Compte-rendu par Hervé Bismuth de : Pierre Daix, « « Les Lettres françaises », Jalons pour l’histoire d’un journal, 1941-1972 », 2004

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Pierre Daix, « Les Lettres françaises », Jalons pour l’histoire d’un journal, 1941-1972 , Taillandier, 2004.

On saluera la première monographie publiée sur l’histoire des Lettres françaises, écrite par un acteur de premier plan : Pierre Daix en fut le rédacteur en chef au cours des presque vingt années pendant lesquelles l’hebdomadaire a été placé sous la direction personnelle d’Aragon. Un tel témoignage ne saurait rester dans la discrétion dans laquelle il a paru en février 2004, en particulier dans la mesure où il s’inscrit en faux contre une biographie de Jacques Decour parue en 2002[[Pierre Favre, Jacques Decour, l’oublié des « Lettres françaises « , Léo Scheer, Tours, 2002.]]. Pierre Daix fait, au cours de cet ouvrage, d’importantes mises au point historiques, s’appuyant aussi bien sur son vécu personnel que sur l’état actuel des connaissances, notablement modifiées depuis une quinzaine d’années que s’ouvrent les archives communistes, tant soviétiques que françaises. C’est notamment parce qu’il s’appuie sur cette documentation qu’il revient, comme il en a l’habitude, sur certains de ses témoignages, qu’il produit depuis plus de trente ans, concernant son ancienne activité de militant communiste et de rédacteur en chef des Lettres françaises.
On n’en est pas moins amené, à la lecture de l’ouvrage, à s’étonner du déséquilibre remarquable de ce témoignage, dû paradoxalement au souci de son auteur de rétablir la vérité historique. Si l’histoire des conditions de la création des Lettres françaises en 1941 n’est guère séparable de celle de la situation du PCF alors clandestin, situation qui donne la mesure de cette réunion extraordinaire autour du journal à naître de parrains tels que Decour, Aragon, Paulhan, Mauriac, Limbour et Queneau, on ne peut que regretter que plus de la moitié du livre soit consacrée à la véritable histoire du pacte germano-soviétique et aux volontés, mal ou peu abouties, de la direction d’un Parti communiste français aux ordres de Moscou d’amener ses militants à collaborer avec l’envahisseur nazi. Pierre Daix règle ici ses comptes, ceux d’un militant dont la bonne foi a été manipulée, comme celle d’autres militants dont certains furent des héros de la Résistance, par les mensonges tactiques d’un parti au service de son grand frère soviétique, ceux d’un militant déçu dont les blessures se lisent dans chacun des ouvrages qu’il écrit depuis le début des années 70. On n’en déplorera pas moins le fait que ce règlement de comptes fait manquer à cette monographie la promesse qu’elle porte en son titre, celle de « jalon[ner] » l’histoire d’un journal, de « 1941  » à « 1972 ». L’urgence dans laquelle semble s’être écrit ce règlement de comptes est peut-être à l’origine de certaines inexactitudes grossières de la part du biographe d’Aragon – Pierre Daix n’ayant certainement pas eu le temps de relire son texte – telle la date de la parution du Roman inachevé (1957 au lieu de 1956), ou encore l’affirmation selon laquelle personne ne se serait fait l’écho de l’article d’Elsa Triolet paru dans la revue en décembre 1962, « Pour l’amour de l’avenir », accueillant Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne.
Pierre Daix est un témoin, un biographe, appelé à remanier souvent sa matière : on ne peut que souhaiter que ce témoignage sur Les Lettres françaises, écrit à vif, soit le prélude à d’autres témoignages sur l’histoire de ce journal, à une heure où ses principaux acteurs ont disparu.

HB


H. B.

Hervé Bismuth, maître de conférences à l'Université de Bourgogne