Compte-rendu par Corinne Grenouillet de : Aragon et le Nord, Créer sur un champ de bataille, études réunies par Stéphane Hirschi et Marie-Christine Mourier, 2006

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Le colloque « Aragon et le Nord », organisé par l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis a précédé de quelques jours, en mars 2005, la tenue du colloque « Aragon et la Méditerranée » organisé à Toulon.


Aragon et le Nord : Créer sur un champ de bataille, études réunies par Stéphane Hirschi et Marie-Christine Mourier, Presses Universitaires de Valenciennes, 2006, 319 p., Lez Valenciennes n° 37-38.

Le colloque « Aragon et le Nord », organisé par l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis a précédé de quelques jours, en mars 2005, la tenue du colloque « Aragon et la Méditerranée » organisé à Toulon. La lecture des actes, publiés au second trimestre 2006 – dans un délai record qu’il faut saluer -, sous la direction de Stéphane Hirschi et de Marie-Christine Mourier convainc rapidement le lecteur de l’originalité et de la légitimité d’un tel sujet, qui dépasse la simple étude d’un thème, certes largement présent dans l’œuvre d’Aragon. Un éclairage nouveau est apporté sur des textes centraux dans la production de l’écrivain : les deux romans “nordiques” que sont Les Communistes et La Semaine sainte y sont évidemment à l’honneur avec dix articles. Mais la poésie n’est pas oubliée : Marjolaine Vallin donne un inventaire méticuleux des occurrences du Nord dans les poèmes des années 40 à 60 ; Virginie Jalain étudie « L’imaginaire du nord » dans Le Voyage de Hollande. Les relations d’Aragon avec Matisse, natif du Cateau, sont l’objet de trois autres études. Voilà pour les grands ensembles qui se dégagent…
L’organisation du livre – beaucoup plus subtile – ne reproduit pas cette classification : deux grands parties, intitulées « Lignes de front » et « Héritage et minage des représentations », filent la métaphore qui apparaissait dans le sous-titre du livre : Aragon et le Nord : Créer sur un champ de bataille. La première réunit des articles – la plupart passionnants – consacrés au réalisme documentaire du travail romanesque, à la valeur politique attachée au Nord et à ses mineurs, à l’expérience autobiographique des deux guerres dont le Nord fut, pour Aragon comme pour tant d’autres, le vecteur. Le Nord y est conçu dans son « effet matriciel » (p. 15) sur la création aragonienne.
L’unité de la seconde partie réside dans l’étude du « carrefour des influences esthétiques et idéologiques dont le Nord permet l’affleurement dans l’œuvre » (p. 139) : le Nord y est davantage analysé comme une référence picturale (Matisse, mais aussi Fougeron) et intertextuelle (les références à la littérature anglaise, allemande ou danoise devenant la « topique » de cet autoportrait qu’est La Mise à mort, selon Cécile Narjoux ; Luc Vigier identifiant une possible influence de Robert Merle sur la réécriture des Communistes).
L’unité de la troisième partie, « Le Nord en libre composition », est moins évidente car elle réunit à la fois des textes universitaires et deux communications d’artistes : Aragon y est vu comme « catalyseur » de la création. L’approche est ici originale dans le cadre d’un ouvrage relativement spécialisé : la reproduction de douze gravures et de cinq photographies, en couleur, de Kti Vandamme accompagne la lecture, personnelle, que cette artiste plasticienne réalise du Con d’Irène, texte auquel elle emprunte le motif du fauteuil, récurrent dans ses gravures, d’une belle unité. Le court texte de Claudine Galéa, écrivain en résidence au Mont-Noir au moment du colloque, est un hommage au « goût de l’absolu », à l’engagement corps et âme dans l’écriture qu’elle admire chez Aragon.
Si l’organisation des livres n’était pas vouée au culte universitaire du chiffre trois, un quatrième ensemble aurait sans doute pu être dégagé : une réflexion sur le Nord comme frontière. N. Limat a autrefois montré la valeur de “seuil” de La Semaine sainte et Mireille Hilsum étudié la question du “seuil” dans le paratexte aragonien de ce roman ; P. Principalli y a vu, elle, un “roman du passage”. Trois articles s’attachent en effet à cette problématique dans Les Communistes et La Semaine sainte ; celui de Stéphane Hirschi (« L’imaginaire de la marche dans La Semaine sainte ») répond à celui de Marie-Christine Mourier (« La frontière, espace pour une agonie »), les deux organisateurs du colloque : la région Nord est d’abord vue comme une frontière, indécise, voire un « non-lieu » (Hirschi, p. 292) – la Belgique n’existe pas en tant que nation en 1815 rappellent S. Hirschi et Arnaud Huftier. Cette frontière repoussée vers l’extrême se révèle correspondre à l’agonie de plusieurs personnages dans La Semaine sainte, et manifeste quelque chose de plus profond, la limite de soi, la porte ou le seuil où l’écrivain s’abîme : « tout désigne chez Aragon ce moment d’écriture où il est le maître des mots, celui où il s’invente en inventant » (Mourier, p. 43). La question du sujet et de l’invention de soi affleure continuellement dans cette perspective. La Belgique, imaginaire, jamais atteinte dans La Semaine sainte (voir l’article d’Arnaud Huftier) est donc tout autant investie par l’imaginaire que la Hollande « territoire hautement fantasmagorique » selon Virginie Jalain (p. 284).

L’apport scientifique le plus intéressant du livre me semble résider dans le travail minutieux d’investigation biographique, historique et littéraire mené par plusieurs chercheurs, notamment au sujet des deux guerres mondiales. Roselyne Waller a enquêté sur un double épisode extraordinaire de la vie du jeune médecin auxiliaire Aragon et qui irradie dans l’ensemble de son œuvre, son triple ensevelissement à Couvrelles (le 6 août 1918), puis la découverte d’une tombe à son propre nom… peut-être celle d’un certain Jean-Baptiste Aragon effectivement mort au champ d’honneur le 27 août 1918. Elle montre comment Couvrelles – lieu où se rejoue une problématique identitaire qui s’amalgame à l’histoire collective – va servir métaphoriquement à « couvrir » la guerre, c’est-à-dire à la raturer à l’époque dada, puis à la dire, beaucoup plus tard, dans les années 50 : Couvrelles devient alors l’image de la « pulvérisation de soi » (p. 34). Bernard Leuilliot met en parallèle la guerre menée par Aragon en 1940, telle qu’on peut la lire dans le récit qu’en fit un médecin appartenant comme lui à la 3e DLM et celle de son personnage des Communistes, Jean de Moncey : une carte inédite, appartenant au fonds Triolet/Aragon CNRS/BNF, permet de suivre fort utilement cet itinéraire entre le Nord de la France et la Belgique et qui aboutit à Dunkerque. Un spécialiste d’histoire locale, Arsène Duquesne, étudie l’histoire de l’invasion de mai 1940 à Carvin, où il apparaît que les informations fournies par Aragon dans Les Communistes peuvent être des sources pour l’historien et que sa perspective d’ensemble – à l’inverse de la mémoire locale qui aujourd’hui encore peine à « dépasser le stade de l’indignation » – « vise à rendre intelligibles » (p. 79) les événements relatés (notamment les atrocités commises par la Wehrmacht sur des civils).
Patricia Principalli dégage les particularités du Nord dans La Semaine sainte, la constitution de cette représentation par « strates documentaires systématiques » (p. 87) – elle nous fournit, avec précision, les références bibliographiques d’Aragon -, et surtout met en évidence le principe, politique, qui sous-tend cette représentation du Nord dans le roman : le particularisme régional s’efface devant la valeur nationale ; il lui sert en réalité de tremplin, en favorise l’énonciation. Reynald Lahanque propose, avec « Les mineurs romanesques d’Aragon » une suite et un complément édifiants à son article sur le changement de “caractère” de la guerre dans Les Communistes (Recherches croisées n° 5) ; il montre comment la création de ces personnages militants est investie par le sens politique qu’Aragon entend leur donner en faisant d’eux « des pionniers de la Résistance » (p. 102), alors même que la position du Parti « était fort éloignée de cette attitude », ce qui constitue le « non-dit majeur » de son roman (p. 103). La présence du Nord / Pas-de-Calais et de ses mineurs dans la poésie (notamment Mes Caravanes) relève d’une raison idéologique, démontre également Marjolaine Valin. Le Nord appuie donc fréquemment la réflexion politique de l’écrivain : Jean Arrouye rappelle que si Aragon dans Matisse-en-France a fait du peintre du Cateau, un homme de la race – nordique – des « Nerviens », c’est pour en faire un symbole de la France et de la Résistance : les Nerviens, qui ont permis à la France de se constituer, ont résisté aux Germains. Matisse incarne aussi un art qui permet de « maintenir l’espérance au plus profond du malheur », qui est « la promesse d’un changement possible » (p. 166) : c’est précisément dans le Nord en mai 1940 qu’Aragon a fait cette expérience de la beauté au milieu de l’horreur.

Les défauts, mineurs, du livre sont ceux qu’on trouve – malheureusement – dans la plupart des actes de colloque (notamment une inégalité des contributions) et peut-être en général dans la recherche universitaire : si les références internes au volume (un article renvoyant à l’autre) sont fréquentes, elles sont peu nombreuses en revanche à renvoyer à la critique aragonienne, eu égard au caractère désormais massif de celle-ci. Chaque chercheur a tendance à s’instituer ainsi comme le premier et peut-être l’unique lecteur de l’œuvre aragonienne… délicieux vertige narcissique.
Les articles de plusieurs valenciennois indiquent un beau regain d’activité aragonienne dans cette université du Nord. On saluera le chaleureux dynamisme de Marie-Christine Mourier et l’énorme travail d’illustration mené par elle pour le volume : une trentaine de pages de photographies illustre de manière tout à fait pertinente des extraits de textes d’Aragon. On y voit le cimetière provisoire de Couvrelles, l’hôtel du Nord et le beffroi de Béthune, des vues de Lille et de Lillers, ou de la prison de Loos… À ces clichés modernes s’ajoutent des images d’archives de la destruction de Courrières, des photographies de mineurs assassinés en 1940 (et dont on peut lire les noms sous la plume d’Aragon) ou de Dunkerque. Passionnantes pour le spécialiste, ces images devraient aussi séduire un public plus large.
De courts textes introduisent chacune des parties, ce qui donne son unité au volume. On est ainsi un peu surpris de l’absence de conclusion générale : le soin en est pertinemment laissé à Suzanne Ravis – qui est intervenue au colloque de Toulon comme à celui de Valenciennes -, au terme d’un article sur « Béthune, “ligne de partage des destinées” » qui montre comment cette ville, dans La Semaine sainte, permet de concentrer dramatiquement les choix des personnages, en particulier celui que fait Géricault de la nation (contre le franchissement de la frontière Nord). Suzanne Ravis insiste sur le sens qu’Aragon donne au Nord, par opposition au Sud : « Il nous semble que même si le Sud peut avoir été témoin de souffrances intimes du poète, il reste plutôt de façon générale (à l’exception de l’Espagne) l’espace des révélations offertes, que ce soit à l’enfant ou au voyageur, comme le don de la lumière […] Le Nord serait plutôt pour Aragon le lieu des épreuves formatrices, il apporte ce qui s’apprend par l’effort et par la douleur » (p. 319).
Il reste à la recherche aragonienne à poursuivre l’exploration des autres points cardinaux. Roselyne Waller, évoquant « la marche d’Aragon vers l’Est », et notamment l’Alsace « terre de fracture géologique et culturelle, frontière conflictuelle » (p. 34), ne suggère-t-elle pas la tenue d’un autre colloque… sur « Aragon et l’Est » ? Vaste programme là aussi…

Corinne Grenouillet

Références :
Aragon et le Nord : Créer sur un champ de bataille, études réunies par Stéphane Hirschi et Marie-Christine Mourier, Presses Universitaires de Valenciennes, 2006, 319 p., Lez Valenciennes n° 37-38