Marie-Christine Marchasson-Mourier, Des obsessions à l’incantation, Aragon créateur, thèse de lettres réalisée sous la direction de Jean-Pierre Giusto et Stéphane Hirschi, présentée à l’Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis, 2003.
Thèse de Marie-Christine Marchasson-Mourier (2003), en ligne
Résumé de la thèse. Des obsessions à l’incantation, Aragon créateurLe travail propose ici une simple architecture de surlignages, sans interprétation psychanalytique, sans recherche d’un mythe globalisant, mais avec la quête de l’articulation entre obsessions et écriture
Les allers et retours entre les repérages et les questionnements, entre les textes poétiques et romanesques m’ont conduite à installer tout d’abord en grand la question identitaire, traduite par certaines images récurrentes et à saisir le comment de son articulation en création de soi. Ce trouble, cette conscience permanente d’une déréliction de soi, se marquent par des images d’écartèlement du corps, de désagrégation. Les textes font aussi intervenir de manière extrêmement récurrente le jeu. Le jeu révèle ou métaphorise la contingence absolue et, donc, la difficulté à se fonder comme sujet puisque fait de hasard et, ce, en permanence. La conception du temps qui s’inscrit dans les textes pose aussi la question de l’identité. Le temps chez Aragon est, au départ, morcelé, cassé, petites boules de mercure[[“ La Machine à tuer le temps ” in Le Mentir-vrai, folio, pp. 550-551. ]], en miroir de son propre démembrement. Le temps passe et ne passe pas. Il passe trop vite dans son sens banal, il ne passe pas dans son vécu le plus intime, car il est ruptures, démantèlement de soi. Il est alors l’arête en gorge[[“ La Machine à tuer le temps ” in Le Mentir-vrai, folio, p.520.et p.550.]]. J’ai dans ce cadre attaché ensuite une particulière importance à la figure de l’errance parce qu’il s’agit sans doute de celle qui se développe au départ le plus longuement dans les textes. Les réseaux précédents reviennent avec une grande fréquence, mais ne se développent généralement pas longuement, au contraire de l’errance dont on retrouve par exemple l’obsession développée dans les romans du Monde réel. L’errance est couplée avec l’accident, le « ça arrive » possible à tout moment. Il métaphorise ou concrétise l’angoisse de ne pas tenir sa vie ; il rejoint donc l’angoisse du jeu. Il y a errance parce qu’Aragon ne sait pas où il va, puisque l’accident est tout puissant. Le trouble identitaire s’articule, se ressource, avec ce sentiment d’être sur l’impériale. La liaison de tous ces éléments permet de comprendre la raison d’être de la présence dans les textes d’une figure majeure de la peinture de la renaissance italienne, saint Sébastien. La composante masochiste avec sans doute une coloration homosexuelle ne suffisait pas à justifier le retour des mots. Il ne s’agit pas là d’un réseau longuement développé comme celui de l’errance, mais d’une figuration qui revient à certains moments-clé, image en abyme de lui-même, parfois vue avec ironie.
Face à ce sentiment profond de ne pas maîtriser sa vie, sentiment que l’on peut naturellement expliquer par sa biographie, Aragon a décidé, selon moi, de manière volontaire, délibérée de se rendre maître des mots. Cette décision, il l’a, je pense, prise au bord du Rhin dans un face à face avec le déluge et la tentation de revenir à la mort. Écrire ce sera multiplier les histoires, multiplier les identités, lancer l’écriture dans le bariolage du bordel, s’offrir la possibilité de l’infini en multipliant les « petits je » en se faisant caméléon, de multiplier les peaux de l’écorché. Est, alors, possible d’atteindre l’instant d’un instant la plénitude du dépassement du temps ; l’écriture gagne le sommet, la limite extrême qui dit le rejet de la dissolution et de soi et de l’univers. Le projet d’écriture de gagner une expansion du je par la maîtrise du temps est victorieux. La terre menaçante, la terre fondrières et marais se fait alors faluns. Par là le décor est en effet maîtrisé, ainsi que la hantise de l’accident ; l’accident devient créateur. Aragon se dit maître des mots dans un élan très fort, il s’agit d’être président des jeux/je. Aragon est dieu en ce qu’il se crée. La déréliction est dépassée. La victoire totale est victoire en château de sable à reconstruire en permanence, mais victoire tout de même et marquée d’un désir de maîtrise absolu. Cette maîtrise totale, il l’atteint à de rares moments ; le moment repère en est celui de l’écoute du Carnaval de Schumann joué par Richter, ce qui nous ramène aux faisans. J’ai replacé dans ce contexte l’arrivée d’Elsa dans l’écriture. C’est dès Persécuté Persécuteur que le texte installe Elsa. Elle est alors dite « endormie », et son existence fait se révéler une forme de paradoxe sur le thème de la concomitance du bonheur et du malheur. Mais c’est bien sûr dans Le Crève-cœur et Les Yeux d’Elsa que se met réellement en place l’écriture/Elsa. Elle se fait dans le contexte de l’amour courtois et dans la révélation de l’absence malgré la présence. C’est l’écriture/Elsa qui accompagnera à nouveau le retour en grand de l’écriture poétique avec Le Roman Inachevé et Les Poètes. Sa place dans ces deux textes est stratégique et ne peut pas être sous estimée. Aragon la situe clairement au cœur de la possibilité de l’écriture poétique. Elle en est le ferment.
J’ai voulu poser la question de l’importance et du statut réel de l’écriture/Elsa. J’ai cherché ses premières apparitions et ses modalités pour ensuite m’interroger sur les raisons de l’importance prise par cette écriture en 1940-42 et à partir de 1956. J’ai alors souhaité examiner plus en détail trois livres/poèmes afin de faire se lever les grandes caractéristiques, et éventuellement évolutions, de cette écriture. Ces caractères, je les ai ensuite réunis sous l’expression « grammaire d’Elsa » après m’être posé la question du statut de cette figuration dans son rapport avec la femme réelle.
Ces allers et retours entre les repérages et les questionnements, entre les textes poétiques et romanesques m’ont donc conduite à comprendre comment pour se fonder comme sujet Aragon s’est fait créateur de lui-même dans un geste renouvelé, avec en poésie l’aide de la figure de la présente/absente, du jeu cruel du paradoxisme. Cette auto-création, fragile est une naissance permanente : Peut-être le participe naissant rendrait-il approximativement ma pensée ma pensée […] [[Anicet ou le Panorama, Roman, Œuvres romanesques complètes, Tome 1, La Pléiade, p.14.]]
Documents joints : 1. Discours de soutenance 2. Thèse en format pdf.