Michel Ménaché, « Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet » n° 12, paru dans Europe, n° 669-670, 2010

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Article de Michel Ménaché, sur les Recherches croisées Aragon Elsa Triolet n°12, paru dans Europe n° 669-670, 2010 – rubrique Passages en revue

On a lu Aragon, on croit le connaître. On en restera toujours aux travaux d’approche…
La douzième livraison des Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet nous immerge dans les remous littéraires et politiques de leur siècle, le plus violent de l’Histoire. Maryse Vassevière, maître d’œuvre de ce riche ensemble, ouvre l’épineux dossier de la filiation Aragon. Le poète et directeur de presse, attentif « à ce qui chante, » ouvrait les pages des Lettres françaises à de « merveilleux inconnus » souvent repérés par Elsa. Qu’il prenne le statut de « père » ou celui de « pair », avec lui rien n’allait de soi et les plus chéris se muèrent souvent en parricides définitifs tandis que d’autres furent brutalement exclus du cercle des élus, tel Marc Delouze. Ce dernier d’abord mis sur orbite à 24 ans, préfacé par Aragon lui-même confiant : « Marc Delouze est un peu de ma vie. » Ou encore, si près de la mort d’Elsa : « c’est de lui que j’aurai reçu, alors, ce bizarre désir de survivre. » Un nom lâché en guise d’éloge comparatif (Michaux !). Les portes claquent. Aragon ne badine pas avec ses haines ! Certains se gaussent (Sollers, Olivier Rolin), d’autres se perdent à force de se conformer au modèle, puis explosent : « être le fils adoptif d’Aragon était proprement une catastrophe. Car Aragon changeait facilement de fils, et souvent, il jouait les uns contre les autres… » (« le grand petit Roubaud »). La passion pour le sonnet avait rapproché Roubaud d’Aragon. Elle les séparera aussi et le différend aura des retombées dans l’ouvrage magistral du « fils » en rupture, La vieillesse d’Alexandre. Impitoyable mais sans minimiser l’héritage aragonien, Jacques Henric, d’abord proche de Tel quel, accomplissant un pèlerinage au Chemin des Dames aux côtés d’Aragon, s’éloigne brutalement stigmatisant « son rôle de grand inquisiteur des Lettres, son dogmatisme, sa mauvaise foi, son machiavélisme, etc. » Mais après la mort du grand homme et la lecture de ses derniers ouvrages, l’anathème s’estompe, le jugement s’affine : « je voyais une victime où j’avais vu un bourreau… » Il lui reconnaît d’avoir toujours osé « tremper les mains dans le cambouis du réel. » Son ouvrage La Peinture et le mal (1984) est une réponse posthume à Henri Matisse, roman.
Parmi les fils prodigues mentionnés (Jean Ristat, Lionel Ray, etc.), Bernard Vargaftig apporte un témoignage de sa fidélité humble et reconnaissante. S’il n’a pas pris de pseudo, il le doit à Aragon. Fort heureusement. « Vraiment, c’est la traduction de mon nom, » précise-t-il… C’est moins comme modèle que comme stimulateur qu’il reconnaît quant à son propre cheminement le rôle déterminant du maître plutôt que du « père » : « il m’a chaque fois lu bien avant que je ne me lise… »
Philippe Forest, dans une contribution éclairante (Aragon ou l’héroïsme sentimental) tente une explication à connotation psychanalytique : « Fils de quiconque, père de personne, Aragon lui-même ne se refusait pas à s’inventer une lignée (des précurseurs, des successeurs) à l’intérieur de laquelle se sentir moins abandonné » dans l’épreuve répétée du même « déchirement d’écrire. »
Autre accroc indirect à la filiation, la volée de bois vert d’Elsa Triolet à André Stil suite à son long article sur Les Manigances, roman dans lequel Stil était lui-même directement visé. La question du bonheur fut le détonateur ! « Une pierre dans mon jardin, » déclara Stil. Michel Apel-Muller revient avec éclat sur cet épisode sanglant au sein de la mouvance communiste en crise, dans la tourmente de la déstalinisation, à l’heure de la mise en pièces du réalisme socialiste où désormais « remuent les haillons d’anciens épouvantails… » Pour Elsa, fi des mots d’ordre lénifiants, fût-ce au nom de « la conquête du bonheur. » Le Roman inachevé (1956) et Le Monument (1957) avaient déjà miné le terrain, La Semaine Sainte (1958), Les Manigances (1962), Le Fou d’Elsa (1963), etc. ébranlaient en se libérant de tout schéma convenu le dogme de l’optimisme historique dans leurs feux croisés … Les articles publiés en annexes font revivre les échos de la guerre froide dans la vie littéraire de l’époque et plus encore mesurer les enjeux de la réflexion sur le rôle des écrivains en situation…
Elsa romancière et polémiste, mais aussi Elsa journaliste en première ligne au cœur du Procès de Nuremberg rédigeant un reportage sur le vif pour Les Lettres françaises : La Valse des juges. L’étude de Marianne Delranc-Gaudric souligne la lucidité et l’inquiétude de l’observatrice qui écrit dans le chaos et les ruines de l’après-guerre : « Et voici le monde déjà au fond d’un abîme et qui semble faire tout ce qu’il faut pour s’abîmer encore mieux, plus profondément, plus totalement… »
Autre écho historique quant à l’atmosphère nauséabonde de « l’épuration » avec notamment la polémique suscitée par les propos supposés, délirants et contradictoires de Cingria, ravivant le désaccord entre Paulhan et Aragon précédant la dissolution du Comité National des Ecrivains en 1947. Ou, dans la durée, listes noires contre listes noires dans l’édition et la presse, quand Pierre Brisson était aux commandes du Figaro Littéraire et Aragon des Lettres françaises. Etudes et témoignages qu’on ne peut réduire évidemment en quelques lignes compte tenu de l’éclairage nouveau qu’ils apportent bien au-delà des Œuvres croisées… Ainsi, Daniel Bougnoux analyse les fins du roman chez Aragon et souligne l’intérêt du passage aux romans de déconstruction après les romans d’édification. Des contempteurs du roman, « ces espèces de nudistes, » au « chiendent » de la vérité historique, Aragon, sur tous les fronts, n’aura jamais cédé à la facilité. Au fil de l’œuvre, « l’avenir et la narration s’obscurcissent, » commente Bougnoux. Le mentir-vrai est à ce prix…

Michel Ménaché

EUROPE n° 969-970

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