Lettre d’Edouard Béguin à Josyane Savigneau, 2002

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Rendue publique sur l’ancienne version de notre site Internet, cette lettre a été envoyée à Josyane Savigneau en 2002, par Edouard Béguin, président de l’ERITA. Elle faisait le point, à l’époque, sur les travaux du groupe.

E R I T A
Equipe de Recherche Interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Louis Aragon
(Association loi de 1901)

Madame Josyane Savigneau
Le Monde des livres
21 bis, rue Claude-Bernard
75242 Paris, Cedex 05

Saint-Genis Laval, le 26 décembre 2002

Madame,

Permettez à quelques-uns de ceux qui se disent « aragoniens » de s’étonner de votre article « Aragon, vingt ans après… », paru dans Le Monde des livres du 20 décembre 2002. Sans doute emportée par le souffle romanesque dont témoigne votre titre, vous donnez une bien curieuse idée de la recherche scientifique consacrée à l’œuvre et à la vie d’Aragon. En donnez-vous d’ailleurs une idée, ce qui s’appelle une idée ? De l’existence de cette recherche, tout au long des vingt années qui nous séparent de la disparition de l’écrivain, vos lecteurs, au vrai, n’auront même pas eu le soupçon. Ce qu’ils auront retenu, c’est tout juste qu’il y a des « aragoniens », terme disgracieux mais commode pour désigner les spécialistes de l’auteur, et que ces derniers n’ont rien de mieux à faire que de s’empoigner « dans d’étranges luttes ». L’étrange, c’est que vous laissiez croire que la recherche en matière littéraire mérite peu de considération. Aragon, lui, en usait autrement avec les chercheurs, lorsqu’il proclamait la recherche « un grand art nouveau ».
Sans exiger que vous partagiez semblable conception de la recherche, et sans prétendre s’en montrer digne soi-même, on peut cependant vous demander de compléter l’information de vos lecteurs, et de rétablir tout un pan de la vérité concernant le destin posthume de l’œuvre d’Aragon dans ces vingt dernières années.
Il n’est pas vrai en effet qu’autour d’Aragon le « silence » ait régné, ou peu s’en faut, jusqu’à aujourd’hui, ni que l’on ait tant attendu pour le lire! Il n’est pas vrai que son œuvre commence à peine à susciter l’intérêt qu’ elle mérite. Si du moins on ne compte pas pour rien tout ce qui précède, et qui prépara peu ou prou les entreprises éditoriales et les commémorations actuelles. A cet égard, on ne peut qu’être étonné que vous ne souffliez mot de l’existence de l’Equipe de Recherche Interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon (ERITA) que j’ai l’honneur de présider depuis sa création en 1996. Cette équipe, constituée en association « loi de 1901 », a pris le relais du Groupe de Recherche du CNRS qui, dirigé par Mme Suzanne Ravis de 1988 à 1996, avait lui-même donné une lisibilité sociale et un statut officiel au groupe de chercheurs réunis par M. Michel Apel-Muller , dès 1985, autour du Fonds Aragon-Triolet.
Précisons que c’est alors, en 1986, que fut signé par M. Apel-Muller le contrat avec Gallimard pour les deux volumes de La Pléiade rassemblant la poésie, avec une équipe qui n’a nullement « implosé », mais resta unanime dans toutes ses décisions. Préférant faire fond sur des faits aisément vérifiables par quiconque le désire, je ne juge pas utile de commenter davantage les aléas de la publication des œuvres d’Aragon dans « La Pléiade »: laissez-moi cependant vous dire que vous colportez une version des faits controuvée, qui aurait mérité d’être vérifiée avant d’être publiée.

Les spécialistes d’Aragon qui ont participé à la vie de la première- et la seule- équipe de recherche du type évoqué plus haut, sous les différentes formes qu’elle a connues, ont construit les bases de l’ étude scientifique de l’œuvre de l’écrivain et ont développé au fil du temps un travail considérable reconnu dans le monde scientifique en France et à l’étranger. De nombreux colloques ont ponctué les activités des « aragoniens » de cette équipe. La communauté scientifique a eu ainsi connaissance de recherches décisives sur La Semaine sainte (1988), sur l’année 1956 dans l’œuvre et la vie d’Aragon, (1991), sur Le Fou d’Elsa (1994), sur l’ensemble de l’œuvre avec le colloque du Centenaire Lire Aragon (1997), et plus récemment sur « Le dix-neuvième siècle d’Aragon » (2001). Les autres travaux du groupe, enrichis souvent par des thèses récentes, ont été régulièrement publiés dans la revue Recherches croisées Aragon/Triolet, qui a fait paraître huit numéros denses depuis 1988. L’équipe s’est dotée depuis quelques années d’un site internet (www.louisaragon-elsatriolet.com) qui porte à la connaissance d’un large public les activités de ses membres et l’actualité de la recherche aragonienne sans exclusive d’aucune sorte. Il a permis ainsi, par exemple, de répondre , en prenant appui sur un grand nombre de travaux produits par les chercheurs de l’équipe, à la demande des professeurs et candidats à l’agrégation de Lettres, lorsque le roman Les Voyageurs de l’impériale fut mis au programme du concours en 2000. Le même rôle est joué cette année par le site pour Le Paysan de Paris, mis au programme du concours de l’ENS Lettres et Sciences humaines.
Vous direz que tout cela est bel et bon, mais reste limité à un cercle d’initiés. Peut-être, mais encore faudrait-il qu’on permette à ce cercle de s’élargir. Comment s’expliquer que Le Monde n’ait pas rendu compte de l’importante publication dans Les Cahiers de La nrf, en 2000, des Papiers inédits. De Dada au Surréalisme (1917-1931) édités par Edouard Ruiz et Lionel Follet ? On s’étonne aussi que vous n’ayez jamais donné écho dans Le Monde des livres aux multiples publications dont l’ERITA est responsable, et par exemple qu’il ne se soit pas trouvé une ligne pour signaler le numéro 8 de Recherches croisées dont nous vous avons fait parvenir un exemplaire. Ce n’est tout de même pas parce que ce numéro a paru à la mi-novembre 2002 qu’on ne peut pas le donner « A lire en 2003 » ? Pour ceux qui veulent s’informer, le dossier de quatre longs articles sur Aragon publié ces jours-ci par La Pensée d’octobre-décembre 2002 complètera la liste des bonnes lectures, avec en particulier une mise au point documentée : « Aragon : vingt ans de publications et de recherche ». Enfin il n’est pas trop tard pour signaler, si ce n’est déjà fait, le numéro hors série de L’Humanité, « Le Continent Aragon », lancé le 17 décembre 2002 : des textes inconnus, dont le plus ancien poème retrouvé d’Aragon, une lettre de jeunesse, ses articles sur Violette Nozières, la série « Les soviets partout! » de 1934, un reportage photographique, le tout accompagné d’articles de poètes et d’artistes de renom. Vous le voyez, le silence qui a entouré l’œuvre d’Aragon depuis sa disparition est tout relatif. Il ne me semble pas que les lecteurs du Monde s’offusqueraient d’apprendre, même après coup, que les « aragoniens » ne consacrent pas tout leur temps à de sombres querelles internes, qui auraient été, pour une part, responsables de la mise au Purgatoire de l’écrivain.
Connaissant votre intérêt sincère pour l’œuvre d’Aragon, nous ne doutons pas que vous aurez à cœur de donner suite à cette lettre, qui ne vise qu’à contribuer à la qualité de l’information dispensée par votre journal.
Dans l’attente de votre réponse et d’un correctif publié dans Le Monde des livres, nous vous prions d’agréer, Madame, l’expression de nos respectueuses salutations.

Edouard Béguin
Président de l’Equipe de recherche interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon.