[parution/réception dans la presse] Patrice Lestrohan, Le Dernier Aragon, Riveneuve éditions, 2010

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Courte revue de presse à l’occasion de la parution du livre de Lestrohan sur « Le Dernier Aragon », juillet 2010


1. Antoine Perraud, « La révolution Aragon », mis en ligne sur son blog, Médiapart, 7 mai 2010

L’amiral Darlan, chef du gouvernement de Vichy pendant l’éclipse de Pierre Laval (février 1941-avril 1942), aimait à plaisanter: «Les Égyptiens avaient le taureau Apis, moi j’ai Pétain!»

Tout était en place pour que Louis Aragon (1897-1982) devînt le taureau Apis du Parti communiste français. Mais à la mort de sa femme, muse et cerbère, Elsa Triolet (1896-1970), le Poète défia les clôtures et folâtra.

Après quarante-deux années sous le joug fécond (d’un point de vue littéraire) d’Elsa, le Phare, soudain gidien dans ses mœurs, se dissipa. Entouré de garçons, il devint exquis, pimpant et tendre. Le témoignage de cette métamorphose charnelle — lui qui en avait connu tant de stylistiques — gît à l’Ina. Nous sommes en décembre 1978, Aragon a 81 ans. Il est interrogé, pour l’émission «Livres en fêtes» (co-produite avec Jean d’Ormesson), par un journaliste de 34 ans, Jacques Paugam, auquel les auditeurs devaient alors, le midi, une émission remarquable de France Culture, «Parti Pris».

Paugam avait un visage d’ange, Aragon y fut sensible et les deux vivants papillonnèrent de bien étrange façon autour d’une morte, Elsa Triolet, dont un mini mausolée occupait l’appartement du veuf ayant tourné casaque, au point de se permettre de glisser, comme si de rien n’était, comme s’il ne se dynamitait pas lui-même: «Les gens qui se promènent avec le chapeau du grand amour, je me méfie toujours un peu.» Jacques Paugam n’y va pas, de son côté, de main morte non plus: «Est-ce que vous ne l’aimez pas encore plus morte que vivante?»

Contacté à l’improviste au téléphone, Jacques Paugam se montre raccord avec l’émission d’il y a bientôt 32 ans: «J’en garde un souvenir très intense, un moment de vérité par un très grand artiste du « Mentir vrai ». Aragon savait que je savais, il m’a su gré de lui permettre de ne pas tricher, mais à sa façon. Il éprouvait un besoin extraordinaire de plaire. Il exerçait un charme culturel et physique qui tenait de la sorcellerie. Mais je ne me suis pas senti « dragué », c’était beaucoup plus riche que cela.»

Voilà peut-être la meilleure introduction à l’enquête du journaliste (longtemps au Canard enchaîné) Patrice Lestrohan, à paraître le 12 mai: Le Dernier Aragon (Riveneuve éditions, 198p., 20€). De cette ronde de témoignages polyphoniques autour de la complexité faite homme, Aragon, prince de la feintise et apôtre des aveux vertigineux, ne sort pas embaumé comme un taureau Apis. Le stalinien honoraire garde jusqu’au bout de méchantes [manières, que rappelle volontiers Jean d’Ormesson, pas peu fiérot d’étaler sa tripe sociale aux dépens d’un drôle de coco, devenu sur la fin une sorte de firme permettant tous les abus sociaux (Aragon était à la fois stipendié par le parti et pillé par ses jeunes commensaux).

Par une nuit froide, Louis et Jean dînent au Lutétia. Le chauffeur du premier (rémunéré par le PCF), vient demander, transi, s’il doit continuer d’attendre plutôt que de rentrer chez lui. Réponse du Mage: «Mais enfin mon ami, pourquoi croyez-vous que nous vous payons?» L’aristocrate ne put s’empêcher de rappeler à l’apparatchik à quel point les talons rouges savaient mieux traiter leur personnel que la faucille et le marteau réunis…

Parfois, Aragon yoyotait de la touffe. Patrice Lestrohan raconte comment, dans son appartement de la rue de Varenne, en face de Matignon que Jacques Chirac avait depuis trois ans quitté, le Poète était persuadé, en 1979, que l’ancien premier ministre envoyait des sbires débiter des complaintes sardoniques à son encontre. Mais les chansons que croyait entendre l’écrivain devenaient, à travers le tamis de sa déraison, pure et haute prosodie…

Le livre de Patrice Lestrohan montre surtout comment, sur le fil du rasoir des malheurs, un vieil homme, comme en écho à certains poèmes vibrants et chancelants à la fois, brava la mort et les mourants. Il désira et ressenti jusqu’au bout, là où tant d’êtres abdiquent. Il choqua et provoqua plutôt que de glisser vers la tombe. Ne semblait-il pas en prendre le chemin, alors qu’Elsa se mourait, dans une magnifique émission produite par Hélène Martin pour la télévision française en 1970, «Plain chant», qui le filmait dire, dans l’ombre calculée du studio, L’Homme seul?…

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2. Pascal Riché, « Quand François-Marie Banier séduisait le vieil Aragon», Rue89, 30 juin 2010

Un ami et riverain, Stanislas, m’a conseillé la lecture du Dernier Aragon, de Patrice Lestrohan. Une belle enquête journalistique, en effet, bien écrite, un chapelet d’anecdotes formidables sur la dernière partie de la vie du poète stalinien, celle qui commence après la mort en 1970 d’Elsa Triolet, sa muse.

Le dernier Aragon

Aragon se découvre alors une autre vie : il s’habille chez de bons couturiers, voire de façon excentrique (jabot, lavallière, bottines jaunes…) s’entoure de jeunes gens (mâles). Il affiche son homosexualité, ce qui fait jaser Paris et ce qui coince les apparatchiks du PCF (sauf Marchais qui le défend : « Ça suffit ! Aragon a bien le droit de finir sa vie comme il l’entend ! »).

Bref, il s’amuse.

Pour ce récit enlevé, Patrice Lestrohan, ancien journaliste au Canard enchaîné, a recueilli de nombreux témoignages. Si on cherche parfois un peu le fil directeur (que veut montrer l’auteur ? ), le livre est précieux pour l’éclairage qu’il porte sur l’une des plus mystérieuses parties de la riche vie d’Aragon.

Voitures de sport et bottines jaunes

Si je vous parle de ce livre, c’est parce que, au fil de la lecture, mon œil bute sur un nom : François-Marie Banier. Oui, le même Banier qui défraie actuellement la chronique, le photographe chouchou de Liliane Bettencourt, accusé de la détrousser. Que vient faire Banier, alors âgé d’une vingtaine d’années, dans cette histoire ?

Il apparaît page 60 :

« Et puis, il y a la bande, l’équipe, si l’on peut dire. Un sujet complexe. Et, pour le coup, délicat. “[A l’inverse de ce que l’on raconte] je n’ai jamais été l’amant d’Aragon” a tenu à préciser François-Maire Banier fin 2009, dans le cours d’une longue interview au Monde ». […]

De Banier, alors employé par le couturier Cardin, Aragon apprécie la touche mondaine assortie d’une sérieuse dose d’irrespect. […] François-Marie met toujours, si l’on ose dire, la barre très haut. Quand il rencontre pour la première fois rue de Varenne Lili Brick, sœur ainée d’Elsa, ex-compagne du grand poète russe Maïakovski, il lui lance : « Et Vladimir, il en avait une grosse ? … »

Eh oui, Banier fait partie des jeunes gens qui volètent autour du poète. Il passe rue de Varenne « en voiture de sport ». Il écoute les lectures du grand homme. Il fait partie de cette belle bande de fêtards qui forment son « entourage ».

C’est généreusement que le poète arrose ceux-ci, raconte Lestrohan :

« Il règle tout et tient à tout régler, Louis, qui se trimballe avec d’impressionnantes liasses de billets en liquide qu’il égare d’ailleurs régulièrement dans son appartement, entre salle de bain et bureau. […]

Il a le cadeau facile à ses amis, ses jeunes amis désargentés il est vrai, le cadeau de prix et pour le coup, sans même feindre d’être dupe. »

Un cousin d’Aragon se fâche

C’est ainsi qu’il offre un jour à l’un d’entre eux, le peintre Gianni Burattoni, une édition de ses « Sonnets de Pétraque » illustrés par Picasso, en lui glissant, avec lucidité : « Celui-là, vends le bien ! »

Les jeunes « aragonautes » usent et en abusent de la situation, comme le rapporte un proche :

« Louis, j’ai un problème de travaux ; Louis, j’ai un souci de voiture. Et Louis donnait donnait, toujours et en liquide, évidemment. »

Là où cette épisode a un point commun avec l’affaire Bettencourt, c’est qu’un possible héritier, le petit cousin Alain Toucas, finit par réagir. Il voit Aragon se faire petit à petit dépouiller de ses livres rares, de ses propres manuscrits, de lithographies « que des petits malins remplacent tout bêtement par des photocopies (la vue d’Aragon baisse) ». Et cela ne lui plaît pas.
Maladie psychiatrique ou comportement poétique ?

Alain Toucas est convaincu que Louis Aragon est atteint d’une maladie psychiatrique. Pour les jeunes amis du poète, au contraire, il ne s’agit que d’un « comportement poétique ». Le cousin commence alors à parler de « mise sous tutelle », une idée à laquelle, selon Lestrohan, le Parti communiste aurait même donné son aval. « L’entourage » est consterné : on ne met pas Aragon sous tutelle ! Face aux pressions, le cousin renonce.

Banier (né en 1947) était « l’être le plus fou, le plus généreux, le plus drôle que l’on puisse rencontrer », a écrit le poète dans un article des Lettres françaises. Et Aragon (né en 1897) n’était pas le seul artiste tombé sous le charme du jeune homme. A l’époque, François Mauriac (né en 1885) l’encourageait à écrire ; la décoratrice Madeleine Castaing (née en 1894) était sa mécène, ayant pris la suite, dans ce rôle, de Marie-Laure de Noailles (née en 1902, morte en 1970).

A Madeleine Castaing, Banier vendait ainsi des photos. « A chaque photo, j’augmentais le prix. Au total, elle a dépensé 40 000 dollars ! » a raconté crânement Banier dans un portrait que lui a consacré Vanity Fair en 2005. Et là encore, cela ne plaisait pas aux héritiers.

De Banier, Aragon disait aussi, à cette époque glorieuse : « Son chef d’œuvre sera sa vie ». Sur ce point, le poète n’a pas encore été démenti.

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