Wolfgang BABILAS
Mon « premier » poème d’Aragon
C‘était au début des années cinquante. Plus d’un demi-siècle plus tard, il m’est parfois difficile de me rappeler avec exactitude la chronologie des faits. De toute façon, j’avais passé mon baccalauréat en 1950 ; la même année j’avais commencé mes études universitaires : philologie romane et germanique, philosophie et théorie du film.
Indécis au commencement, je me tournais de plus en plus vers la littérature française et spécialement vers les textes qui, d’une manière ou d’une autre, se référaient à ou tenaient compte de la réalité extra-littéraire. Aussi mon directeur d’études, le professeur Heinrich Lausberg (auquel je voudrais rendre hommage ici pour sa libéralité exemplaire envers moi) me proposa-t-il comme sujet de thèse de doctorat « l’image de la France dans la poésie française contemporaine ». C’est ainsi que je me penchai sur la poésie de la Résistance, donc sur Aragon.
Autant que je m’en souvienne, le premier poème qui me frappa, fut « Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle »(Le Musée Grévin, VII). Sans connaître encore les explications d’Aragon sur le rôle du « bel canto » en poésie, je fus saisi et charmé par le chant qui portait ces vers. Il fallait donc les réciter à haute voix, en soulignant bien les sonorités (plus tard, lorsque j’entendais Aragon lui-même « chanter » ses poèmes, je me sentais justifié d’accorder aux structures phonétiques la plus haute attention). Mais ce chant ne servait pas à rien, ce n’était pas de la « poésie pure »: il faisait chanter le sens des vers pour l’élever et le « poétiser ». Était-ce une explication trop simple, trop mécanique ? Peut-être. Mais désormais je ne pouvais plus trouver de la poésie là où manquait ce chant. Ceci m’éloigna aussi de Paul Éluard que j’estimais beaucoup, et dont j’avais même copié plusieurs volumes de poèmes épuisés en librairie ou trop chers pour mon pécule de boursier du Gouvernement français (année scolaire 1953/54) , mais à la main (on ignorait à ce temps-là encore les photocopieurs ). Éluard m’était devenu trop sec: ses poèmes devaient être dits, ils ne chantaient pas. La poésie d’Aragon était devenue pour moi le modèle auquel s’orientait mon goût esthétique.
À côté du chant, le vers « Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle » comportait un autre trait propre à faire plaisir à nous autres, disciples du professeur Lausberg, dont la grande affaire n’était pas seulement l’application de la rhétorique antique à l’interprétation de textes modernes (voir ses manuels de rhétorique et ses ouvrages d’interprétation de Sartre, Camus, Valéry). Il nous enseignait aussi un autre domaine de l’exégèse philologique, la recherche des « sources » d’un texte. Ridiculisée par ses adversaires en philologie, dénoncée comme positiviste, cette recherche a fait depuis lors sa joyeuse résurrection en changeant simplement de nom: on parle aujourd’hui d' »intertextualité » au lieu de « sources ». Or, ne fallait-il pas être attiré par un poète qui déclarait franchement: « Car j’imite. Plusieurs personnes s’en sont scandalisées. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartuferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde ne le dit pas. » (Préface aux Yeux d’Elsa) Or, le vers en question a, effectivement, deux sources. L’hémistiche « Je vous salue ma France » (5 autres occurrences de cette formule reviennent dans le reste du poème) prend évidemment pour modèle « L’Ave Maria » (« Je vous salue Marie »), prière centrale de l’Église catholique. Ce rappel du texte chrétien investit « la France » d’une dimension religieuse, crée une aura solennelle et suscite chez le lecteur le sentiment d’appartenir à une communauté de foi nationale unie.
Le deuxième hémistiche du premier vers a sa propre source. C’est que les « yeux de tourterelle » qui décorent le visage de la femme aimée qu’est la France, proviennent directement du Cantique des cantiques (1,14) où de tels yeux désignent un aspect de la beauté de la bien-aimée :
« Ecce tu pulchra es, amica mea,
ecce tu pulchra es; oculi tui columbarum. »
On n’a donc pas à se demander : qu’est-ce que les yeux des tourterelles ont à voir avec cette femme qu’est la France, mais il faut y reconnaître un topos, un lieu commun, une « expression toute faite » qui telle quelle affirme la beauté d’une femme, d’une personne, et on sait – grâce à Michelet, à Claudel. à d’autres – que la France est une personne
Un autre poème d’Aragon qui me fascinait était « Les lilas et les roses » (Le Crève-cœur), poème qui liait d’une manière bouleversante les étapes de la campagne de France 1940 au paysage, à la déroute, aux sentiments du poète, et tout ceci dans un langage poétique superbe. J’avais commencé à lire Aragon pour de bon. La poésie d’abord, mais bientôt aussi les romans, à commencer par Les Cloches de Bâle et Les Beaux Quartiers. Ce dernier roman, je l’avais acheté chez Aragon lui-même, non pas rue de la Sourdière, mais au Vél’ d’Hiv’, à la vente annuelle de livres du Comité national des écrivains (C.N.É.). C’était en octobre 1953, j’étais venu à Paris prendre ma bourse du Gouvernement français. Mais ici commence l’histoire de mes rencontres personnelles avec Aragon dont j’ai parlé, à la demande de François Eychart, dans le numéro 36, décembre 2003 de la revue Faites entrer l’infini.
« Mes » premiers poèmes d’Aragon sont à l’origine d’un enthousiasme qui ne devait plus me quitter et que j’essayais de transmettre à mes étudiants. Je voulais partager avec eux et avec elles l’amour d’un style étincelant, d’une écriture lumineuse et montrer qu’Aragon ne se réduisait pas du tout à un écrivain de parti, mais qu’il était un écrivain d’envergure universelle. Il y avait aussi un peu de provocation dans mon effort d’imposer un auteur qui, pour des raisons diverses, ne faisait pas partie du programme d’études. Pour boucler la boucle et souligner la continuité, j’ai choisi dans le même poème d’Aragon, Le Fou d’Elsa, le sujet de mon colloque d’habilitation (1965) et de ma leçon d’adieux (1994).
Et ma thèse de doctorat? Eh bien, – elle avait finalement pour seul sujet l’image de la France dans le poème « Personnalité de la France » de Paul Claudel. Mais, tout de même, j’y ai logé, dans une note, deux vers du Musée Grévin. Pour mémoire….
Wolfgang Babilas
Avril 2007.