Compte-rendu par Hervé Bismuth de : Roselyne Waller, Aragon et le père, romans (Presses Universitaires de Strasbourg, 2000)

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Roselyne Collinet-Waller, Aragon et le père, romans, Presses Universitaires de Strasbourg, mars 2000

Cet ouvrage est la réécriture d’une excellente thèse soutenue par Roselyne Collinet à l’automne 1997, La figure du père dans l’Œuvre romanesque d’Aragon (voir Thèses). Ces deux titres pourraient laisser à penser que l’ouvrage de Roselyne Waller porte sur la seule production romanesque d’Aragon : en dépit de la restriction qu’ils signalent et que l’on mettra au compte de la prudence de l’essayiste, cet ouvrage offre l’intérêt incontestable de brasser dans son corpus d’étude non seulement les textes narratifs d’Aragon, mais également son œuvre poétique, depuis les textes de la période surréaliste jusque dans les « poèmes » des années soixante, Les Poètes et le Fou d’Elsa notamment. On admirera le tour de force d’une production d’analyses neuves pour la plupart, portant sur la presque intégralité de l’œuvre littéraire d’Aragon, dans une pertinence et une précision qui ne font pas entrer cette étude un seul instant dans la catégorie des ouvrages de vulgarisation.
L’analyse de Roselyne Collinet s’appuie sur une réalité familière au lecteur d’Aragon depuis les confidences des années soixante et les biographies qui se sont écrites par la suite, celle du « théâtre familial » dans lequel a été plongé l’écrivain depuis sa naissance jusqu’à son entrée dans l’âge adulte ; elle en étudie les traces dans la production littéraire d’Aragon dès ses premiers écrits, notamment son seul roman d’enfant parvenu jusqu’à nous, Quelle âme divine ! (1903-1904). Loin de se contenter d’être la première étude psycho-critique portant sur Aragon, cette analyse, qui repose sur une documentation psychanalytique récente et judicieusement choisie, met en perspective à la fois les contextes réel, symbolique et imaginaire du « théâtre familial » d’Aragon. L’étude du contexte réel a permis de dresser le portrait du vrai père de l’écrivain, que l’enfant qu’il était fréquentait régulièrement, en s’appuyant sur une bibliographie de ses œuvres et des ouvrages qui le mentionnent aussi bien que sur les confidences d’Aragon. Le contexte symbolique est celui de la double structure familiale, réelle et mensongère, dans lesquelles l’enfant, puis l’adulte prennent leurs repères, celui de la « place vide » laissée par le père manquant et des « perturbations de l’inscription dans la lignée » qui recomposent la « distribution des rôles familiaux ». Le contexte imaginaire est bien entendu l’univers littéraire ouvert par cette structuration défaillante, qui laisse entendre non seulement l’écho du mensonge familial et de l’absence de certitude généalogique — le fait que la mère d’Aragon passe pour la sœur de son fils gauchit les rôles de tous les autres membres de la famille vivant dans l’entourage de l’enfant « adoptif » —, mais également celui d’une quête, créatrice et destructrice : la production littéraire d’Aragon, en particulier sa production romanesque, est une recherche du Père, en même temps qu’une mise à mort constante de l’homme et de la fonction. L’absence de père chez les personnages des romans du « Monde réel » puis des années soixante se révèle, à la lumière de cette étude, un motif symptomatique, tout comme est symptomatique la première phrase d’incipit par quoi s’est ouvert à partir de 1933 tout l’univers fictionnel d’Aragon durant presque vingt ans : « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet Papa » ; dans cette phrase fondatrice, Roselyne Collinet nous invite à lire, outre l’invention par un enfant d’un faux père comme élément déclencheur de l’écriture romanesque, l’identification d’un Nom-du-Père à un petit « Roman[…] ». L’étude nous invite à lire également les prolongements de cette fiction familiale à travers d’autres motifs et préoccupations récurrents dans l’œuvre d’un auteur dont le nom est frappé au sceau d’un père déguisé : Louis A. pour Louis Andrieux, « Aragon » comme « nom d’Espagne » d’un père imaginaire. L’écrivain Aragon, seul écrivain du XXe siècle français à signer de son seul nom propre comme on le ferait d’un pseudonyme, joue avec prénoms et noms propres et trouve dans le toponyme qui est devenu le sien matière à entretenir des liens affectifs avec une Espagne qui l’inspirera à créer des monstres de fiction — Le Fou d’Elsa — ou à les y détruire — La Défense de l’infini. On saluera également la lecture heureuse d’un roman « de la mère » dans l’apparition de la poétesse Marceline Desbordes-Valmore dans le poème « Le Voyage d’Italie » (Les Poètes).
L’enquête de Roselyne Collinet se laisse lire, dans cette version définitive et publique, de la même façon que se lisait sa thèse dactylographiée : comme une enquête policière, abondamment exemplifiée, qui donne l’occasion de revisiter de nombreux textes d’Aragon appartenant à des périodes différentes. On se permettra cependant de regretter les choix éditoriaux qui ont rejeté en fin de chapitre des notes trop souvent nécessaires à la lecture, qui aurait été facilitée par le choix de notes en bas de page. Une étude « familiale » du romancier-poète reste encore à faire — et l’on souhaite fort que Roselyne Collinet l’entreprenne un jour — : celle, à peine esquissée par François Taillandier (Aragon 1897-1982. « Quel est celui qu’on prend pour moi ? », Fayard, 1997) du rôle de « l’oncle Edmond » dans la façon dont les « hommes de la famille » d’Aragon « lui ont donné le roman » (p. 36-37).
Hervé Bismuth