Michel Apel-Muller, « Où je meurs renaît la patrie », L’Humanité, 25 août 2010
Série « Portraits de résistants » (L’Humanité, été 2010)
Comment l’aventure de la publication du poème « Les Lilas et les roses » éclaire le double mouvement d’un poète qui allait révolutionner son art et devenir la voix de toute la Résistance en convoquant la poésie française depuis Chrétien de Troyes.
Le 21 septembre 1940, Le Figaro, replié à Lyon, publie un poème dont la présence dans ses colonnes provoque quelque étonnement : il s’agissait d’un texte clé du Crève-Cœur d’Aragon, « Les Lilas et les roses », publié, lui, en volume, le 29 avril 1940. Cette publication engendra quelques remous, qu’ignora sur l’instant le poète ; elle motiva en particulier une réserve faite par le secrétariat du PCF (alors interdit) auprès du Parti soviétique, reprochant à Aragon d’avoir publié son texte dans Le Figaro sans consulter personne. En réalité – Aragon lui-même a raconté toute cette affaire –, c’est Jean Paulhan qui avait, de mémoire, reconstitué le texte du poème, que lui avait lu son auteur, et qui l’avait communiqué au journal.
La publication en tout cas ne choqua pas Aragon puisque celui-ci, ayant repéré une erreur, obtint du Figaro une rectification et une seconde publication du poème. On a beaucoup glosé autour de ce petit événement ; on s’est demandé pourquoi le poète avait accepté de confier le poème au Figaro ; on ne se posa, par contre, jamais la question inverse : dans quelles conditions le Figaro fut-il amené à décider la publication d’un poème que son auteur ne lui avait pas proposé ? Jean Paulhan ne semblait pas mandaté par Aragon pour lui en faire la proposition. Petit mystère, donc, qu’il serait intéressant d’éclaircir.
Il paraît bien tenir dans la conviction à laquelle est parvenu Aragon et selon laquelle il vient d’opérer une révolution poétique capitale, un renouvellement complet du système français en vers, à l’instar des grands maîtres du passé, Hugo, Ronsard, Apollinaire ou Rimbaud. Il s’en expliqua par les préfaces ou écrits théoriques dont il accompagna Le Crève-Cœur et Les Yeux d’Elsa, notamment dans la Rime en 1940. Il n’y a pas lieu de douter qu’il y avait au Figaro quelques gens qui savaient lire et qui ont perçu la nouveauté et l’incomparable beauté des « Lilas et les roses », des gens qui, en même temps, pouvaient reconnaître pour leurs les émotions exprimées dans ces vers. Tout cela est à rapprocher des conditions de réception des textes d’Aragon durant l’occupation allemande, en France d’abord, chez les Alliés ensuite.
Dans son livre, Aragon, Londres et la France libre, John Bennett pose d’une façon minutieuse le problème de la reconnaissance d’Aragon comme l’une des très grandes voix françaises de la Résistance par d’autres que les siens. Il montre la complexité des personnes en présence, la lutte qui les oppose, dont les racines sont à chercher plus avant dans l’histoire. L’Angleterre et les Français libres devront attendre longtemps pour rencontrer et découvrir les textes : ainsi, Le Crève-Cœur et Les Yeux d’Elsa furent publiés à Londres presque en même temps, au milieu de l’hiver 1942.
Déjà, on notait une évolution positive des Français de Londres à l’égard du poète. Ce fut le cas en particulier d’André Philip, député socialiste du Rhône et nommé par de Gaulle commissaire national à l’Intérieur et au Travail, qui, dans une conférence donnée à Londres après avoir rejoint le général, fit l’éloge d’Aragon. En témoigne Maurice Schumann dans une lettre à J. Bennett : « J’ai aussitôt dans ma mémoire et maintes fois récité l’admirable tirade qui commence par “Il est des noms de chair comme Les Andelys” et se clôt par “Ma patrie est la faim, la misère et l’amour”. »
Éloge fort significativement reçu et partagé par le général de Gaulle lui-même, dans son discours d’Alger le 30 octobre 1943, retransmis par Radio Alger. Il récita trois vers de Plus belle que les larmes, poème – écrit John Bennett – qui avait si fort impressionné Maurice Schumann, plus d’un an auparavant, à Londres. « Comment, ajoutait de Gaulle, comment ne pas sentir la déchirante qualité de ces poèmes qu’aujourd’hui toute la France récite en secret. Ainsi des vers d’Aragon “Qu’importe que je meure avant que se dessine le visage sacré s’il doit renaître un jour (…) Ma patrie est la faim, la misère et l’amour”. »
Les paroles de Charles de Gaulle viennent exalter l’œuvre d’Aragon, poète de la Résistance, avec un certain décalage toutefois entre le vécu français de la France occupée et celui de Londres. Rien n’y est dit de l’activité militante d’Aragon, ni des responsabilités qui furent les siennes alors. Et elles furent grandes. Au fur et à mesure que sa réputation grandit, les épisodes s’ajoutent significativement. C’est d’abord la création du Comité national des écrivains, des Lettres françaises clandestines avec Jacques Decour et, très vite, les arrestations qui frappent leurs dirigeants, Jacques Decour, Georges Politzer, Danielle Casanova, Jacques Solomon, Georges Dudach, presque tous fusillés.
C’est aussi, dès octobre 1941, la dénonciation d’Aragon par Drieu La Rochelle dans L’Émancipation nationale, par laquelle Drieu faisait la preuve qu’on ne pouvait pas toujours berner les censeurs de la collaboration, « toute cette indignation, tout cet attendrissement sur la dignité, tous ces appels à demi-mot qu’Aragon répand dans les revues littéraires et poétiques cousus de fil rouge pour la Résistance ». En fait, il s’en prenait à toute la sélection, à laquelle Aragon venait de procéder, du patrimoine littéraire médiéval de la France : « Ici, derrière le laudateur échauffé du Moyen Âge, nous voyons le communiste déjà réapparaître. »
Début 1942, Me Joë Nordmann, alias Jean, vient rencontrer Aragon à Nice. Il lui apporte une liasse de papiers. C’étaient les témoignages directs des hommes de Châteaubriant sur l’exécution des otages en octobre 1941. Un mot bref accompagnait cet envoi : « Fais de cela un monument. » L’écriture ne lui est pas inconnue, c’est celle de Jacques Duclos. Aragon fera de tout cela, le Témoin des martyrs, ce grand texte sobre et poignant qui révéla au pays le martyre de Guy Môquet.
Puis, vient le passage dans la clandestinité dans le Lyonnais, dans la Drôme à Saint-Donat où Elsa et Aragon fondent un journal clandestin, La Drôme en armes. Les maquisards récitent maintenant des textes du Musée Grévin, qui achève de situer Aragon parmi les plus hautes figures de la création française en poésie.
Laissons-là les petitesses et les mesquineries dont on tenta de l’accabler, la Libération à peine intervenue, et laissons le dernier mot à son indéfectible amie, Nancy Cunard, qui, après son premier voyage à Paris libéré (Our Time, novembre 1944), évoquait ainsi le poète de Brocéliande « Aragon est de retour à Paris. Un poème de sa main, « Paris », a fait la une de L’Humanité, ce 28 septembre, sous une énorme manchette : « Louis Aragon, poète du maquis, a chanté pour l’Humanité ». »
Michel, Apel-Muller, L’Humanité, 25 août 2010