Compte rendu par Corinne Grenouillet de : Romuald Fonkoua, Aimé Césaire (1913-2008), Perrin, 2010, 392 p.

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Césaire, Depestre et Aragon…


Romuald Fonkoua, professeur à l’Université de Strasbourg, rédacteur en chef de Présence africaine nous propose avec Aimé Césaire (Perrin, 2010) un livre mangrove enraciné de multiples manières dans l’histoire nationale, culturelle, politique et bien sûr littéraire du XXe siècle. Il intéressera les spécialistes d’Aragon à plus d’un titre.
Le chapitre VI : « L’invention d’un “art poétique nègre”. Contre le larbinisme » est consacré aux relations conflictuelles entre Césaire et Aragon à l’époque de la promotion, par ce dernier, d’une « poésie nationale », autour de l’année 1954. Romuald Fonkoua met en évidence un point de vue tout à fait nouveau dans les études aragoniennes : celui des écrivains et intellectuels noirs dans ces années 1950 où se propage l’anticolonialisme et se forge une conscience littéraire et culturelle noire autonome.
Au cours des années 1954-1955, alors même que Césaire « reçoit la totale confiance de son parti » (p. 175) – il ne claquera la porte du PCF qu’en 1956, et se situe donc sensiblement sur les mêmes positions politiques qu’Aragon –, se développe une lutte pour le contrôle du champ littéraire de la francophonie, au sein de laquelle Aragon entend promouvoir la « poésie nationale ». Celle-ci s’appuie sur la critique du vers libre, la défense du vers classique et du sonnet, qu’il convient, selon Aragon, de mettre au service de la « réalité ».
Son Journal d’une poésie nationale paru en 1954, et surtout la réception par René Depestre de ce recueil d’articles et anthologie poétique, va déclencher une polémique assez violente entre Césaire et Depestre : au-delà de l’écrivain haïtien, Césaire visera Aragon, qui, à 57 ans, a pu être perçu comme « le guide éclairé des poètes » par un jeune poète comme Depestre (32 ans à l’époque). Depestre avait en effet, déclaré, dans une « Lettre à Charles Dobzynski » publiée dans Les Lettres françaises, qu’il s’était « théoriquement rallié aux enseignements décisifs d’Aragon », éludant de cette manière « la question de la place de la culture négro-africaine dans une poésie de la langue française » (Bernard Mouralis).
C’est tout d’abord cette volonté d’assimilation que Césaire dénonce chez Depestre en la désignant comme larbinisme ; larbinisme poétique qui fait fi de l’héritage africain pour privilégier, exclusivement, le fonds français.
Césaire admoneste son cadet qu’il soupçonne de trahir la cause du monde noir ; sa « Réponse à René Depestre poète haïtien » (publiée ultérieurement sous le titre de « Le verbe marronner ») constitue ainsi une passe d’armes avec Aragon ; écrite sur un ton sarcastique et mordant, elle met en cause les « grognements des maîtres d’école », en lesquels Romuald Fonkoua nous laisse reconnaître Aragon… Césaire invite en effet Depestre à « marronner » ses maîtres, « comme jadis nous marronnions nos maîtres à fouet ». Il en appelle ainsi à une libération de l’écrivain noir face à la tutelle de ceux qui veulent les soumettre à diverses injonctions théoriques. En engageant son cadet à marronner, il me semble aussi que Césaire subtilise à son profit le principe aragonien de la contrebande (ce verbe renvoyant aussi bien à l’évasion d’un esclave – qui deviendra marron, qu’à l’exercice d’une profession ou d’une activité sans autorisation, de façon clandestine).
On le comprend : l’« art poétique nègre » pour lequel Césaire militait ne pouvait qu’entrer en conflit avec la « poésie nationale » aragonienne.
Romuald Fonkoua dans ce chapitre fortement documenté tente d’éclairer, avec un grand sens de la nuance et en nous présentant toutes les pièces d’un dossier complexe, ce qui a pu opposer deux grands écrivains qui envisageaient de manière étrangement similaire les rapports du politique et du littéraire.

Corinne Grenouillet, juin 2010