Jacqueline Lévi-Valensi, par Marie-Catherine Thiétard, 2004

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Hommage à Madame Jacqueline Lévi-Valensi

Le 12 novembre dernier, Jacqueline Lévi-Valensi nous quittait, au terme d’un long combat face à la maladie.
Dans un bel article d’hommage, Mme Suzanne Ravis a déjà évoqué sur ce site la contribution de Jacqueline Lévi-Valensi aux études aragoniennes. Répondant à son aimable proposition et à celle de Luc Vigier, j’aimerais, non sans émotion, apporter sur un mode plus personnel quelques lignes de témoignage sur l’admirable professeur et directeur de recherches qu’était J. Lévi-Valensi, et sur le rôle de guide passionné qu’elle a joué dans la découverte ou l’approfondissement de l’œuvre d’Aragon, par un certain nombre d’étudiants amiénois.

Jacqueline Lévi-Valensi était un professeur à la personnalité riche et attachante, et aux qualités humaines assez rares. Son attention pour chacun et son écoute étaient grandes, ses conseils et ses encouragements précieux, en particulier sur le long chemin de la thèse. C’est avec générosité, sensibilité et intelligence qu’elle éveillait en nous l’intérêt pour des auteurs juifs méconnus, ou qu’elle suscitait des passions pour les grands de la littérature contemporaine : Proust, Aragon, Camus, Wiesel, Duras…
Ainsi, toute une année durant, en 1988-1989, dans un cours commun licence-agrégation, elle nous fit découvrir des extraits du Paysan de Paris et de La Semaine Sainte, et nous fit merveilleusement naviguer dans l’univers d’Aurélien. Elle donna l’envie, à certains ou certaines d’entre nous, de nous plonger plus avant dans l’œuvre romanesque d’Aragon et de nous laisser prendre au charme envoûtant d’une écriture et d’un style, où se mêlent la sensibilité du romancier et la somptuosité des images poétiques. Il y eut l’année suivante, toute une moisson de mémoires de maîtrise sur Aragon, consacrés à « La fonction romanesque de la femme dans le cycle du Monde réel », à « La figure du peintre dans Aurélien et La Semaine Sainte », à « La perception de l’espace et du temps dans Aurélien et Blanche ou l’oubli », ou encore aux relations entre « Théâtre et vie dans Théâtre/Roman ».
Jacqueline Lévi-Valensi avait un attachement tout particulier pour Blanche ou l’oubli. Ce très beau roman d’un amour perdu à réinventer, en empruntant « le chemin des fables », était aussi perçu par elle comme le lieu d’une réflexion approfondie sur le roman, le romanesque et l’écriture ; et bien sûr comme un somptueux roman de la mémoire, du souvenir et de l’imagination, cette « fille de l’oubli » qui invente, recrée et redonne souffle à la vie.
La vie, Jacqueline Lévi-Valensi l’aimait intensément, profondément, en dépit de la tragédie de la Shoah qui lui avait appris dès l’enfance qu’ « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre », selon la formule de Camus qu’elle aimait citer. Elle était ainsi sensible à l’approche historique d’Aragon, pour qui l’homme vit dans l’Histoire – « avec sa grande H » comme l’indiquait Georges Pérec – et dans une histoire qui lui est propre ou « dans une histoire intérieure », comme le signalait Jean Sur.
Elle mettait souvent l’accent, dans ses cours, ses articles ou ses essais, sur le fait que la littérature est une oeuvre de mémoire et de création, d’autant plus riche qu’elle est baignée et nourrie par les événements de notre existence, et qu’elle peut avoir valeur de témoignage et être porteuse d’un message ou d’une vérité, comme chez Aragon, Camus, Wiesel ou Semprun. Et elle s’empressait de souligner que les grands romans dépassent l’expérience vécue et les limites de nos vies, transcendent l’Histoire, le réel et le temps, et peuvent même avoir une dimension mythique, puisque les grands textes relèvent, selon elle, d’une « mythologie du possible », comme l’a rappelé Suzanne Ravis, dans son article d’hommage. Dans cette conception de l’écriture romanesque, « l’acte créateur » naît d’«une tension » extrême « entre les contraires », entre le désir « de totalité, d’universalité » qui fonde le mythe, et le champ limité des possibilités humaines. J.Lévi-Valensi vouait ainsi une grande admiration au romancier de La Semaine Sainte, capable d’allier la précision et la profusion des détails historiques avérés aux « droits imprescriptibles de l’imagination », et essayant de donner « un autre sens aux mythes anciens », de faire « entrer l’infini » dans le fini, selon la belle formule inventée au temps du surréalisme et reprise dans Blanche ou l’oubli, où Aragon poursuit une quête d’identité et d’absolu, susceptible d’habiter tout homme.
Enfin, Jacqueline Lévi-Valensi aimait l’œuvre d’Aragon dans son ensemble (romans et poèmes, mais aussi essais et commentaires critiques), parce que cette œuvre monumentale n’a rien d’un discours abstrait. L’écriture d’Aragon donne chair, épaisseur et vie à ses idées et à ses personnages, et leur confère une humanité. Jacqueline Lévi-Valensi était fort sensible à cet aspect de l’œuvre ; et son enseignement et ses cours étaient eux-mêmes emplis de sa présence, et teintés d’une chaleur et d’une sensibilité qui lui étaient propres.
Elle nous a ouvert des horizons avec un véritable bonheur d’enseigner, et avec le désir de partager et de transmettre les œuvres et les valeurs qui lui étaient chères, et nous lui en sommes infiniment reconnaissants. Elle nous a ainsi légué un héritage littéraire et intellectuel, mais aussi offert une belle leçon de vie, d’humanité et de courage, qui ne peut s’oublier.

Que Suzanne Ravis et Luc Vigier soient ici remerciés de m’avoir donné la possibilité d’évoquer le souvenir, pour moi extrêmement vivant, de Jacqueline Lévi-Valensi, et son rôle de passeur éclairé, joué auprès de ses étudiants.

Marie-Catherine Thiétard, Amiens, Décembre 2004.


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers