La vieillesse utile, par Pierre Juquin

Publié par P. P. le

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La vieillesse utile

Je lui avais fait part de mon projet d’écrire une biographie d’Aragon, depuis longtemps promise. Je ne sais plus comment nous en étions venus à échanger quelques mots sur mes mémoires. Georges accepta de me recevoir chez lui.

Ah ! cette surprise ! Il avait annoté De battre mon cœur n’a jamais cessé avec minutie, presque page par page. C’est qu’il en avait des choses à dire. Il me confia ses observations avec franchise et fraternité. Cela me plut.

Peu de mots lui ont suffi, ce jour-là, pour me résumer sa vie militante et sa position politique. Nous avons parlé de l’échec du parti communiste français et de l’effondrement planétaire du communisme historique. Nous en étions tristes, serait-ce de mauvais goût ?

Il m’a invité à casser la croûte dans un bistro populaire de Montreuil où il avait ses habitudes. Nous nous y retrouverions souvent par la suite, à la bonne franquette. Je remarquai qu’il marchait assez péniblement. Mais quel coup de fourchette ! Je le vérifierais plus tard quand je partagerais son repas dans un logis-restaurant du Forez où il aimait se reposer avec son cher Bernard Leuilliot et leurs deux épouses. Il allait, savez-vous, chaque année dans le Midi « se faire les foies gras ». Finement arrosés, il va de soi.

Pour lui, matheux, le communisme était à la fois une espérance de justice et une idée rationnelle. La raison organisatrice. Le Capital décrit le capitalisme, mais surtout il en met en évidence le fondement : l’exploitation de l’homme par l’homme. Georges, cela ne lui aurait pas déplu de formaliser ce grand livre difficile.

Il avait fait un abrégé des fondamentaux de l’économie politique marxienne à l’usage des syndicalistes d’IBM-France, où il fut, excusez du peu, l’un des trente plus hauts salaires. Il voulait que ses bonnes simplifications dévoilent le sens caché du capitalisme, cette logique épouvantable, le « grand secret » que Jaurès disait. Mais il savait bien par expérience que la conscience des individus est prise, depuis leur naissance, quotidiennement, dans l’infinie complexité des choses et que les dominants ont intérêt à embrouiller la perception du monde réel. « La caractéristique des idées dominantes, me dit-il un jour, c’est qu’elles dominent ». Bref, expliquer, c’était sa longue patience. Consultant-sous X- de la section économique du parti communiste, il déplorait qu’on n’eût pas pris davantage en compte ses propositions pédagogiques.

Il prenait un ton sarcastique pour parler de l’Europe. C’était son obsession politique. Pourquoi, grands dieux, les communistes français s’étaient-ils « ralliés » à l’Union européenne ? C’était pour lui l’origine de tous les maux. Remarquez, tout n’est pas faux. Car il y a Europe et Europe… et l’Europe actuelle dans la mondialisation… Nous débattions. Nous sommes de ceux et de celles, je veux dire trois ou quatre générations, qui se sont battus pour le contraire de ce qui est advenu.

Mais ai-je le droit ? Est-ce qu’on connait jamais le fond ? Que sais-je vraiment de l’individu Georges Aillaud ? De rencontre en rencontre il me fit, délicatement, quelques confidences. Je crois avoir compris que son enfance avait été marquée par un conflit profond avec son bourgeois de père. Tenez, en voilà une bonne raison biographique de se sentir proche d’Aragon. Dans sa révolte il avait adhéré très jeune, après la Libération, au parti communiste. Il avait aimé et épousé, dans la grande famille communiste, une femme avisée et lumineuse, dont le frère, Georges Valbon, devait occuper un temps des fonctions importantes. Il était attaché au 93.
Nous avions trainé nos basques, à quelques années d’intervalle, au lycée Henri-IV. Lui, taupin. Moi, khâgneux. Quand nous fûmes devenus plus familiers, j’essayai parfois de le faire enrager en lui chuchotant cette rengaine des anciens réfectoires d’internes : Un taupin c’est comme un cochon…

Oserai-je avancer que certains calembours qu’il lui arrivait de nous infliger auraient pu justifier cette ânerie ? Il en rigolait lui-même.
Quant à son rapport avec sa judaïté originelle, nous l’avons quelquefois effleuré, mais je ne saurais dire si c’était pour lui une affaire très importante, ou non.

Pendant sa carrière au milieu des bourgeois, Georges a manifesté, me semble-t-il, un certain goût du défi. Comme Aragon. Lors d’un stage de perfectionnement linguistique réservé, à Londres, à de très hauts cadres de son entreprise multinationale, quand on lui avait demandé de résumer un quotidien de son choix, il s’était fait apporter le très minoritaire Daily Worker, organe du parti communiste britannique. Vous voyez d’ici le scandale. Mais, m’a raconté Georges, ces gentlemen disciples d’Adam Smith et de l’École de Chicago avaient fait mine de ne pas remarquer sa fredaine. Désir dadaïste d’étonner ? C’est possible. J’incline à déceler dans cette provocation un peu de cette souffrance qui est, je pense, inhérente à toute révolte contre sa classe. L’admirable, c’est que Georges, comme Aragon, a su transmuter l’insurrection du cœur en pensée et en action révolutionnaires.

Tout cela pour dire que la personnalité du collectionneur aragonien Georges Aillaud ne se réduisait pas à la passion de collectionner. Mais elle s’y est déployée. Cette collection, c’était lui. Tout lui.

La première fois que je suis allé à son domicile j’ai quitté une fournée de voyageurs de toutes les couleurs au métro Mairie de Montreuil et j’ai grimpé l’avenue Paul Vaillant-Couturier jusqu’à la rue Paul Signac. Il y avait encore à l’angle un petit marché qui a disparu depuis.

J’arrive devant l’immeuble. C’est une copropriété d’aspect modeste, dépourvue de ces affreuses vitres teintées qui ne servent, le long des balcons, qu’à signifier la distinction petite-bourgeoise. Le soleil du matin éclaire la façade d’un gris béton janséniste. Interphone. Sa voix chuchote. Ascenseur. La porte palière s’ouvre sur un couloir. À gauche la cuisine claire. Les chambres sont au fond. À droite la porte entrebâillée du sanctuaire.

Je fais deux fois le tour de la pièce encombrée par un solide bureau, un fauteuil, un ordinateur. Les rayons débordent. Je n’ai d’yeux que pour les milliers de livres. Je laisse mon regard errer sur leurs bataillons alignés. Pas un vide. Ce que Georges a engrangé ! Il me cicéronise, sûr de l’effet que la collection dont il est le grand prêtre a instantanément produit sur moi.

Le voilà qui s’arrête. Sort un volume dissimulé derrière un autre et, se retournant, me le tend. Je ne mets pas longtemps à percer l’énigme : c’est l’anthologie de Maurice Barrès procurée il y a plus de cent ans par l’abbé Henri Bremond. Quatre cents pages denses. Une très longue introduction, magistrale. Le 28 juillet 1909, l’élève Aragon, âgé d’à peine douze ans, a reçu cet ouvrage des mains de M. Dumas, honorable directeur du collège catholique Saint-Pierre, à Neuilly-sur-Seine. M. Feuilloy, professeur de lettres, l’avait choisi pour lui, en lieu et place des traditionnels volumes reliés rouge et or, comme premier prix de « narration française ». Ce bouquin que je caresse du plat de la main, Aragon l’a donc tenu, sous un grand soleil, devant… qui se trouvait là ? Les professeurs, les condisciples, Montherlant parmi eux, les aumôniers, la parentèle aussi sans doute, dont l’étiquette qui est restée fixée à la couverture du volume donne nomenclature mensongère établie par le géniteur voltairien, la famille catho et quelque curé à la page. Beaucoup plus tard Aragon se souviendra d’avoir lu dans cette anthologie un texte de Barrès qui… vérification faite par le scrupuleux scientifique Georges Aillaud ne s’y trouve pas ! Assez souvent, n’est-ce pas ? chez Aragon le mentir révèle le vrai, tout en le dissimulant comme la face cachée de la lune. Quelle singulière passion pour Barrès l’auteur d’Aurélien a affichée toute sa vie ! Au fur et à mesure que je le relis j’en trouve des traces intentionnelles, je m’en suis encore avisé dernièrement dans sa préface au recueil de combat Avez-vous lu Victor Hugo ?

C’est en tenant ce Barrès en main que j’ai vraiment compris le sens de la collection. Les manuscrits révèlent le travail d’écriture. Les originaux rassemblés par Georges donnent une autre perception. Rendez-vous compte : saisir la matérialité de l’objet livre, évaluer ses contours, discerner son bleu pâle, le soupeser, le toucher comme l’enfant, puis l’écrivain l’ont touché, l’ouvrir, toutes pages coupées… Ce n’est pas la même chose de lire dans une anthologie d’aujourd’hui tel article de la revue Commune et de le trouver dans la livraison d’époque, sous la mention de l’éditeur, du comité de direction, avec les articles voisins… Ce n’est pas la même chose de lire les « petits couplets » d’ Aux enfants rouges dans l’excellente édition de la Pléiade et dans l’édition princeps de la « Libre Pensée révolutionnaire de France », illustrée par un dessinateur qui deviendra le grand sculpteur Georges Adam, avec toute sa force. Des vers politiquement très incorrects, dont Georges Aillaud se délectait :

Mères au soir pourtant si lasses

Prenez vos fils sur vos genoux

Donnez-leur pour l’amour de vous

Le sens de la lutte des classes

Sans parler des découvertes majeures de Georges, en particulier d’un recueil, probablement unique aujourd’hui, des Étoiles. Il avait, il faut dire, une prédilection pour l’action d’Aragon dans la Résistance. Il admirait ses nouvelles du temps de l’Occupation. Je serai à chaque visite dans un enchantement renouvelé.

Pendant deux heures la fouille archéologique continue. Ah ! me voilà en face d’une cravate suspendue comme une stalactite devant la grotte aux bouquins. C’est un Montreuillois, l’ancien chauffeur d’Aragon, Armand Moisant, qui l’a procurée à Georges. Le poète-philosophe du Paysan de Paris aimait, parait-il, trop naïvement cet artifice vestimentaire et cela prenait, à l’estime d’André Breton, des proportions inimaginables. Mille cravates dans l’armoire de Louis, figurez-vous ! Rabelais en eût ri, avec ses géants. Mais André affichait le sérieux d’un pape.

La cravate est une parade. Au double sens du mot : ostentation et esquive. Sous le costume la chair –la « viande », disait crûment Cézanne. Aragon, ce porteur d’espoir, ce lutteur, a été un homme de douleurs, tantôt exhibées, tantôt cachées. Il a vécu de la façon la plus intense ses déchirures intérieures, les malheurs de son siècle à la fois grand, beau et terrible, la tragédie des communistes. Pas plus que d’amour heureux il n’y a d’histoire heureuse. Mais…

Aragonolâtrie ? La collection Aillaud n’est pas le tombeau de Napoléon, ni un musée de superstition, ni une brocante à curiosités. J’y retrouve Aragon présent, voilà tout. Un peu de vie perpétuée. Sans doute conscient des dangers de la monoculture, Georges Aillaud avait aussi une collection d’ouvrages sur la Commune, les œuvres complètes d’Anatole France…

Georges, l’ai-je assez dit, était un esprit rigoureux. Il a précisé des faits, rectifié des erreurs, établi des dates. Il consignait dans ses cahiers chaque livre, avec toutes les références. Quand j’en ai eu besoin, il a dressé pour moi en un temps record la liste, probablement exhaustive, de toutes les interventions d’Aragon sur l’art.

Sa collection a suscité en moi quelque chose de comparable au rêve. La distanciation scientifique est indispensable, mais l’empathie n’est-elle pas une voie de connaissance ? Clouzot a fait un film sur le « mystère Picasso », qu’Aragon appréciait. N’est-ce pas le mystère de tout l’art ? Cette « part irréductible » qu’il y a en tout créateur et dont Aragon a fini par obtenir que les marxistes de son parti le reconnussent (Argenteuil, 1966) ?
Certes, la collection, appuyée sur une compétence de plus en plus solide, c’était pour Georges Aillaud un grand jeu. Comme une martingale pour déjouer la monotonie et la solitude de la retraite. Mais il ne voyait pas petitement et tuer le temps n’était pas son but. Tout au contraire d’un amateur friqué, il voulait de sa retraite aisée faire œuvre utile. Il y a des collectionneurs de grands crus fétichistes qui s’interdisent d’en boire. Georges, lui, assignait à sa collection aragonienne un but pratique de connaissance, de référence, d’éveil… et de plaisir.

Rien d’un ours ou d’un misanthrope. La collection, c’était pour lui un moyen d’agrandir le cercle de ses fréquentations, d’entrer en relations avec des gens, en particulier de plus jeunes, que sans elle il n’aurait jamais connus. Comme il choyait – guidait un peu, écoutait surtout – l’ardente intelligence doctorante ! Puisse celle-ci, quand elle aura grandi, ne pas l’oublier !
La mort a coupé le fil. Rien n’y fera. Je n’entendrai plus sa voix évanescente. Je ne parlerai plus de lui qu’à la troisième personne. Je ne peux plus m’adresser à lui. Ni même grogner, in petto, ah ! mes remords : « Aujourd’hui, la barbe, je l’appellerai demain »…

Sa disparition a changé quelque chose dans ma vie. Il ne me reste qu’à souhaiter que sa collection passe en de bonnes mains, comme il l’a voulu.
Il faut encore se lever, boire et manger, lire et écrire, agir, parler. Travailler. Travailler surtout. Pour être un peu utile. À l’exemple de mon ami Georges Aillaud.

Pierre Juquin


P. P.

Patricia Principalli, maître de conférences à l'Université de Montpellier