Jean-Claude Weil, « La cage-écriture, ou la recherche des trèfles à quatre », » dans Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet n° 1, 1988

Publié par C. G. le

La cage-écriture,
ou la cueillette des trèfles à quatre

Jean-Claude WEILL, Dijon


« Les hommes qu’on prend pour sauvages on les fait, derrière la jolie barrière de l’alphabet […] entrer dans notre écriture, dans notre cage-écriture, ils deviennent personnages de roman […] je les apprivoise à des fins sémantiques, non reconnues par les hommes de science, mais ça viendra. »
(Blanche ou l’oubli, p. 58)

Lisant Les Communistes, nous avions été intrigué par de fréquentes allusions à un symbole du porte-bonheur, le trèfle à quatre feuilles : Jean de Moncey reçoit une carte postale repré sentant « un trèfle à quatre feuilles, avec une image du pays dans chaque feuille » (E1, fasc. I, p. 68)1 ; Yvonne et ses enfants se disputent « à propos de trèfles à quatre » (I, p. 75) ; « C’est fou, l’instituteur, ce qu’il a d’idées sur la culture du trèfle », note, amusé, Guillaume Vallier (II, p. 155) ; et l’appareil radio où chante Éliane Cellys, c’est « la boîte à l’œil de trèfle vert » (I, p. 228).
« Atout trèfle » ! Dans Blanche ou l’oubli, Aragon abat son jeu. Il faudrait, écrit-il, « à chacun des mots des pages pour en expliquer l’étymologie, la texture, le métissage », et il illustre l’affirmation avec l’exemple du mot trèfle ; quatre pages suffisent à peine pour en épuiser la complexité (Blanche, pp. 343, 375-379).
Les noms de personnes participent, à un moindre degré peut- être, de cette valeur d’expression qui a dicté à Aragon le choix du mot trèfle. Un mot, un nom, une plaque tournante d’idées et d’images.

Dans Les Communistes, les personnages historiques côtoient des personnages fictifs. Mais il y a trois sortes de personnages fictifs : certains sont les doublures de personnages historiques ; d’autres n’ont pas dans la réalité de “correspondants” qu’on puisse désigner ; d’autres enfin sont des êtres composites, ils reposent sur plusieurs “pilotis”. Précisons que même les premiers ne sont pas des copies absolument fidèles de leurs modèles, mais le romancier a tout fait pour que leur identification soit aisée.
Les uns et les autres portent, en général, des noms signifiants, ou, plus sommairement, des initiales qui orientent l’imagination du lecteur comme, par exemple, le “U” qui fit un moment rêver, dans Les Misérables, Marius de Pontmercy. La « cage-écriture », ce sera donc quelquefois une vraie grille qu’il faudra décoder, ou seulement une « barrière » fragile. Nous pensons que les noms des personnages fictifs ne sont pas choisis au hasard ; ici les sons éveillent un sens, ce qui n’est pas le cas des personnages his toriques ; Daladier aurait pu s’appeler Dupont, ou Robespierre Robichon ; si le nom de Robespierre me “dit” quelque chose, les trois syllabes du mot à elles seules n’y sont pour rien.
Prenons d’abord l’exemple des personnages fictifs qui sont les “doublures” de personnes réelles. Curieusement d’ailleurs ils ont disparu lors de la réécriture du roman. Ce sont Patrice Orfilat et sa femme Édith, Michel et Annette Felzer, Jules Baranger, Aurore et Auguste Foncin. Les femmes et les hommes qu’Aragon a pris pour « sauvages » sont Paul et Henriette Nizan, Georges et Maï Politzer, Paul Langevin, Jeanne et Léon Moussinac. Le nom des Felzer sonne comme Politzer ; dans Baranger il y a ange comme dans Langevin ; quant à Orfilat, le “traître”, Aragon qui a été étudiant en médecine a peut-être pensé à Mathieu-Joseph- Bonaventure Orfila, médecin et chimiste français, auteur d’un Traité des poisons et fondateur du musée Dupuytren. Enfin Auguste Foncin doit probablement son nom à Me Foissin, avocat des députés communistes pendant le procès de mars 1940 ; « cette posture qu’il aime, penché en avant » (II, p. 73), est aussi, dans Blanche ou l’oubli (p. 166), celle de Léon Moussinac, « Léon penché en avant », retrouvé à Périgueux, après sa libération du camp de Gurs, par le couple Aragon-Elsa. Toutes ces personnes s’identifient surtout grâce à l’état-civil dont Aragon les dote, ou à quelques caractéristiques physiques ; elles se dissimulent si mal derrière « la jolie barrière de l’alphabet » qu’elles s’évadent de la « cage-écriture » et retournent à l’état « sauvage », ce qui crée parfois des problèmes au dompteur.

Plus intéressants sont les noms des personnages fictifs qui ne sont pas des “doublures” de personnes réelles, noms qui n’ont pas, non plus, été choisis au hasard, signifiants qui collent aux signifiés.
Voici le cas de Marguerite Corvisart : « Cette idée d’avoir un nom de station de métro », se dit son patron, Me Watrin (I, p. 240). Cette idée de la part d’Aragon d’avoir affublé la courageuse Marguerite de ce patronyme ! Le choix n’est pas si baroque lors qu’on songe que le romancier a installé Marguerite au cœur du quatorzième arrondissement, qu’il connaît bien pour avoir vécu rue du Château, puis rue Campagne-Première : elle y habite ; elle y milite ; ses occupations coupables l’amènent rue de l’Ouest, rue du Château, avenue du Maine, jusqu’à l’hôpital Broussais, tout le long de la ligne Étoile-Nation avec ses stations Raspail, Mont parnasse, Denfert, Saint-Jacques, Glacière, et naturellement Corvisart. Ajoutons que celle-ci, et la rue qu’elle dessert, doivent leur nom à un autre médecin français, Jean-Nicolas Corvisart des Marets, célèbre pour avoir soigné Napoléon, qui le fit baron, et perfectionné la méthode de percussion pour le diagnostic des maladies cardiaques ; célèbre aussi pour avoir donné des fêtes somptueuses, qui ne furent pas étrangères à la ruine de son imposante fortune : cette destinée a peut-être incité Aragon à bap tiser Corvisart une famille autrefois prospère, puis réduite à la gêne par les fantaisies du chef de famille.

À l’abri de « la jolie barrière de l’alphabet », Aragon se livre à des jeux subtils qui posent des énigmes au lecteur. Écoutons ce dialogue, et ce qui s’ensuit : « Le ministre a téléphoné, maître… / – Bon, vous ne pouviez pas le dire ? […] Il sortait son petit carnet de cuir de chez Hermès, un cadeau de client, et cherchait le numéro de téléphone. C’est bêtement rangé, recto verso la même chose pour toutes les lettres, l’M est toujours comble, comble…» (I, pp. 240-241). Le romancier ne nous dit pas à qui l’avocat va téléphoner ; au lecteur de le deviner : c’est l’M qui devrait le mettre sur la voie. Il est historiquement exact que c’est par un M que commence le nom de beaucoup d’hommes politiques de l’époque (la scène se déroule au mois d’août 1939) : Mandel, Marchandeau, Marion, Marquet, Mendès, Moch, Montagnon, Montigny, de Monzie. Pas étonnant que l’M soit toujours comble, comble. Mais, à l’époque, de tous ces “M” qu’Aragon se garde bien de citer pour entretenir le mystère, qui donc est ministre, qui est susceptible de convoquer Me Watrin au ministère ? Le lecteur, s’il est futé, découvrira peu à peu qu’il s’agit d’Anatole de Monzie, ministre des Travaux Publics dans le cabinet Daladier depuis le mois d’août 1938.
Dans notre « cage-écriture » voici maintenant un bel oiseau. Apprivoisé à quelles fins sémantiques, essayons de le savoir. Il s’agit de Guillaume Vallier ; il entre en scène à Châles, en Savoie, « une région de trèfles à quatre feuilles » (I, p. 70), ce trèfle qu’Aragon a choisi « pour la valeur d’expression qu’il a de cette complexité du langage intérieur dont [il est] habité ». Guillaume, « Le cavalier Guillaume Vallier » (II, p. 108), va être, comme le trèfle, un buisson d’associations d’images et de mots « qui s’ac crochent entre eux tout aussi bien que le trèfle entre les pavés » (Blanche, pp. 375, 378).
Il se prénomme Guillaume, comme le poète de Calligrammes ; il a accompli son service militaire comme cavalier ; et mobilisé en septembre 39, « Tout de suite, on l’avait eu à la bonne, parce qu’il faisait de la voltige » (I, p. 109).

As-tu connu Gui au galop
Du temps qu’il était militaire

chantait le poète, qui disait aussi :

Et conducteur par mont par VAL sur le porteur
Au pas au trot ou au galop je conduis le canon

Une passerelle est ainsi lancée entre la nouvelle guerre mondiale qui débute et la guerre de 14.
L’image de la bague bleue tatouée à l’index de Guillaume (I, p. 71) nous ramène encore à Apollinaire. Le roman d’amour entre Guillaume Vallier et Micheline Robichon s’est noué autour du magasin d’un bijoutier où Guillaume par plaisanterie disait qu’il venait pour faire arranger sa bague. N’est-ce pas chez le bijoutier, comme dit Apollinaire dans Calligrammes, qu’« Avec un fil on prend la mesure du doigt » ? Invraisemblable le prétexte avancé par Guillaume, invraisemblable la bague bleue tatouée à l’index ? Pas plus que celles offertes à leurs marraines de guerre par les soldats, au « temps béni » où

Les marmites donnaient aux rondins des cagnats
Quelque aluminium où tu t’ingénias
À limer jusqu’au soir d’invraisemblables bagues

La cage-écriture d’Aragon abrite aussi de bien vilains oiseaux ; Simon de Cautèle par exemple, l’homme au grand nez, rusé et prudent, personnage au nom transparent qui s’épèle sans doute Fernand de Brinon : ils sont nommés plusieurs fois côte à côte, à la manière de Balzac unissant Rothschild et Nucingen dans une même phrase (I, p. 99, par exemple). L’ami d’Otto Abetz sera arrêté en 1944 à Nancy en compagnie de sa femme, une israélite (comme Suzanne de Cautèle, née Seligmann) ; il emportait dans ses bagages cinq millions en liquide et des bijoux estimés à 850 000 francs.
Pas joli, joli, non plus, Romain Visconti, ce « sale petit bon homme avec les cheveux coupés en frange sur le front », (I, p. 12), député U.S.R. (Union Socialiste Républicaine) des Pyrénées-Orientales, domicilié à Paris quai Malaquais. C’est un de ces personnages du roman qui reposent sur plusieurs pilotis. Son prénom, Romain, indique qu’il figure au nombre des personna lités dissidentes du parti socialiste qui, de 1936 à 1940, jouèrent de la mandoline sous les fenêtres de Mussolini. On retrouve chez lui la plupart des traits qui caractérisent les hommes de la “dérive fasciste”, Drieu la Rochelle, Déat, Bergery2…
Un peu ridicule, Dominique Malot, l’ami d’Herriot, sexagénaire, à la poursuite d’un maroquin (II, pp. 39 sq.). Ici, derrière la barrière de l’alphabet, nous devinons Pierre DOMINIQUE, qui appartint à l’équipe radicale d’Émile Roche, et Louis MALVY, député rad-soc avant 1914, rescapé de la Haute-Cour en 1918, et député réélu de 1924 à 1940 ; il a 64 ans en 1939.
Inquiétant, le couple euphonique formé du caporal Sicaire et du sergent Serpolet, deux mouchards aux ordres du capitaine Mestre, commandant la 2e compagnie du 1er bataillon du Ne Régiment Régional de Travailleurs cantonné dans le Mulcien. Un sicaire étant un tueur à gages, un mercenaire chargé du sale boulot, on se dit que le caporal n’a pas volé son nom. Le sergent Serpolet aurait-il volé le sien ? Une lecture attentive du texte d’Aragon révélera que le sergent a, dans le civil, été contremaître à la Manufacture d’Armes et de Cycles de Saint-Étienne (III, p. 20). Rebondissons sur le mot “cycles”, et nous tombons sur l’inventeur du tricycle à vapeur dont le moteur fonctionne à l’huile de paraffine, l’ingénieur Léon Serpollet. Ici le nom surgit donc d’un simple jeu, sans connotation péjorative.
Aragon nous réserve une surprise avec le petit frère d’Yvonne Gaillard, ce grand garçon aux lèvres tremblantes, ce gosse, son petit Jean qui lui demandait tout à coup (comme un jour Delluc au Gaiffier de Blanche ou l’oubli ) : « Est-ce que tu crois qu’une femme pourrait m’aimer ? » (I, p. 60 ; II, p. 325 ; Blanche, p. 33), le petit Jean qui, sous les grands marronniers de l’avenue Henri-Martin, attendait la venue improbable de Cécile, le petit Jean à qui son père promettait une gifle lorsqu’en septembre 1939 il parla de s’engager pour la guerre. Aragon, au petit Jean, lui offre comme parrain Jeannot de Moncey, engagé volontaire à quinze ans, général sous le consulat, maréchal d’Empire en 1804, et gouverneur des Invalides en 1833, où il reçut les cendres de Napoléon. Est-ce seulement parce que Jacques, le fils aîné, est Saint-Cyrien que Jean a mérité ce somptueux parrainage, « Ce petit idiot de Jeannot », comme l’appelle son beau-frère (III, p. 59) ?
Lorsque le lecteur, qui commence à se familiariser avec les diableries d’Aragon, apprend que « le lieutenant Gautier suppliait qu’on voulût bien écrire son nom sans h, c’est une calamité, tout le monde veut écrire ce nom-là t,h,i,e,r » (III, p. 10), il ne se dit pas que le lieutenant fait bien du bruit pour pas grand chose ; il attend patiemment la suite. La suite survient à la page 63 : « Watrin – dit Aragon – habitait maintenant la villa des dames Duplessy, à deux pas du P.C. Naplouse […] Aussi, c’était plus simple pour l’essence, on avait Gautier sous la main ». Mais oui, bien sûr ; c’est sous le nom de Marguerite GAUTIER qu’Alexandre Dumas fils immortalisa Alphonsine DUPLESSIS dans La Dame aux camélias. Aragon avait effectivement « Gautier sous la main » lorsqu’il choisit de baptiser Duplessy l’hôtesse de Me Watrin.
Complétons notre cueillette de trèfles à quatre avec madame Gédalge ; elle a loué sa petite maison de la banlieue parisienne à un responsable communiste, Benoît Frachon ou Jacques Duclos, qui, clandestin, fuit les sbires du capitaine de Moissac ; elle-même a fui la région parisienne par crainte des bombardements. On n’est pas surpris, cette fois, lorsqu’on découvre que, compositeur et pédagogue français, André Gédalge est l’auteur d’un Traité de la fugue. Rien d’étonnant non plus si l’abbé Blomet doit son nom à une rue du quinzième arrondissement de Paris qui abrite l’École Normale Catholique ; et si Saumaise, le secrétaire du syndicat des employés de banque, emprunte le sien à Claude Saumaise, philologue érudit, connu surtout pour des travaux montrant la compatibilité de l’usure avec les principes du christianisme.
Enfin le lecteur pressé s’avisera-t-il que le nom de l’infirmier militaire Tinchebray commémore en filigrane une rencontre ancienne ? Celle d’André Breton et Louis Aragon, en 1917, au Val-de-Grâce, où il découvraient ensemble l’œuvre du Comte de Lautréamont, tout en se préparant à devenir infirmiers militaires : car André Breton a vu le jour dans une bourgade de l’Orne, proche d’Argentan, et qui se nomme précisément Tinchebray.
Nous terminerons cette revue, incomplète3, des tours de passe-passe d’Aragon avec l’alphabet, sur un point d’interrogation. À deux reprises, à quelques pages de distance (II, pp. 66, 75), Me Watrin (un personnage fictif), puis Jean-Richard Bloch, évoquent le fameux “carnet B”, ce fichier militaro-policier où, au temps de la première guerre mondiale, étaient réunis anarchistes, défaitistes, antimilitaristes, propagandistes révolutionnaires. Est-ce une coïncidence, ou une nouvelle jonglerie, si les militants syndicalistes et communistes du roman d’Aragon portent un nom, ou un prénom, dont B est l’initiale : Blanchard, Brillant, Botru, Bender, Bidolet, Blanc, Bormann, Barbentane, Bastien Prache, réunis, dirions-nous, “à des fins sémantiques” ?

1. Toutes nos citations renvoient à la première version des Communistes, La Bibliothèque Française, 1949-51.
2. Voir Philippe BURRIN, La Dérive fasciste, Le Seuil, 1986.
3. Cet article ne rassemble que quelques exemples issus d’une recherche en cours, sur l’onomastique des Communistes.

Référence de cet article :
Jean-Claude Weill, « La cage-écriture, ou la cueillette des trèfles à quatre », Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet n° 1, Annales littéraires de l’Université de Besançon/Les Belles Lettres, 1988, 159-165.

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