François Taillandier, « Après que les poètes ont disparu… », Le Figaro, 26 avril 2007

Publié par L. V. le

Article de F. Taillandier paru à l’occasion de la publication des Œuvres romanesques complètes I et II dans La Pléiade.

Aragon, de son vivant, avait entrepris l’édition de ce qu’il appelait son oeuvre poétique, au masculin. Un chantier gigantesque. Outre les poèmes (« tout ce qui a été retrouvé, disait-il, que cela me plaise ou non »), il y introduisit des textes critiques, des cahiers d’illustration, de passionnants commentaires autobiographiques. Sept volumes étaient prévus ; il y en eut quinze.
Cette édition en souscription est aujourd’hui un petit trésor bibliophilique, mais elle excluait forcément un très vaste public. Avec les deux présents volumes de la Pléiade, voici Aragon remis aux normes de l’édition critique universitaire, et la plus prestigieuse, sous la houlette d’aragoniens brevetés dont le chef de file est Olivier Barbarant, auteur en 1997 d’un remarquable essai sur Aragon (La Mémoire et l’Excès, Champ Vallon).
« On me prend comme on me voit/sans me voir », écrivit le poète au soir de sa vie. Ces quelques mots pourraient servir d’exergue à toute l’histoire de son parcours poétique.
Tout le monde s’est fait une petite idée de lui, pas fausse mais un peu courte : Aragon fut un surréaliste – l’un des plus étincelants, des plus révoltés ; puis il devint le grand poète de la Résistance ; après quoi il psalmodia l’amour d’Elsa, et fournit à Jean Ferrat et beaucoup d’autres l’occasion de chansons admirables.
Toujours tenté par le suicide poétique
Les gens qui se disent informés ajoutent en ricanant qu’il se vautra dans la poésie militante et écrivit des hymnes à Staline, ce qui est faux. Il est vrai, en revanche, qu’Aragon fut toujours tenté par le suicide poétique. À vingt ans, il signe l’al­phabet. Dans la trentaine, il publie Front rouge, imprécation politique ultraviolente, et littérairement affligeante, qui ne reflète que son désespoir d’alors. J’ai mis le pied sur la gorge de ma propre chanson, dira-t-il plus tard. Et dans les années de plomb du stalinisme, il commettra encore des vers de parti qui ne sont pas ce qu’il a fait de mieux. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que ces égarements nous mènent au coeur de l’aventure. Aragon poète se précipite, à toute époque, vers les enjeux les plus essentiels et les plus risqués. Et vers tous les excès. Pas seulement ceux autorisés par son ami André Breton, qui fut pour lui comme un grand frère un peu trop dominateur.
Un vers de seize syllabes
En 1940, dans la France écrasée, il mise sur les formes populaires et historiques de la poésie. C’est en pensant aux troubadours et à Victor Hugo qu’il écrit Les Yeux d’Elsa ou Le Musée Grévin. Vingt ans plus tard, en pleine guerre d’Algérie, il se plonge dans la poésie arabe et publie Le Fou d’Elsa, prodigieuse épopée de la chute de Grenade. Entre-temps, dans Le Roman inachevé, il a forgé un vers de seize syllabes que l’on n’avait pas encore entendu en langue française. Épique et ­lyrique ! Il fallait oser. Après quoi, une fois encore, il rebattit les cartes avec la rythmique haletante, nocturne, déchirée, des Chambres (1969) puis des Adieux (1981).
En réalité, on ne comprend pas le parcours poétique d’Aragon sans se référer à son roman La Mise à mort (1964), qui n’est autre que cette mise à mort du sujet théorisée par le structuralisme, la psychanalyse et à certains égards le marxisme. Pour prendre la mesure de son cheminement, il faut le confronter à ceux d’un Ezra Pound ou d’un Pessoa. Ces enjeux, l’introduction d’Olivier Barbarant, ainsi qu’une chronologie et des notes très fournies, nous permettent de les explorer avec toutes les pièces en main.
En 1952, Aragon intitulait une anthologie Avez-vous lu Victor Hugo ? On peut demander aujourd’hui : avez-vous lu Aragon ? « On me prend comme on me voit/sans me voir. » Désormais, on n’aura plus le droit de ne pas le voir.

Œuvres poétiques complètes d’Aragon Gallimard/la Pléiade, tomes I et II, 1 176 p. et 1 774 p., 62 € et 63 €; le coffret 125 €.

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Merci à I.Amar pour la transmission de cette information.


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers