Disparition de Léon Robel
Le parcours et le travail de Léon Robel (1928-2020) sont retracés par Marianne Delranc Gaudric dans cette notice du Maitron.
Nous la publions ici avec l’aimable autorisation de Paul Boulland.
Léon Robel est né à Paris, d’un père juif, Émile Robel, qui, ayant fui les pogromes de Moldavie, s’était installé en France et travaillait comme œnologue et grossiste en vin aux entrepôts de Saint-Émilion à Bercy. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, il étudiait au lycée Montaigne, à Paris ; sa première activité de résistance fut, avec son frère Paul, d’inscrire à la craie des croix de Lorraine sur le parcours du lycée à son domicile et, au cours des meetings officiels vichystes auxquels étaient amenés les lycéens, de taper des pieds avec les autres, pour étouffer l’hymne à Pétain. En 1942, il réussit à passer avec ses parents en zone non occupée, puis à atteindre Montpellier où il rejoignit son oncle résistant, Pierre Goldstein. Il apprit à fabriquer de faux papiers et après une visite policière, se réfugia avec les siens dans une maison abandonnée, dans une forêt proche. De retour à Montpellier, il participa modestement, comme d’autres jeunes, à la Libération, puis revint à Paris, passa le baccalauréat en 1946 au lycée Louis-le-Grand et y entra en hypokhâgne et khâgne ; c’est là qu’il adhéra, à dix-neuf ans, à l’UJRF et au PCF, parti dont il resta membre jusqu’en 1984. Il collabora alors au journal des étudiants communistes Clarté. Se destinant d’abord à la littérature, il se tourna ensuite vers l’étude du russe, passa l’agrégation en 1953, puis commença à enseigner en lycée, à Marseille, de 1954 à 1956 et à donner des cours à l’Université populaire de cette ville.
Jean Pérus, professeur de russe à Clermont-Ferrand et grand traducteur de Gorki, l’orienta vers la traduction alors qu’il était encore étudiant, puis l’incita à partir pendant deux ans, de 1957 à 1959, à Moscou, pour une thèse sur Tiouttchev. C’était l’époque de la déstalinisation et Léon Robel y fit la connaissance de beaucoup d’écrivains, ainsi que de Lili Brik, sœur d’Elsa Triolet. De retour en France, il enseigna à l’Université de Lille de 1959 à 1962 puis à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales dont il est professeur émérite. Pendant sa carrière d’enseignant, il fut membre du SNESUP. Il fit la connaissance d’Elsa Triolet dans le cadre de sa collaboration, en tant que traducteur, à l’anthologie La Poésie russe, qu’elle avait initiée (Seghers, 1965). C’est aussi à la demande d’Elsa Triolet, qui avait eu connaissance de cette œuvre par sa sœur Lili Brik, qu’il réalisa la première traduction d’Une Journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljénitsyne en 1965 pour les éditions Julliard. Aragon et Elsa Triolet lui demandèrent ensuite d’autres traductions, notamment de poètes : par exemple de Kirsanov en 1968, ou de Voznessenski en 1973, pour la collection « Poètes russes contemporains » des éditions Gallimard. Il traduisit aussi en 1972 les Manifestes futuristes russes (EFR), contribuant à renouveler en France l’approche du langage poétique. Il révéla les œuvres du poète tchouvache de langue russe Aïgui, et de nombreux autres auteurs, asseyant ainsi la célébrité de grands poètes soviétiques à l’étranger avant qu’ils n’existent pour les Soviétiques eux-mêmes. C’est ainsi qu’il dirigea une équipe de traducteurs pour le volume Métropole, paru en 1980 chez Gallimard, qui rassemblait les œuvres de vingt-deux auteurs soviétiques refusées par la censure ; ces auteurs (dont Vyssotski, Voznessenski, Axionov, Akhmadoulina…) revendiquaient le droit de créer librement, sur les sujets et dans les genres les plus divers.
Il traduisit aussi deux des premiers romans en russe d’Elsa Triolet : Fraise-des-Bois (Gallimard 1974) et Camouflage (Gallimard 1976) : ce dernier avait été fortement critiqué en son temps en Union Soviétique et aucun de ces romans n’y avait été réédité. Il fut aussi le maître d’œuvre de l’importante traduction de la Correspondance entre Lili Brik et Elsa Triolet, (1921-1970 ; Gallimard, 1999), mine de renseignements sur les mondes culturels russe et français, leurs échanges, la vie privée et publique d’Aragon, les événements politiques et en général la vie quotidienne de cette période.
À l’INALCO, il créa bénévolement un séminaire de troisième cycle de littérature soviétique, dans lequel il fit découvrir nombre d’auteurs hors du réalisme socialiste, et participa, avec Jacques Roubaud, à la création du Centre de Poétique comparée (1968-1988) dont il fut un théoricien éminent, de même qu’il fut un théoricien de la traduction.
En 1978, il collabora, avec Alexandre Adler, Francis Cohen, Maurice Décaillot et Claude Frioux, au volume L’URSS et nous (Éditions sociales), qui amorçait une analyse critique (semi-officielle de la part du PCF) de l’Union soviétique et provoqua de vives réactions de militants.
Après le décès d’Aragon, chargé plus spécialement du Fonds Elsa Triolet, Léon Robel joua un rôle important dans l’identification, le classement, la conservation, l’accessibilité du Fonds Aragon-Elsa Triolet du CNRS, ainsi que dans la recherche et la direction de travaux de recherches sur ces deux écrivains.
Poète lui-même, il publia plusieurs recueils, dont Je traverse, poèmes (NRF 1992) et Ponts de Paris (édition et illustrations de Nikolaï Dronnikov, 2001).
N’ayant jamais adopté une posture de dissident, Léon Robel réussit à avoir une liberté qui lui permit de révéler, tant en France qu’en URSS, nombre d’écrivains modernes en rupture avec l’art officiel soviétique. Passeur de cultures, il contribua ainsi, dans la durée, à l’évolution culturelle et politique des deux pays.
Source:
https://maitron.fr/spip.php?article170035, notice ROBEL Léon par Marianne Delranc Gaudric, version mise en ligne le 20 janvier 2015, dernière modification le 3 février 2020.
ŒUVRE CHOISIE :
Aïgui, Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1992.— Histoire de la neige, La Russie dans la littérature française, Hatier, 1994.— Avec A. Adler, F. Cohen, M. Décaillot, Cl. Frioux, L’URSS et nous, Éd. Sociales, 1978.— Je traverse, poèmes, NRF 1992.— Ponts de Paris, 2001. Traductions : M. Gorki, Nouvelles, contes et poèmes 1892-1894, EFR 1951.— A. Soljenitsyne, La Maison de Matriona et Une journée d’Ivan Denissovitch, Julliard 1965.— S. Kirsanov, Poèmes, Gallimard 1968.— A. Voznessenski, Poèmes, Gallimard 1973.— Oljas Souleimenov, Le Livre de glaise, Publications orientalistes de France, 1977.— Manifestes futuristes russes, EFR 1972.— Métropole, ouvrage collectif, Hors série littérature, Gallimard, 1980.— Guennadi Aïgui, Festivités d’hiver, EFR 1978 ; Sommeil, poésie, poèmes, Seghers 1984 ; Toujours plus loin dans les neiges, Obsidiane 2005.— Elsa Triolet, Fraise-des-Bois, Gallimard 1974 ; Camouflage, Gallimard 1976.— Lili Brik/Elsa Triolet, Correspondance 1921-1970, Gallimard, 1999.
Lire l’hommage du journal L’Humanité, le 4 février 2020 : DISPARITION. LÉON ROBEL, GRAND SPÉCIALISTE DE LA POÉSIE SOVIÉTIQUE