Le Libertinage (1924) : synopsis par Suzanne Ravis
Article publié le 6 avril 2005
Titre: Le Libertinage (1924)
Période de rédaction : de ces douze proses brèves, la première, œuvre d’enfance, porte la date « 1903-1904 » (le manuscrit : 1904-1905) et la dernière « 1923 ». La rédaction des autres textes s’échelonne entre 1918 et 1922. Cette période correspond à l’époque de la rencontre entre Aragon et Breton, puis à la fondation de Littérature, à l’aventure dadaïste de 1920-1921, et aux années où s’élabore le surréalisme sans en porter encore le nom. On remarquera la dominante 1922 des prépublications.
Edition présentée : Le Libertinage , collection « L’Imaginaire », Gallimard, 1977, reproduction photomécanique de l’édition originale, modifiée par le déplacement de la préface de 1924 en fin de volume, et l’ajout en début de volume d’un « Avant-lire » extrait de l’édition Laffont des Œuvres Romanesques Croisées d’Elsa Triolet et Aragon, vol.2, p.11-15 et 23-40 (1964).
Edition originale : première édition en volume, NRF, Paris, Editions de la Nouvelle Revue Française. L’achevé d’imprimer date du 31 mars 1924. Le livre est dédié à Pierre Drieu la Rochelle (ami d’Aragon au moins jusqu’en 1925) et porte en exergue ce fragment de Namouna de Musset, dont le sens est modifié par sa mise hors contexte, « Mais moi qui ne suis pas du monde ».
Prépublications : le volume s’ouvre sur une longue « Préface » en grande partie inédite, où sont insérés des fragments de textes publiés déjà, certains avec des titres, dans Littérature de décembre 1920, mai 1921, mai 1923, et dans Paris-Journal d’avril 1923. Très peu des douze textes brefs publiés en 1924 n’ont pas fait l’objet d’une prépublication en revue.
Dates et lieux des proses :
-« Quelle âme divine » : Littérature, octobre 1919, avec la mention « (Roman) ».
-« La demoiselle aux principes », Les Ecrits Nouveaux, 11, 10, août-septembre 1918.
-« Madame à sa tour monte » : une traduction anglaise en fut publiée en janvier 1922 à New-York ; le texte français n’est publié qu’en 1924.
-« Les Paramètres » : Nouvelle Revue Française, XVII, 101, février 1922.
-« L’Extra » : Nouvelle Revue Française, XVII, 106, juillet 1922.Traduction anglaise en novembre 1923.
-« Asphyxies » : Littérature, nouvelle série, 2, avril 1922.
-« L’armoire à glace un beau soir » : sans prépublication connue. Ecrite dans l’été 1922, la pièce a été jouée en mars 1926.
-« Au pied du mur » : sans prépublication connue. Ecrite peut-être dans l’été 1922 (et non 1923), la pièce a été jouée en mai 1925.
-« Paris la nuit » : édité en plaquette à Berlin en 1923, sous un autre titre.
-« Le Grand Tore » : Littérature, nouvelle série, 7, décembre 1922.
-« La Femme française » : probablement écrit au début de 1923, ce texte n’a pas été publié avant le volume de 1924.
Editions disponibles :
–La plus accessible, l’édition Gallimard, collection « L’Imaginaire », 1977, rééditée.
-Epuisée, mais souvent présente en bibliothèque, l’édition des Œuvres Romanesques Croisées d’Elsa Triolet et Aragon (ORC), vol. 2, éditions Laffont, 1964 pour ce volume. Illustrations d’André Masson. Elle ne comporte pas la préface de 1924. L' »Avant-lire », plus étendu, y introduit Anicet et Le Libertinage. C’est dans cette édition qu’Aragon donne pour la première fois, en l’incluant dans l' »Avant-lire », une courte prose inédite de 1917, « Alcide ou De l’Esthétique du Saugrenu », reprise dans les éditions ultérieures.
–Œuvres romanesques complètes, I, édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1997. Notices et notes de Daniel Bougnoux. La préface de 1924 et l' »Avant-lire » de 1964 y sont donnés
Contenu : notre présentation suit l’ordre des textes de la collection « L’Imaginaire ». Les résumer s’avère une entreprise sapée dans son principe par l’importance toute relative de l’histoire par rapport à celle de l’écriture (composition, rythmes, jeux verbaux, etc.)
-Le titre : dans l' »Avant-lire » de 1964, Aragon écrit qu’il n’a jamais entendu ce titre « qu’au sens de ces libertins du XVIIe siècle, c’est-à-dire les libres penseurs ». Liberté de pensée et d’écriture qui inclut la dimension érotique dans certaines proses d’une sensualité sans rivages.
-« Avant-lire » de 1964 : Aragon, remontant aux origines de son écriture, évoque ses premiers « romans », dont ne subsiste que « Quelle âme divine ». Ecrivain-né, il estime « ne penser, au sens plein du mot », que dans l’activité d’écriture. Celle-ci passe par la « volonté de roman », suspecte à Dada et aux surréalistes, si bien que la préface-manifeste de 1924 serait « une grande précaution oratoire » pour se la faire pardonner. Mais sa « volonté de fiction » est à ses yeux « une forme essentielle du lyrisme », où il cherche à innover. Après avoir donné des éclaircissements d’importance sur certains contes, en particulier « Lorsque tout est fini », Aragon commente sa tentative démesurée de La Défense de l’infini et son échec. Il place l' »Avant-lire » dans la perspective téléologique d’un cheminement incertain vers le réalisme (quand « les mots font l’amour avec le monde »), et vers la femme qui donnera sens à une vie menacée de dissolution : « Enfin vinrent les temps de toi ».
[Aragon inclut dans ces pages un texte de 1917, « Alcide ou l’esthétique du saugrenu », celui des objets dits « de mauvais goût » comme la façade de La Samaritaine : « En vous est bien le lyrisme moderne, car vous êtes les signes d’aspirations supérieures, mais non leurs réalisations mortes et définitives ».]
-« Quelle âme divine » : petit « roman » qu’Aragon aurait écrit à six ans (d’après le manuscrit, à sept ans), offert à « Marguerite », sa mère. Témoignage sur « l’enfance de la pensée », mettant en scène une famille, dont les aventures entre Paris et la Sibérie sont menées à bride abattue à travers une série de très brefs chapitres pourvus de titres. On est tenté d’y déchiffrer les marques de la complexe situation familiale du jeune auteur.
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« La demoiselle aux principes » : dédié à A.Gide, ce bref conte cruel raconte l’expérience de déstabilisation opérée par Denis, jeune écrivain post-symboliste visant à faire l’épreuve d’une esthétique, sur sa maîtresse Céline, « demoiselle » bien élevée aux principes figés. Incapable de soutenir le choc d’une mise en scène absurde, Céline se suicide, sous l’œil froid de Denis, tout à son œuvre.
-« Madame à sa tour monte » : dédié à A.Breton, ce conte est un hommage au peintre Matisse et plus encore un manifeste de la modernité. Jeune oisive excentrique, dont le physique et le mobilier semblent sortis des tableaux du peintre, Matisse cultive un art d' »habiter » qui répudie les styles et le luxe, affiche les fonctions des objets, s’inspire à la fois des tableaux matissiens et des papiers collés, de la publicité, de l’esthétique nue des objets techniques ou des lieux chers à l’Art Nouveau, et du cinéma muet dont les décors et les aventures rocambolesques alimentent ses rêves. Aragon a voulu dresser l’image d’un dandysme moderne à l’opposé de celui d’A rebours.
-« Lorsque tout est fini » : récit-confession croisé avec le roman-feuilleton noir, où le bandit Grindor raconte l’aventure fulgurante, et la perte, d’un groupe inspiré par la bande anarchiste de Bonnot (« B. »). Mais les lecteurs avisés y déchiffrent aussi en filigrane la « bande à Breton ». L’héroïsation du leader, la révolte permanente tournant au dogme, ne pourront être brisés que grâce à la logique de « l’acte vraiment indéfendable », la trahison. Texte magistral, qui tend à « explorer les apories du dadaïsme, et quelques impasses de l’anarchie, à la lumière de la superposition de Breton et de Bonnot » (D. Bougnoux).
-« Les Paramètres » : formé de paragraphes isolés, chacun ouvrant sur un personnage à peine nommé et sur un instant, le récit non linéaire, comme flottant, fait tantôt se côtoyer dans un décor de campagne, tantôt s’unir ou se détruire, des êtres mus par leurs seuls désirs. Ce texte très original exerce une incomparable puissance de suggestion.
-« L’Extra » : dédié à Isidore Ducasse, ce récit échevelé rappelle par sa violence érotique, sa rhétorique concertée et son humour, Les Chants de Maldoror. Des relations confuses entre personnages, sur une île, associent l’érotisme et le crime. En même temps qu’il conduit vers sa fin inéluctable une histoire terrifiante, le narrateur s’en distancie en dévoilant les ressorts de son écriture.
-« Asphyxies »: de très brefs récits présentent sans commentaires, en style de faits-divers, des actes transgressifs inattendus, forme brute de révolte contre une vie étouffante ou aliénée.
-« L’armoire à glace un beau soir » : pièce de théâtre insolite. Devant le rideau, six personnages énigmatiques et cocasses bavardent. Puis le rideau s’ouvre sur un décor réaliste où se déroule une scène dramatique de jalousie (ou sa parodie) : une femme terrorisée semble pousser son mari, par des paroles étrangement décalées, à imaginer qu’un amant est caché dans l’armoire. Le mari poursuit sa femme dans l’alcôve, en revient seul, puis il ouvre l’armoire à glace. Tous les personnages du prologue en sortent.
-« Au pied du mur » : pièce de théâtre mêlant le romantisme violent de l’amour trahi et sa satire grinçante, un fantastique rappelant la Walpurgisnacht de Faust et des incongruités de style dadaïste. Frédéric, dédaigné par la coquette qu’il aime, la quitte, séduit Mélanie, servante d’une auberge de montagne, et pour éprouver son amour demande à Mélanie de s’empoisonner : elle meurt dans d’atroces souffrances. Il chasse le fantôme de la servante, et écarte son propre double. Un dialogue souvent étrangecrée un lyrisme d’un type nouveau.
« Paris la nuit »: ce conte inspiré de Desnos, auquel il est dédié, se déroule comme un rêve, ou un film, dans une ville nocturne en proie à la « décomposition », où la violence et les désirs incontrôlés se donnent libre cours. Le narrateur, « je », y dialogue avec « Alfred », une sorte de double, et avec « le démon ».
« Le Grand Tore » : texte aussi mystérieux que son titre (le tore désigne plusieurs objets ou figures en forme d’anneau). Une atmosphère de catastrophe menaçante, privée et mondiale, pèse à la fois sur les individus et sur les nations, le récit passant des uns aux autres sans explications, comme entraîné par les mots.
« La Femme française » : long monologue constitué de lettres ou fragments épistolaires adressés par une femme à son amant. En paragraphes de longueur variable, séparés par des astérisques (des « blancs » du récit, dit Aragon, où s’inscrit la rêverie du lecteur) la femme perverse suggère avec élégance, ou raconte sans pitié du destinataire, ses occupations d’oisive, ses désirs, ses plaisirs de rencontre. Sa correspondance, à la fin, lui est renvoyée : l’homme s’est suicidé.
« Préface de 1924 » : texte hétérogène, brillant et provocateur (« Je n’ai jamais cherché autre chose que le scandale et je l’ai cherché pour lui-même »; « A bas le clair génie français »), cette préface formule aussi certains des traits les plus personnels et les plus constants de l’écrivain. Il y proclame son culte de l’amour (« Je ne pense à rien, si ce n’est à l’amour » ; « tout le reste n’est que feuille morte »), et refuse de « circonscrire l’infini », de se limiter en se livrant à la littérature (p.276). Ecrire, pourtant, c’est rompre avec la dénaturation de sa pensée par les autres : « je compris qu’on travestissait peu à peu ma pensée » ; « On choisissait en moi le moins insolite, et j’allais plaire à ceux-là mêmes qui n’auraient pu parler cinq minutes avec moi sans colère ». A côté de protestations contre la médiocrité, de cris de révolte anarchisants, une crise plus intime trahie par son rapport au temps peut aussi se faire jour : « L’avenir aujourd’hui m’est plus obscur que jamais. Je ne songe point à l’accorder à mon passé, je ne songe qu’à cette minute qui me brûle » (p. 279). On trouve dans la préface de 1925 certaines des plus justement célèbres formules d’Aragon , par exemple : »Que toute démarche de mon esprit soit un pas, et non une trace »(p. 278).
Caractéristiques :
Le recueil frappe par sa diversité de formes, de tons, sa hardiesse esthétique et morale. Quelques axes majeurs établissent des liens entre les textes :
-Le caractère expérimental des variations du récit (énonciation, rythme, rôle de l’incipit, des collages, intertextualité affichée, jeux verbaux) ; Le Libertinage est un « laboratoire du récit » où l’écrivain nous donne à voir son activité fictionnelle et ses jeux d’écriture. A un moindre degré, il expérimente aussi dans le théâtre.
-La liberté audacieuse des personnages, porteurs d’actes énigmatiques ou transgressifs. Violence, sexualité et sensualité se déploient.
-La modernité des références esthétiques et d’un dandysme nouveau.
Etudes et articles :
Portant sur l’ensemble du recueil :
Sur sa réception immédiate : Babilas (Wolfgang), « Le Libertinage d’Aragon devant ses premiers critiques », Œuvres et critiques, II, 1, 1977.
-Gindine (Yvette), Aragon, prosateur surréaliste, éd. Droz, Genève, 1966 ; un chapitre.
-Jean (Raymond), « Prélude au Libertinage », L’Arc, n°53, numéro spécial « Aragon », Aix en Provence, 1973. Une introduction.
-Chénieux (Jacqueline), Le Surréalisme et le roman, L’Age d’homme, 1983 ; :étudie l’apport spécifique d’Aragon, à travers Le Libertinage en particulier, à l’invention narrative surréaliste.
-Centre Aixois de Recherches sur Aragon, Sur Aragon : « Le Libertinage », Publications de l’Université de Provence, 1986, 285 pages. Ouvrage collectif pluridisciplinaire comptant 16 contributions, coordonné par S.Ravis. Quelques études portent sur l’ensemble de recueil ; la majorité concerne les textes particuliers qui le composent, y compris les préfaces (traitées par Mireille Hilsum et Jean-Marie Gleize). Nombreux éclaircissements sur le rapport du livre au cinéma, à l’art moderne, à l’intertextualité.
-Bougnoux (Daniel), notices et notes de l’édition des Œuvres romanesques complètes I en collection « La Pléiade », Gallimard, 1977. Voir en particulier les notices de « Lorsque tout est fini » et du conte « Les Paramètres ».
Portant sur les préfaces ou sur des textes particuliers :
Tous les textes sont abordés dans l’ouvrage du Centre Aixois de Recherches sur Aragon, cité.
« Quelle âme divine »: Lance-Otterbein (Renate), « Quatre-vingt-dix ans de roman familial : Aragon, « Quelle âme divine! » ou la genèse d’une scène d’écriture », Genesis, n° 8, ITEM:CNRS, 1995. A partir du manuscrit, interprétation d’esprit psychanlytique.
« Lorsque tout est fini » : Bougnoux (Daniel), « La double bande », Silex, « La trahison », Grenoble, janvier 1984 ; Hilsum (Mireille), « La figure du traître. Une silhouette blanche ménagée dans la toile », Recherches Croisées Aragon-Elsa Triolet (RCAET), n°5, 1994 ; Jauer (Annick), « L’anarchie e(s)t la règle. Lecture de « Lorsque tout est fini », nouvelle du Libertinage d’Aragon », Revue d’Histoire Littéraire de la France, Anarchisme et création littéraire, mai-juin 1999.
« Les Paramètres » : Smiley (Amy), « Les Paramètres du mensonge », RCAET n°4, 1992.
« L’Extra » : Charles (Michel), « Aragon lecteur de Lautréamont », Cahiers Dada-Surréalisme n°4, 1970, éd. Lettres Modernes, 1971.
« L’armoire à glace un beau soir » et « Au pied du mur » : Béhar (Henri), Etude sur le théâtre dada et surréaliste, Gallimard, coll. « Les Essais », 1967.
(S.R)