Catherine Mariaggi, Lecture des lieux intimes dans les romans et nouvelles d’Elsa Triolet de 1938 à 1948, de Bonsoir, Thérèse à L’Inspecteur des ruines, Maîtrise de lettres modernes de l’université Lyon 3, sous la direction de Mireille Hilsum, mai 2004

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Catherine Mariaggi, Lecture des lieux intimes dans les romans et nouvelles d’Elsa Triolet de 1938 à 1948, de Bonsoir, Thérèse à L’Inspecteur des ruines, Maîtrise de lettres modernes de l’université Lyon 3, dirigée par Mireille Hilsum, mai 2004

Résumé :

L’univers romanesque d’Elsa Triolet multiplie les lieux intimes, logis successifs plus ou moins éphémères pour des personnages en perpétuel mouvement. Une lecture attentive de ce vaste réseau de chambres d’hôtel ou d’emprunt, d’appartements occupés pour un temps, de refuges improvisés, fait émerger un remarquable jeu d’échos qui permet d’éclairer, à partir de ce qui « hante » ces espaces de pause, la question de l’errance depuis longtemps repérée comme essentielle par la critique.
L’errance des personnages prend racine dans une rupture initiale, très souvent liée dans les textes de notre période au début de la guerre. La chambre d’enfance à Moscou, dont certains éléments sont de véritables motifs, fonctionne pour ainsi dire aux « nœuds » du réseau comme modèle du chez soi perdu et regretté. Dès lors le lieu intime, qu’il soit privé, habité depuis longtemps par son occupant, ou bien emprunté pour une durée indéfinie, est marqué d’une même suspicion. Inauthentique, factice, fragile, le « chez soi » pourtant profondément désiré par les personnages se dérobe à leur persévérance. La fragilité de l’intimité est remarquablement récurrente, l’intrusion de « l’autre » prenant toutes formes depuis la seule présence d’objets personnels du passé jusqu’à la violation de domicile. La notion de seuil est très importante et sa détermination problématique. Le lit est très souvent désigné comme l’espace privilégié où peut s’immobiliser le personnage dans le cours de son errance, les draps jouant un rôle essentiel. Se coucher à la place d’un autre donne lieu à des émotions très intenses, liant très étroitement le lit à la question de l’identité. Par ailleurs les images récurrentes du labyrinthe et de la chute confirment la double détermination de la chambre: lieu fragile mais aussi lieu d’une quête, indissociable d’une ambivalence profonde qui fait de l’espace intime un « centre » à la fois recherché et redouté.
La saisie du lieu intime propose toujours, comme le ferait un miroir, un espace visible qui renvoie les mouvements intimes du personnage. Par exemple une analyse détaillée conduit à la conclusion un peu surprenante que la fenêtre ouvre moins l’espace intime sur le monde extérieur que sur l’intériorité même du personnage. C’est la récurrence des images reflétées qui est signifiante: le réseau fait surgir un questionnement qui dépasse les personnages et nous faisons l’hypothèse qu’il désigne « au dessus » ou « en amont » l’écrivain. La chambre semble alors offrir un lieu symbolique privilégié pour la saisie d’un paysage intérieur prometteur et toujours fuyant qui se laisse difficilement rattraper par la création artistique.
La quête qui se joue prend deux orientations majeures. La première vers l’identité féminine, à tous les niveaux concernés par la question: celui de sa sortie du foyer pour un engagement dans la Résistance, de sa sexualité, de sa place dans le couple. Par son éparpillement dans les divers lieux rapprochés pour l’étude, le questionnement multiplie les angles de vue et les situations dans un mouvement d’exploration qui ne tranche pas, mais au contraire reste tiraillé entre plusieurs pôles. En dernier ressort est posée la question de la femme-auteur avec tout ce que l’aventure littéraire du couple formé avec Aragon a pu générer de doutes chez Elsa Triolet.
L’autre orientation de la quête a des résonances plus intimes encore, faisant hésiter le lieu clos entre le giron maternel et le tombeau. La chambre aurait chez Elsa Triolet une fonction maternante à la fois régénérante (dans le souvenir de Nounou) et angoissante (dans le souvenir de « Maman »). Les signes de la mort y rôdent en étroite liaison avec ceux du blotissement originel. La présence étonnamment récurrente de la figure maternelle autour et dans les chambres a de nombreux prolongements, le plus essentiel étant une angoisse de mort, une « peur devant la vie » qui hésite perpétuellement entre l’affrontement au dehors et le repli vers la sécurité première. La tentation régressive ne peut pas être séparée de la question du langage, que ce soit par le risque pressenti de stérilité littéraire dans l’immobilité qu’elle suppose ou par la nostalgie de la langue maternelle qui vient en compléter encore les sens possibles.

Les écrits d’Elsa Triolet révèlent certains obstacles à une écriture juste (c’est-à-dire en adéquation avec ce qui profondément la motive) qui expliquent au moins partiellement à notre sens l’éclatement du « paysage intérieur » de l’écrivain dans la métaphore constituée par ce réseau de lieux intimes. En effet une très forte auto-censure semble imposer à l’écriture tournée vers la quête intime sinon de disparaître, ce qui est impossible, du moins de se cacher. Dans ces conditions, l’écrivain malgré lui attiré vers le lieu où interroger sa popre identité le disperse en un réseau de « cachettes » ephémères, sans cesse découvertes, et qui obligent à une errance sans fin.
Le passage du manuscrit, seul véritable « chez soi » où l’écrivain peut proférer en toute liberté les interrogations les plus intimes, à la publication du roman constitue une pierre d’achoppement. L’impossibilité de supporter le jugement du lecteur trouverait une expression métaphorique dans la tentation du repli sur soi, aussi bien que dans la récurrence des intrusions ou des présences indésirables dans les lieux intimes romanesques. Plus subtilement le questionnement relatif au lecteur se confond avec celui relatif au couple et à la différence des sexes. La question du jugement porté sur le roman publié semble indissociable de la question de la féminité, en fin de compte du regard porté sur la femme-écrivain. L’écriture est alors une entreprise de séduction au bout de laquelle une relation d’amour voudrait s’établir. Dans cette perspective, c’est sans doute à l’homme-lecteur que la question est posée, par excellence Aragon dont les écrits assignent à Elsa sa place.
La tentation du retour aux origines n’est pas sans rapport avec la nostalgie de la langue maternelle. Il semblerait que le choix d’écrire en langue française a éliminé pour Elsa Triolet toute une orientation possible de l’écriture, peut-être plus intime comme le sont les premiers romans en russe, et à laquelle il n’est pas si simple de renoncer qu’elle ne ressurgisse autrement et discrètement. D’autant qu’une culpabilité liée au choix de l’exil commande à l’écrivain de se cacher.
Nous voyons que l’écrivain est entouré d’impasses qui supposent de faire demi-tour, d’aller explorer ailleurs les possibilités de dire enfin ce qui motive profondément l’acte d’écriture. Le réseau labyrinthique des chambres serait une image de ce cheminement difficile. A ce titre l’évocation privilégiée par Elsa Triolet du réseau clandestin où se cachaient les Résistants, particulièrement des traboules lyonnaises, offre une métaphore particulièrement adéquate à l’espace littéraire dans lequel le questionnement « interdit » trouve à se mettre en mots.

SOMMAIRE

INTRODUCTION 4

A. L’IMPOSSIBLE CHEZ SOI. ………………………………… 8

I. Le paradis perdu
………………………………………… 8
1. Rupture ………………………………………… 8
2. Origine ………………………………………… 11
Chambres d’enfance ………………………… 11
La chambre de Moscou ………………… 12
3. Naître et mourir au même endroit ………… 14

II. Lieu illusoire ………………………………………… 16
1. Faux-semblants ………………………………… 16
2. Etre chez soi: un sentiment fragile ………………… 18

III. Omniprésence de « l’autre » ………………………… 23
1. Intrusions ………………………………………… 23
La chambre envahie ………………………… 23
Regards destructeurs ………………………… 25
L’occupation allemande ………………… 28
2. Dormir dans le lit d’un autre ………………… 29
3. Le lit. ………………………………………… 35

IV. Images du labyrinthe et de la chute ………………… 40
1. Couloirs et labyrinthes ………………………… 40
2. Vertige ………………………………………… 47

Conclusion ………………………………………………………… 49

B. DE CHAMBRE EN CHAMBRE : UNE QUETE D’IDENTITE 50

I. Procédés descriptifs et narratifs ………………………… 50
1. La chambre miroir ………………………………… 50
2. Les fenêtres ………………………………… 54
3. Narration et création: quand le personnage représente la chambre. 60
Personnages « écrivains » ………………… 60
Personnage créateur ………………………… 62

II. Féminité
. ………………………………………………… 68
1. La femme sous l’occupation …………………. 69
2. La question de la sexualité: lecture des couleurs. …. 74
3. chambres de couples …………………………. 79

III. Retour à la chambre première …………………. 84
1. Figure maternelle: présences et absences …………. 84
2. Le bon lit ………………………………………… 87
3. Pulsions de mort ………………………………… 88
Le sommeil ………………………………… 89
Images du tombeau …………………………. 89
Le suicide …………………………………. 93

Conclusion …………………………………………………………. 97

C. UNE ECRITURE EN ERRANCE ………………………….. 98

I. Culpabilités
…………………………………………. 98
1. La peur devant la vie …………………………. 98
2. Conversation avec soi-même …………………. 105
3. Pudeur et voyeurisme: deux aspects d’une même auto-censure 107

II. Faites entrer le lecteur
. …………………………………. 112
1. Le « chez soi » qu’il faudra quitter …………………. 112
2. Visages du lecteur …………………………………. 114
3. Le couple écrivain-lecteur …………………………. 116

III. Une langue en exil
. …………………………………. 121
1. Le cri …………………………………………. 121
2. Le bilinguisme: une « anomalie » à cacher ………….. 126
3. L’écrivain chauve-souris ………………………….. 128

Conclusion …………………………………………………………. 131

CONCLUSION …………………………………………………. 132

ANNEXE A Chambres perdues loin des regards ………………….. 134
ANNEXE B Couloirs et labyrinthes ………………………….. 135
ANNEXE C Images de chute ………………………………….. 140
ANNEXE D Fenêtres …………………………………………. 141
ANNEXE E Chambres étouffantes ………………………….. 144

BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………. 145