Compte-rendu par Hervé Bismuth de : L’Atelier d’un écrivain. Le XIXe siècle d’Aragon, textes réunis par Edouard Béguin et Suzanne Ravis, Publications de l’Université de Provence, « Textuelles », 292 pages, 2003.

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L’Atelier d’un écrivain. Le XIXe siècle d’Aragon , textes réunis par Edouard Béguin et Suzanne Ravis, Publications de l’Université de Provence, « Textuelles », 292 pages, 2003.
Compte-rendu par Hervé Bismuth

L’Atelier d’un écrivain : tel est le titre donné à l’ouvrage qui reproduit les Actes du colloque tenu à l’ENS de Lyon en décembre 2001 sur « Le XIXe siècle d’Aragon ». Le titre inscrit l’activité polygraphe du romancier-poète-essayiste dans l’univers du siècle qui l’a vu naître et dont sont porteuses pour une grande part son écriture, son esthétique et sa poétique. Les interventions traduites en articles sont regroupées autour de quatre grandes problématiques : l’imaginaire poétique, le réalisme et l’Histoire, l’esthétique et le politique, que précèdent un exposé synthétique présenté par Bernard Leuillot. Cet exposé rappelle à quel point Aragon, fervent admirateur et défenseur de Victor Hugo, s’est toujours réclamé du passé littéraire du XIXe siècle et de quelle façon la revendication de ce passé consacra ne serait-ce que l’explosion du groupe dadaïste, qui n’a pas été pour tous ses membres « négation de toute littérature », loin de là.

1. « C’est à la poésie que tend l’homme »
Henri Béhar, spécialiste de littérature dadaïste et surréaliste, fait l’état des liens qui unissent Aragon à un Lautréamont bien mal connu à l’époque où les jeunes poètes Aragon, Breton et Soupault fréquentaient ses écrits, et rappelle que ces liens ont toujours été maintenus, bien au-delà de la période surréaliste. Le titre même des Voyageurs de l’impériale provient d’un des Chants de Maldoror, et les écrits de Ducasse sont, jusque dans les années soixante, régulièrement convoqués à chaque fois qu’Aragon aura à s’expliquer sur son passé d’écrivain. Annick Jauer, du Centre Aixois de Recherches sur Aragon, fouille « l’inconscient romantique » de l’écrivain en le problématisant dans sa posture d’écrivain « de la modernité ». Sous cet éclairage, même Le Paysan de Paris, prose phare des années surréalistes, révèle son tribut à l’héritage romantique, et même l’auteur des « nouveaux romans » des années soixante conserve en lui ce tribut, qu’il interroge en remettant en question, avec le romantisme, le roman lui-même. C’est l’héritage philosophique qu’interroge Emmanuel Rubio, spécialiste du surréalisme : la présence de Hegel, manifeste dans Le Paysan de Paris, questionne en effet les rapports entre surréalisme aragonien et dialectique hégélienne : ces rapports, qu’E. Rubio définit comme de l’ordre de la  » discussion « , du  » prolongement « , du « surpassement », sont également à chercher du côté de l’importance donnée à l’amour. Daniel Bougnoux, éditeur des Œuvres romanesques d’Aragon dans La Pléiade, envisage à rebours un autre héritage, celui que le philosophe Walter Benjamin reçoit d’Aragon : leur rencontre ne s’en produit pas moins en présence d’un  » tiers  » : Charles Baudelaire.

2. Réalisme et poétique de l’Histoire
Le XIXe siècle est bien entendu le siècle du « réalisme », ainsi que le rappelle Reynald Lahanque, spécialiste aragonien de l’écriture réaliste. C’est de ce réalisme qu’Aragon se veut l’héritier lorsqu’il épouse les thèses du réalisme socialiste, y compris sous la forme qu’il prit dans le « naturalisme », peu apprécié par la critique communiste, mais défendu par Aragon lorsque ce naturalisme s’appelle Emile Zola. C’est à juste titre que R. Lahanque s’étonne de la « discrétion » d’Aragon sur Balzac et Flaubert, dont bien des traits émaillent l’œuvre romanesque de l’auteur de La Lumière de Stendhal. L’aragonienne Maryse Vassevière prolonge la réflexion de R. Lahanque en problématisant le lien d’Aragon au réalisme à travers ses essais et articles sur les écrivains et les artistes du siècle précédent, Stendhal et Musset notamment : contre les catégorisations de toutes sortes, fussent-elles celles de son propre camp, Aragon demande à ce qu’on apprenne « à voir », « à lire », à « entendre battre le cœur profond du temps ». Corinne Grenouillet, directrice de la revue Recherches croisées Aragon Elsa Triolet, étudie la façon dont Aragon, concerné aussi bien par l’Histoire de l’Italie que par celle de la Russie, perçoit et promeut les romanciers historiques Lampedusa et Tynianov, ainsi que les ancrages esthétiques communs aux trois romanciers. L’universitaire aixoise Anne Leoni propose une « lecture croisée » des Voyageurs de l’impériale et de La Semaine sainte, deux romans portant sur des périodes différentes mais comportant des thématiques communes — celle de la guerre notamment — et exhibant tous deux une « intertextualité dynamique ». Agnès Verlet, spécialiste de Chateaubriand, rappelle que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe n’est pas seulement un personnage de La Semaine sainte et du Fou d’Elsa, mais également une matière textuelle à laquelle le romancier puise abondamment.

3. Esthétique, images et formes poétiques
Le spécialiste des Sciences de l’Art Jean Arrouye se penche sur L’Exemple de Courbet : double exemple pour Aragon, que l’auteur d’une révolution esthétique qui a su se faire le témoin d’une révolution sociale, deux faces nécessairement liées de la création réaliste. Cette création prônée par Aragon n’est pourtant pas toujours celle qu’il a choisie avec Elsa Triolet pour illustrer l’édition de 1964-1974 de leurs Œuvres romanesques croisées : l’aragonienne Dominique Vaugeois le souligne, ainsi que le fait que si le choix du XIXe siècle est pertinent pour les romans du « Monde réel » inscrivant leur cadre dans la Belle Époque, ce même choix propose, pour illustrer Les Communistes, une mise en perspective autrement plus oblique. Alain Trouvé, qui a déjà travaillé au sein d’ERITA sur l’intertexte baudelairien dans l’œuvre d’Aragon, envisage Le Traité du style dans la perspective d’une critique baudelairienne. Les écrits d’Aragon sur l’esthétique sont à lier à l’esthétique de son écriture : Bertrand Degott rappelle la pratique du sonnet de l’écrivain et la bataille qu’il livra en 1954 pour la défense de cette « machine à penser », qui lui vient aussi bien de l’Italie que de la France romantique. Même le Moyen-Âge d’Aragon est tributaire de la vision qu’en avaient les médiévistes du XIXe siècle : c’est ce que montre Elodie Burle, aragonienne et spécialiste de littérature médiévale.

4. Le politique au miroir du XIXe siècle
« Le » politique, c’est d’abord le peuple du XIXe siècle qu’Aragon illustre, comme le rappelle l’aragonien Jean Albertini, citant ses pages sur Courbet et Stendhal, dans ses essais, ses romans, et, même si le cas est autrement plus rare, dans ses poèmes. Mais ce peuple, Aragon le visite en témoin de son temps, les yeux fixés sur le peuple qui lui est contemporain : l’aragonienne Patricia Principalli l’explique en relisant La Semaine sainte à la lumière de L’Homme communiste. L’universitaire new-yorkaise Dominique Jullien se penche sur la figure d’Andromaque, figure du peuple en guerre, dans Les Poètes, une Andromaque qu’elle révèle être au « carrefour » des deux figures de Baudelaire et de Marceline Desbordes-Valmore. Marianne Delranc, spécialiste d’Elsa Triolet, interroge la présence de Tourgueniev, écrivain du peuple, dans l’œuvre d’Aragon en rappelant qu’il qualifiait, dans Henri Matisse, roman, Elsa de « Tourgueniev inverse ». Bernard Vasseur, directeur du Moulin Aragon-Elsa Triolet, finit l’ouvrage en rappelant les rapports et les jeux de miroirs entretenus par Aragon avec la grande figure du XIXe siècle : Victor Hugo.

L’ouvrage laisse certes sur sa faim, non en raison de la qualité des interventions et de leur portée multiple : rappels utiles, recherches documentaires, révélations intertextuelles, hypothèses de lecture, mais bien en raison du nombre de perspectives ouvertes par le sujet, qui présagent de larges contributions à venir dans ce domaine.

Hervé Bismuth.