Le Paysan de Paris en Bibliothèque Gallimard ( CR par Suzanne Ravis)
Faire lire à une classe de lycée Le Paysan de Paris, livre réputé aussi difficile que séduisant, est une gageure en passe d’être tenue : dans la « Bibliothèque Gallimard », qui a pour vocation de faciliter l’accès à de grands textes, Luc Vigier propose une « lecture accompagnée » du récit intégral.
L' »accompagnement pédagogique », principe de la collection, use de plusieurs modes d’intervention. Aux deux seuils de ce petit livre, on saluera d’abord le « florilège » de merveilleuses citations aragoniennes, tandis que la « quatrième de couverture », incitative, apparaît comme une véritable invitation à entrer. Le texte d’Aragon, établi avec soin, s’offre dans sa présence nue, sans indiscrètes notes. Mais le lecteur sera guidé par les pages introductives, et éclairé sur certains aspects majeurs par quatre « arrêts sur lecture » qui scandent les principaux volets du Paysan de Paris. On appréciera le contact direct avec des textes ou des documents iconographiques contemporains de l’époque d’écriture, comme un extrait d’Une vague de rêves ou la page de couverture de La Révolution surréaliste. D’autres documents permettent de comparer Le Paysan de Paris à des œuvres littéraires plus éloignées, par exemple Nana, ou La Morte amoureuse (p. 110-114). Autant d’occasions offertes aux jeunes lecteurs d’exercer une lecture active.
Tout en respectant la démarche particulière du Paysan de Paris, Luc Vigier a conçu son accompagnement comme une introduction au surréalisme. Brièvement, sans schématisme ni pesanteur didactique, il en retrace la situation historique et les grandes orientations ; l’œuvre d’Aragon s’y inscrit avec ses inflexions propres. Une courte biographie de l’auteur sort de ce cadre, mais elle permettra aux lycéens d’avoir un aperçu de l’itinéraire général du poète au-delà des années surréalistes.
Il était particulièrement ardu de faire tenir en si peu de pages, à côté du texte d’Aragon, à la fois des suggestions pédagogiques, une approche du surréalisme, des annexes informatives, une introduction au labyrinthe aragonien, et l’analyse du Paysan de Paris. En dehors de quelques raccourcis (on rectifiera p.8 le lapsus qui, anticipant, substitue la revue Commune à la revue Commerce), le commentaire me paraît donner toute leur force à certains aspects majeurs de l’œuvre : ainsi la provocation philosophique de la « préface à une mythologie moderne » est restituée à son ambition immense d’une « refondation de la pensée ». La brillante analyse du « Passage de l’Opéra » ouvre sur une multitude de questions intéressant la littérature, les formes d’écriture, l’histoire sociale…Le commentaire parvient à mettre des mots sur ce qui est presque indéfinissable dans l’écriture d’Aragon, « l’approche physique d’un contenu impalpable », obtenue par « l’ondulation des registres » de la voix aragonienne (p. 94). L’étude rend compte aussi de façon neuve de certaines dimensions du texte, comme le « jeu avec les codes journalistiques » contemporains. Traitée de façon un peu plus rapide, la section « Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », prolongée par « Le songe du paysan », fait l’objet d’un commentaire qui met à juste titre l’accent sur les structures répétitives de l’ouvrage. De belles pages sont consacrées au lyrisme d’Aragon, ou à « l’expansion cosmique de l’homme » culminant avec l’ascension de l’homme décapité , jusqu’à sa métamorphose en « signe entre les constellations ». Dans l’étude proposée, cet admirable passage d’Aragon apparaît comme le point culminant du Paysan de Paris. Le lecteur, emporté par le texte d’Aragon et par le mouvement du commentaire, y verrait volontiers le point final de l’œuvre.
Je soulèverai pour ma part une question qui trouve son origine dans « Le songe du paysan » : cette dernière partie du Paysan de Paris accueille l’événement bouleversant d’un amour qui opère chez le narrateur le passage de l’idée d’amour, ou de la femme, à cette femme. Au-delà même de la célébration du « fantôme adorable » dont le monde devient le « portrait » (p. 238-239), la révélation fondamentale est celle du « particulier »(p.264-267). La pensée, libérée de son « cachot logique », touche à la « véritable connaissance », car « il n’y a de connaissance que du particulier ». « J’entrais dans cet univers concret, qui est fermé aux passants. L’esprit métaphysique pour moi renaissait de l’amour » (p.267-269). Le parcours philosophique et poétique du « paysan » atteindrait ici, aux dernières pages du récit, un moment décisif. Dans ses commentaires tardifs, en particulier dans Les Incipit, Aragon présente avec insistance Le Paysan de Paris comme l’histoire « de l’évolution d’un esprit, à partir d’une conception mythologique du monde, vers le matérialisme », non pas atteint, mais « promis »(Les Incipit, Skira, 1969, p. 59). Faut-il ne voir dans ces propos qu’une mise en perspective tardive forçant le trait ? Ne serait-il pas possible de rapprocher la courbe de ce récit de l’impressionnante transformation idéologique observable chez Aragon au cours de l’année 1925 ? Je reconnais volontiers que ce débat ne trouve guère de conclusion probante, mais il détermine dans une direction ou une autre notre lecture du Paysan de Paris.
Ce récit pose des problèmes d’interprétation philosophique ardus, et je ne reprocherai pas à l’auteur du petit guide pour les lycéens d’être resté discret sur ce terrain. Pour les lecteurs plus avancés , étudiants ou enseignants, on pourrait signaler, en plus de la bonne bibliographie proposée,l’article exemplaire d’Emmanuel Rubio : « Hegel, l’amour et Le Paysan de Paris », publié dans L’Atelier d’un écrivain. Le dix-neuvième siècle d’Aragon, Publications de l’Université de Provence, 2003 (dans le même ouvrage, Annick Jauer, à partir du romantisme allemand, pose la question : « Le Paysan de Paris, roman romantique ? »).
Les lycéens d’aujourd’hui ont de la chance: le guide élaboré par Luc Vigier, vif, dynamique, pénétrant, devrait encourager nombre de professeurs à offrir à leurs élèves ou aux jeunes étudiants la découverte de ce récit surréaliste sans pareil.
Suzanne Ravis, Université de Provence