Compte-rendu par Patricia Principalli de : Marjolaine Vallin, Aragon, la théâtralité de l’oeuvre dernière.

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Patricia Richard-Principalli, IUFM de Créteil

Ce compte-rendu est publié avec l’aimable autorisation de la revue Littératures (publication initiale dans Littératures n° 45)

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Marjolaine Vallin, Louis Aragon, la théâtralité de l’oeuvre dernière : « Ce théâtre que je fus que je fuis », L’Harmattan, 2004

Dans cet essai documenté et argumenté, Marjolaine Vallin entreprend d’examiner le rapport des œuvres d’Aragon, mais aussi de l’auteur, au théâtre. Bien qu’Aragon déclare n’avoir jamais écrit de théâtre, l’examen de ses écrits met ainsi en évidence deux périodes particulièrement marquées par ce genre, la période du surréalisme (1921-1926) et l’œuvre dernière (1953-1974), qui se clôt précisément par Théâtre/Roman. Ce sont la plupart des œuvres de ces périodes qui constituent le corpus de l’analyse, soit 19 œuvres publiées entre 1953 et 1981, considérées sans distinctions génériques,
Dans une première partie convaincante, « La tentation du théâtre ou le théâtre comme mode », Marjolaine Vallin démontre en quoi le corpus retenu est caractérisé par le recours au théâtre. Ainsi, elle montre de manière détaillée combien l’écriture s’affiche comme dramatique, en particulier par la typographie et la topographie, mais aussi par la dimension orale de la parole, jusqu’à faire de certains textes de véritables œuvres dialoguées (Le Neveu de M. Duval, mais aussi Les Poètes ou Henri Matisse, roman, par exemple). Cependant, certaines spécificités comme l’utilisation de la première personne dans les didascalies ou le maintien d’un narrateur extradiégétique, et les dénégations constantes d’Aragon, affirmant au contraire le roman comme son modèle identificatoire d’écrivain, amènent à penser qu’en dépit des apparences, cette œuvre a moins à voir avec le théâtre comme « mode » dramatique, selon la terminologie de Genette, cet archi-genre caractérisé par une énonciation où l’auteur s’efface derrière ses personnages en leur laissant la parole, qu’avec le théâtre comme théâtralité, soit la dimension scénique et visuelle du texte : le théâtre serait donc pour Aragon non un mode, mais une métaphore spatiale qui désigne le Moi.
La seconde partie de l’essai, « ‘L’Autre Scène’ ou le théâtre comme métaphore », aborde donc l’œuvre aragonienne du point de vue de la théâtralité, où le théâtre, en particulier dans l’œuvre dernière, serait métaphore et se déclinerait en trois scènes. Par le « théâtre du Moi ou la scène intérieure », l’auteur se met en scène à travers la multiplicité des personnages et de leur identité. Le « théâtre de l’autre ou la scène intertextuelle » est constitué des intertextes théâtraux récurrents (une annexe très utile en liste d’ailleurs toute l’ampleur dans le corpus). Enfin, le « Théâtre imaginaire ou l’Autre Scène » se caractériserait par un imaginaire baroque, identifiable par une esthétique de l’illusion, de l’emboîtement, de l’excès et de l’ouverture.
Mais pourquoi cette théâtralité ? C’est à cette question que répond la troisième partie, essayant de cerner les « enjeux de la théâtralisation aragonienne ».La première réponse tient à la volonté d’Aragon de s’inscrire dans son siècle et dans la modernité. Et en effet, l’analyse met en évidence les rapports parfois étroits qu’entretient Aragon avec la poétique du nouveau roman, ou plus précisément de certains nouveaux romanciers comme Samuel Beckett (à travers une interrogation commune : comment ne pas finir un roman ?) ou Claude Simon (à travers la même crise identitaire et locutoire des personnages). De même, la dimension sonore de la langue de Robert Pinget (pour qui le théâtre est essentiellement composé de voix), la notion de sujet par Nathalie Sarraute , la conception du théâtre comme langage et mental de Marguerite Duras mettent Aragon à l’unisson du théâtre de son siècle, où beaucoup d’autres, auteurs, théoriciens, metteurs en scène, jouent un rôle capital dans l’œuvre : Pirandello, qui propose une vision baroque du sujet et du monde, Brecht refusant l’illusion théâtrale et l’identification au rôle, Kantor dont le théâtre est un théâtre du Moi, Grotowski ou bien sûr Vitez. Autre modernité que rappelle l’auteure, cette étonnante théorie du mentir-vrai si proche (et pourtant si dissemblable) de la théorie de l’autofiction qui caractérise l’écriture du 20è siècle, mentir-vrai à la fois exhibitionniste et énigmatique.
Le deuxième enjeu de cette théâtralité, c’est la volonté d’une cohérence dans le parcours de l’écrivain : il s’agirait de retrouver les caractéristiques de l’écriture surréaliste, marquée par la théâtralité. Ainsi l’œuvre dernière évoque l’âge surréaliste longtemps tu, reprend le mythe faustien (présent dans Le Troisième Faust, opéra inachevé écrit en collaboration avec Breton, et dans « Au pied du mur » du Libertinage), retrouve la conception première de l’amour et du couple (vision triangulaire, dimension homosexuelle et féminine de l’homme).
Enfin, la théâtralité s’expliquerait aussi par une approche psychanalytique, où la scène serait celle de l’inconscient. L’étude du positionnement du vieil homme face aux trahisons de l’Histoire, qui a fait couler beaucoup d’encre et depuis longtemps, perd en intérêt et en nouveauté, qu’il s’agisse de la tendance homosexuelle, du rapport au père ou de la position de martyr, même si Marjolaine Vallin envisage ces différents aspects du point de vue spécifique d’une écriture placée désormais sous le signe de la « théâtralité ».

Cela ne retire rien à l’intérêt de cette étude, l’une des premières à envisager de près le rapport paradoxal de l’écriture aragonienne au théâtre, fait de déni et de fascination, qui souligne, mais sans le résoudre, le problème de l’identité.

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