Compte rendu par Hervé Bismuth de Guillaume Roubaud-Quashie (dir.): Les Lettres françaises, 50 ans d’aventures culturelles. Anthologie, Hermann, 2019

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Le journal Les Lettres françaises avait été sous la direction d’Aragon la grande parution hebdomadaire qui aura scandé, parallèlement au Figaro littéraire, la vie littéraire et culturelle de la France des années 1950 (Aragon en a pris la direction en 1953) jusqu’en 1972, date de son extinction… provisoire. Car le journal a pourtant vécu et vit encore une nouvelle vie, sa troisième, tout comme il avait connu une première vie sous la clandestinité. Né pendant l’Occupation sous la houlette de Jacques Decour et de Jean Paulhan, le journal, qui est alors la voix du Comité National des Écrivains, est entouré à sa naissance de parrains aussi divers qu’Aragon, François Mauriac, Raymond Queneau… et Claude Morgan qui fut son premier directeur jusqu’en 1953. Sa troisième vie, sous le parrainage de Jean Ristat, qui a reçu d’Aragon la propriété du titre et préface la présente anthologie, a commencé en 1990-93 à l’intérieur de la revue Digraphe (premier numéro daté du 1er décembre 1989), puis dans L’Humanité et sur Internet à partir de 2004. Les Lettres françaises est depuis 2018 publié par les éditions Hermann, à qui nous devons cette anthologie.

Les chroniques de la clandestinité sont à présent rééditées depuis 2008 grâce à François Eychart et Georges Aillaud1. Mais le journal d’Aragon reste encore à rééditer. Ces trois grandes périodes des Lettres françaises, Guillaume Roubaud-Quashie les livre dans leur continuité, depuis l’article fondateur de Jacques Decour « Manifeste du Front national des écrivains » paru dans le numéro 1 de septembre 1942, jusqu’en 2016. Les parties du livre ponctuent les différentes périodes du journal : « Les Lettres françaises en clandestinité (1942-1944) » ; « Les Lettres françaises au grand jour (1944-1972) » ; « Les Lettres françaises (1989-1993) » ; « Les Lettres françaises depuis 2004 ». La période 1944-1972, la plus riche par ses 28 ans d’existence mais aussi par un budget lui permettant une parution hebdomadaire et une équipe fournie de journalistes permanents, donne l’occasion de regroupements thématiques : Poésie ; Roman ; Théâtre ; Cinéma ; Arts ; Idées, Positions, et… une rubrique « Miscellanées complémentaires » dont les articles, inclassables dans les rubriques précédentes, sont des témoignages des diverses questions d’actualité auxquelles s’intéressait la revue : l’arrestation d’un élève de l’ENS pour propagande politique, l’agrégation de Lettres modernes, l’Armée rouge à Paris, le « phénomène du Livre de poche », l’hommage de Cocteau à Piaf…

Y défilent plusieurs générations des journalistes réguliers qui ont fait la réputation de cette revue : Claude Morgan, Pierre Lescure, Jean Paulhan ; Pierre Daix, Georges Sadoul, Michel Capdenac (alias Charles Dobzynski), Jean Marcenac, André Wurmser, Elsa Triolet ; Jean Ristat, Danièle Sallenave, Claude Schopp… mais aussi des collaborateurs occasionnels, à qui l’anthologie redonne la parole parce qu’ils sont devenus depuis des acteurs permanents de notre univers culturel (Noam Chomsky en 1967, Catherine Millet en 1970, Michel Houellebecq en 1993…).

Les choix des articles retenus sont souvent tributaires de ceux de l’Histoire : sont reproduits, comme témoins historiques le plus souvent, des questions, des sujets qui ont marqué leur période ou qui marquent encore la nôtre, comme l’accueil du jeune Mohammed Dib ou du premier roman de Kundera par Aragon, de Kateb Yacine par Pierre Gamarra, de Rhinocéros d’Ionesco par Elsa Triolet ou de l’Andromaque d’Antoine Vitez par Jean Ristat. Mais les articles valent aussi par leur signature et par la rémanence de ces signatures dans notre XXIe siècle : Éluard, Leyris et Tardieu dans les numéros clandestins ; Jean Vilar, Agnès Varda, Louis Althusser et Jacques Lacan ; Émile Benveniste et Roman Jakobson ; Claude Lévi-Strauss et Roland Barthes.

L’anthologie rappelle ainsi, c’est le but d’une anthologie, tel ou tel détail de notre histoire politique, littéraire et artistique : événements définitivement archivés (les otages de Chateaubriant et la collaboration, les camps soviétiques et la réponse de Pierre Daix à David Rousset, Mai 68 et la fin du Printemps de Prague) et thématiques récentes (pornographie, bisexualité, sida), mais aussi patrimoines connus (Nouveau roman, Beat generation), jalons de notre passé récent mis en mots parfois de façon croisée : Deguy parlant de Baudelaire, Butor de Magritte, Dort de Brecht…

L’ensemble est un « beau livre », à tous les sens du terme, et une clef pour un voyage dans le temps, en même temps qu’un précieux document de travail. Dans cette dernière fonction, on regrettera toutefois l’absence d’index terminal, en se consolant du fait que toute recherche dans cette anthologie sera encore une façon de s’y perdre une nouvelle fois.

Hervé Bismuth, novembre 2019

  1. Les Lettres Françaises et Les Étoiles dans la clandestinité, présentées par François Eychard et Georges Aillaud, Le cherche midi, 2008. ↩︎

P. P.

Patricia Principalli, maître de conférences à l'Université de Montpellier