Présentation de La Semaine sainte (1958) par Patricia Richard-Principalli

Publié par L. V. le

Présentation de La Semaine sainte (1958) par Patricia Richard-Principalli

Période de rédaction : Après le long silence romanesque qui suit l’écriture des Communistes (1951), Aragon fait une première tentative de roman historique. Le premier (et unique chapitre) paraît dans le numéro des Lettres françaises du n°601, le 5 janvier 1956, accompagné de l’avertissement  » Ce fragment constitue le premier chapitre d’un roman en cours d’écriture, et qui n’a pas encore de titre « . Le personnage principal en est le sculpteur David d’Angers. Ce chapitre, intitulé  » Les Rendez-vous romains « , sera publié tel quel comme nouvelle, dans Le Mentir-vrai en 1980. Ce projet est en effet assez vite abandonné, malgré un important travail de documentation déjà effectué, au profit d’un autre roman historique, dont le héros est le peintre Théodore Géricault, autre artiste du XIXème siècle : La Semaine sainte. Il est difficile de dater précisément ce changement d’orientation. Aragon explique dans J’abats mon jeu que La Semaine sainte a été écrit de 1955 à 1958  » (p.79). Il déclare cependant en 1968 dans Aragon parle :  » C’est en effet seulement en 1957-1958 que j’ai recommencé à écrire un roman. « (p.154). On peut donc situer prudemment l’écriture de La Semaine sainte entre 1956 (où le roman prévu puis abandonné est indiqué comme étant en cours d’écriture) et 1958 (l’achevé d’imprimer date du 16 octobre 1958).
Editions : Gallimard, 1958, collection Blanche, 1 tome, édition originale. Achevé d’imprimer : le 16-10-1958 / Le Livre de poche, 2 tomes, 1970 / Gallimard, collection « Folio », 1 tome, 1998 (disponible) / Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon, 42 volumes, Robert Laffont, 1964-1974, tomes 29 et 30.

Remarque : L’emploi de la majuscule à l’adjectif  » sainte  » dans le titre du roman peut varier chez les critiques et chez Aragon même.

Contenu : On a coutume de distinguer, dans l’œuvre d’Aragon, trois périodes qui seraient départagées par le Monde Réel : il y aurait l’avant (essentiellement les textes dadaïstes et surréalistes) et l’après (à partir de La Mise à mort, en 1965). Atypique dans cette catégorisation (la position d’Aragon quant à la place de ce roman dans ou hors du Monde Réel est ambiguë), La Semaine sainte (1958) se trouve à l’entre-deux de deux esthétiques romanesques.
L’avertissement au lecteur ( » Ceci n’est pas un roman historique « ) nie son appartenance au roman historique ; cependant le texte s’enracine dans un contexte historique finement reconstitué, avec une minutie absolument remarquable qu’ont louée les historiens lors de sa parution (voir Émile Henriot,  » La Semaine Sainte d’Aragon « , Le Monde du 17 décembre 1958.).
Le titre renvoie en effet d’abord à La Semaine Sainte 1815 : la semaine du dimanche 19 mars au samedi 25 mars 1815 pendant laquelle, Napoléon débarquant de l’île d’Elbe et remontant inexorablement vers Paris, Louis XVIII, le roi podagre, s’enfuit vers la Belgique avec sa Maison. Le lecteur erre ainsi à la suite du roi et des siens, traversant villes et villages dans un drôle de voyage qui confine à la débâcle. Chemin faisant, on est amené à rencontrer toutes les figures marquantes de l’Empire, converties à la cause bourbonnienne (de nombreux maréchaux d’Empire par exemple), mais aussi celles de la monarchie, comme le duc de Berry ou le comte d’Artois, futur Charles X. Il faut noter d’ailleurs la véritable empathie du scripteur pour la plupart des personnages, quel que soit leur camp.
Cependant, le fil conducteur dont tient lieu ce voyage chaotique serait un peu confus, s’il n’était resserré par un personnage essentiel, le peintre Géricault, engagé dans la Maison du Roi. Géricault introduit une (sinon la) question essentielle chez Aragon : qu’est-ce qu’un artiste, et pourquoi, pour qui créer ? La Semaine sainte poursuit ainsi une interrogation commencée de longue date sur la peinture et les peintres, en particulier les peintres réalistes du XIXe siècle (voir par exemple  » Géricault et Delacroix ou le réel et l’imaginaire « , Les Lettres françaises n°500, 21 janvier 1954) et certains peintres du XXe ( voir Henri Matisse, roman). Le roman se lit donc aussi comme une quête initiatique de Théodore Géricault, qui finit par comprendre, à la fin du voyage, et du roman, ce qu’il doit faire de sa peinture.
Quête initiatique, qui prend parfois des allures violemment autobiographiques, en particulier dans des passages d’une force singulière où le narrateur se désigne comme auteur, et revendique la place du personnage. Du coup, traversé qu’il est par des zones de turbulence qui promènent le lecteur au travers du temps, le roman historique se propulse au XXe siècle, en 1940, pendant la drôle de guerre, en 1958, pendant l’actualité de l’écriture… Le jeu sur le temps se double bien entendu du jeu sur l’espace, et le lecteur est transporté de Bamberg en Russie pour revenir à Paris et en repartir aussitôt.
Il retrouve aussi les thèmes fantasmatiques qui hantent Aragon depuis longtemps : le corps fragmenté, le meurtre, la chute, l’eau, le rêve… Mais leur contenu varie et s’enrichit ici d’un nouveau sens, en particulier grâce à l’inscription d’autres lieux et d’autres figures spécifiques de ce roman.
Si une telle complexité, une telle profondeur et une telle richesse sont possibles, c’est parce l’écriture adopte une vision kaléidoscopique, celle-là même que permet la pratique parenthétique (définie comme poétique dans Henri Matisse, roman, voir p.150-151, tome II). Les parenthèses, constituant la véritable armature du roman, permettent au scripteur de juxtaposer un certain nombre de scènes qui font sens l’une par rapport à l’autre, et dont le fil conducteur visible est à la fois l’arrière-plan chronologique (le déroulement de cette semaine) et le parcours initiatique de Géricault, le seul personnage constant du roman.
La Semaine sainte ne propose donc plus une vision univoque et définitive du monde et des hommes, mais part à la recherche d’une réalité historique difficilement saisissable. La Semaine sainte, entre Monde Réel et derniers romans, est bien le lieu où s’approchent autrement les deux moteurs de l’écriture et de la vie d’Aragon jusque-là, l’Histoire et l’amour. Le parcours des personnages du roman, celui de Géricault comme celui de ces autres personnages principaux que sont Bernard, Olivier, Berthier, Fabvier… en constitue l’illustration. Chacun d’eux traverse, à un moment ou à un autre, un passage – une parenthèse – où se joue/se dessine son destin, à l’intersection d’un double fil conducteur : celui qui lie un individu aux autres individus -l’Histoire -, celui qui le lie à un autre – l’amour. Le soleil sur lequel s’achève le roman n’a plus valeur historique ou amoureuse mais artistique : le peintre arrive au bout d’un itinéraire initiatique et quitte la débâcle noyée d’eau un jour de beau soleil pour un destin laissé ouvert, dont Aragon tait la fin tragique.
Avec La Semaine sainte, l’écriture devient chez Aragon un art du doute.
Études et articles de référence :
ENTRETIENS, INTERVIEWS, COMMENTAIRES D’ ARAGON
 » Aragon nous parle de son dernier roman « , interview par Marianne Milhaud, Heures Claires du 10 janvier 1959.
 » Rencontre avec Aragon 58 « , interview par Gabriel d’Aubarède, Les Nouvelles Littéraires n°1637, 15 janvier 1959.
J’abats mon jeu, Les Éditeurs Français Réunis, 1959 (p. 45-102 ; p.134-173).
Entretiens avec Francis Crémieux, Gallimard, 1964 (entretiens diffusés sur France-Culture entre octobre 1963 et janvier 1964) (p.101-102).
Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers, 1968 (p.119-122 ; p.154-155).
 » Il faut appeler les choses par leur nom (fragment) « , 1967, préface à La Semaine sainte pour les ORC, T.29 (Aragon y reprend en partie un texte de 1959 publié dans J’abats mon jeu et termine sur une note de 1967).
OUVRAGE COLLECTIF
Histoire/Roman : La Semaine sainte d’Aragon, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1988 (Actes du colloque de septembre 1987).
ETUDES ET ARTICLES DE REFERENCE
Apel-Muller, Michel,  » La problématique de la nation « , Lendemains 9, 1978.
Apel-Muller, Michel,  » De la Semaine Sainte à la Pentecôte « , Europe n°717-718, janvier- février 1989.
Bégon, René, La Semaine Sainte d’Aragon : approches sémiotiques d’une somme romanesque, publié par l’Association des Romanistes de l’Université de Liège et l’Institut provincial d’Études et de Recherches bibliothéconomiques, Liège, 1978.
Béguin, Édouard,  » La genèse de Simon Richard d’après le dossier manuscrit de La Semaine Sainte : problèmes et hypothèses « , RCAET n°1, 1988.
Cabanis, José,  » La Semaine Sainte « , Elsa Triolet et Aragon, Europe n°454-455, février-mars 1967.
Dang Tran, Jacqueline,  » La Semaine sainte ou la passion selon Aragon « , Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet, n°3, 1991.
Dang Tran, Jacqueline,  » 1956, l’arrière-texte de La Semaine sainte « , Aragon 1956, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1992.
Henriot, Émile,  » La Semaine Sainte d’Aragon « , Le Monde, 17 décembre 1958.
Lance-Otterbein, Renate,  » Les originaux de La Semaine Sainte du Fonds Elsa Triolet-Aragon « , RCAET n°1, 1988.
Chiassai, Marc, Aragon, peinture, écriture : la peinture dans l’écriture des Cloches de Bâle à La Semaine sainte, Kimé, 1999
Lévi-Valensi, Jacqueline,  » L’Histoire et le « mentir-vrai » dans La Semaine sainte « , Récit et histoire, études réunies par Jean Bessière, PUF, 1984.
Limat-Letellier, Nathalie, Le Vertige de la fiction dans les derniers romans d’Aragon : vers une théorie de l’écriture, thèse de doctorat, sous la direction de Marie-Claire Dumas, Université de Paris VII, 1990.
Mayer, Hans,  » Style et vision du monde : le Temps dans La Semaine Sainte « , La Nouvelle Critique n°129, septembre-octobre 1961.
Mistler, Jean,  » La Semaine Sainte « , L’Aurore du 18 novembre 1958.
Principalli, Patricia,  » Le personnage d’Alexandre Berthier dans La Semaine sainte « , Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet n°5, 1994.
Principalli, Patricia,  » Les illustrations de La Semaine sainte pour les Œuvres romanesques croisées « , Lire Aragon, Champion, 2000.
Principalli, Patricia, La Semaine sainte d’Aragon : un roman du  » passage « , L’Harmattan, 2000.
Ravis-Françon, Suzanne,  » Temps historique et temps romanesque dans La Semaine sainte « , Revue d’histoire littéraire de la France, Armand Colin, mai-juin 1975.
Ravis-Françon, Suzanne, Temps et création romanesque dans l’œuvre d’Aragon, thèse de doctorat d’Etat, sous la direction de Henri Mitterand, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III, 1991.
Simon, Daniel,  » La révolution au miroir de l’imaginaire : relire La Semaine sainte « , La Pensée n°259, sept-octobre 1987.
Taslitzky, Boris,  » Géricault, héros de roman « , La Nouvelle Critique n°102, janvier 1959.
Victor, Lucien,  » Aragon romancier au témoignage des manuscrits « , Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet n°2, 1989.

Patricia Richard-Principalli


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers