et politique entre Aragon et Breton et explique l’autre pari que fait Aragon sur l’avenir par refus de vieillir dans l’avant-garde surréaliste).
• La lutte anti-fasciste : de jeunes chercheurs, littéraires et historiens, ont apporté du nouveau en examinant des points précis de cette période encore peu étudiée pour Aragon. C’est le cas de Fabien Spillmann de l’IEP Paris avec « Ramon Fernandez vs Aragon. Les cercles populaires français de Jacques Doriot contre la Maison de la culture (1937-1938) », de Nathalie Raoux (EHESS) avec « Louis Aragon, directeur des “Éditions du 10 mai” ? Sur l’engagement d’Aragon en faveur des Allemands exilés » et de Sidonie Rivalin et Luc Vigier sur « Aragon et Gide, regards croisés sur 1936 ».
• L’après-guerre : Gisèle Sapiro (« Aragon et l’organisation des intellectuels ») a montré le caractère paradoxal de la fédération des intellectuels de différentes catégories dans l’UNI qui permet à la fois au parti d’encadrer les nouveaux venus et pour Aragon de résister contre les tentations ouvriéristes du parti lui-même pendant la guerre froide et contre le jdanovisme. Angela Kimyongür (« Aragon et la poésie nationale dans les années 50 ») et Wolfgang Babilas (« Questions d’une esthétique de parti dans Les Yeux et la Mémoire ») ont montré le moment où soumise à l’idéologie l’écriture cesse d’être elle-même (la promotion des formes littéraires fixes du patrimoine comme un moyen de la bataille antiaméricaine et Les Yeux et la Mémoire comme l’œuvre d’un « naufrageur de soi-même »).
• Les années 60 : Jean Albertini (« Aragon historien de l’URSS ») a analysé Histoire de l’URSS en mettant plus l’accent sur le caractère novateur de ce livre (Jean-Yves Mollier a confirmé dans la discussion que ce livre avait été une bombe, surtout si on le compare à la très officielle Histoire du PC bolchevik publiée par le PCF) que sur ses lacunes concernant le Goulag et la dékoulakisation. Un éclairage nouveau a été apporté par Suzanne Ravis sur l’aveuglement d’Aragon et du parti dans la crise de l’UEC (voir réponse plus haut). Tandis que l’intervention de Philippe Forest (« Aragon/Tel Quel : un chassé-croisé ») faisait apparaître les contradictions d’Aragon dans les années 60 : difficulté à voir l’émergence du nouveau dans les analyses des étudiants communistes et en même temps choix de Tel Quel et de l’avant-garde pour appuyer l’aggiornamento du parti en matière cultuelle après le comité central d’Argenteuil en 66. Mais ce dialogue capital entre le dernier survivant de l’avant-garde surréaliste et l’avant-garde liée au structuralisme repose sur un malentendu et débouche sur une rupture après mai 68, au moment où, après la plus grande proximité du printemps 68 (colloque de Cluny organisé par la NC et participation à la grande manifestation du 17 mai aux côtés du PC) Tel Quel ne s’oppose pas à l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie et finit par évoluer vers le maoisme et par accabler Aragon d’insultes virulentes (le « dogmatico-révisionnisme » du « fantoche Aragon-Cardin » selon Sollers).

Conclusion

L’un des grands intérêts humains et culturels de ce colloque aura été de faire entendre, au cours d’une table ronde, la voix de quelques témoins d’Aragon politique, qui ont suivi les trois journées du colloque avec assiduité et témoigné ainsi du dialogue entre les générations.
Antonin Liehm, directeur de La Gazette littéraire de Prague au moment du printemps de Prague où la politique se faisait par la culture et traducteur d’Aragon (des Communistes mais aussi d’Histoire de l’URSS et de tous les grands textes d’Aragon) a rappelé la relation spéciale et de longue date d’Aragon avec la culture tchèque depuis le surréalisme (amitié profonde avec Nezval et Hoffmeister) et Munich jusqu’à la condamnation de l’invasion soviétique en août 68, et l’expérience commune du PCF et du PC tchèque, deux partis staliniens en démocratie. Pour lui il n’y a pas de rupture entre les différents Aragon.
Michel Apel-Muller a rappelé que l’expérience d’Aragon politique est liée au Front populaire, à la guerre d’Espagne et à la bataille pour la Tchécoslovaquie en 38 : « là où Aragon est le meilleur, c’est pour unir. » (avec l’exemple de la dimension politique de sa relation à Joé Bousquet qu’il s’agissait de rallier avec les Cahiers du sud avant qu’ils ne tombent dans l’orbite de Vichy par leur critique des rapports Nord/Sud). Comme Pierre Juquin, Michel Apel-Muller relève le caractère profondément humaniste de la politique chez Aragon.
Jack Ralite raconte avec ardeur qu’Aragon a joué dans sa vie le rôle d’un combustible. Il a invité Aragon au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en 1967 pour fêter le 170000e spectateur et Aragon a lu la postface aux Communistes réécrits, et à la demande de Duclos il a été le commissaire de l’Exposition Maïakovski à Montreuil imaginée par Elsa toujours en 1967. La leçon que cet intellectuel communiste original (« une main dans le milieu populaire et l’autre chez les artistes ») retient d’Aragon : « se souvenir de l’avenir »…
Roland Leroy explique que la dimension politique d’Aragon est d’abord dans son œuvre et que ce qui a toujours subsisté ce sont les raisons profondes de son engagement : la guerre et la révolte contre la bourgeoisie. Ce qui caractérise pour lui Aragon politique, c’est qu’il a toujours agi dans le même sens : avancer sans rompre, avec le sens aigu de jusqu’où il pouvait aller. Revenant sur les métamorphoses du dernier Aragon, il a témoigné qu’il n’avait pas rompu avec le parti et donné l’exemple de leur voyage commun en Hongrie et de la participation d’Aragon à la campagne électorale de 81 pour l’élection de François Mitterrand. Interrogé au cours du débat sur les explications qu’Aragon donnait du stalinisme, il a répondu que pour Aragon le stalinisme avait créé les conditions de la crédulité. Et répondant avec beaucoup de franchise et d’humilité pour son propre compte, il a avoué : « Nous sommes tous staliniens. Je ne suis pas comme ce camarade qui disait qu’il n’était pas stalinien parce qu’il n’avait pas de sang sur les mains. » Ni lui, ni Aragon n’auront échappé à cette crédulité.

Ce colloque a été publié dans Recherches croisées Aragon-Elsa Triolet n° 11.