Compte rendu par Marianne Delranc Gaudric de: Victor Chklovski, Zoo Lettres qui ne parlent pas d’amour ou La Troisième Éloïse
Compte rendu par Marianne Delranc Gaudric de: Victor Chklovski, Zoo Lettres qui ne parlent pas d’amour ou La Troisième Éloïse, traduit du russe par Paul Lequesne, Gingko éditeur, juin 2023, 174 pages, 9 €.
Le livre Zoo, Lettres qui ne parlent pas d’amour ou La Troisième Éloïse, de Victor Chklovski, vient de paraître en français, dans une nouvelle traduction (et une nouvelle présentation) de Paul Lequesne. Ce roman épistolaire, qui rassemble des lettres que l’auteur a adressées à Elsa Triolet, ainsi que sept lettres de celle-ci (ses premiers textes jamais publiés) avait été traduit et en partie annoté en 1963 par Vladimir Pozner aux éditions Gallimard (nrf), mais n’était pas réédité. Paul Lequesne y ajoute des lettres non publiées en 1963, des notes en fin de volume qui permettent d’éclairer le lecteur français, ainsi que les préfaces successives des différentes rééditions russes, de 1924 à 1965 et un préambule non daté.
Écrit en 1922-1923, ce livre est paru en russe à Berlin, où cet écrivain génial qu’était Chklovski avait émigré, comme Elsa Triolet et beaucoup de Russes. Il fut réédité plusieurs fois en Union Soviétique avec un corpus variable, en 1924, 1929, 1963, 1966… Paul Lequesne donne le détail de ces variations dans sa note préliminaire (Note du traducteur, p. 7-9). Par exemple, une lettre dont l’épigraphe indique qu’elle « constitue un indispensable chapitre de l’Histoire de l’intelligentsia russe » (p. 95-97) est absente de l’édition de 1963: elle contient une parabole concernant les intellectuels russes émigrés à Berlin (Futuristes, Formalistes…) qui, dans la révolution, ont joué le rôle, dit-il, de « boute-en-train », terme désignant l’étalon chargé de préparer la jument à être fécondée par un autre étalon, plus fort, mais moins séduisant…
Le titre du livre est une référence au zoo de Berlin et le roman s’ouvre sur un texte de Vélimir Khlebnikov, « La Ménagerie ». Le zoo est une métaphore que l’on retrouve dans certaines lettres, la « sixième » par exemple, qui évoque les animaux prisonniers, leur tristesse et leur nostalgie, comme ce singe, « ce pauvre étranger [qui] se languit tout le jour dans son Zoo intérieur » (p.46). Consciemment ou inconsciemment, Elsa Triolet reprendra la métaphore du zoo dans un de ses derniers livres, La Mise en mots (p. 102-106), qui se réfère aussi à Khlebnikov dès la deuxième page du texte.
C’est que toutes ces lettres qui ne doivent pas parler d’amour mais en parlent quand même, tout le temps, parlent aussi d’art, de littérature, de la façon d’écrire des romans, et de l’époque chaotique dans laquelle le monde est plongé.
Ce sont tout d’abord de magnifiques lettres d’amour, le livre comportant une dédicace : « Je dédie Zoo/à Elsa Triolet/et donne à mon livre le titre de/TROISIÈME ÉLOÏSE » (p.17;Vl. Pozner avait traduit par « Héloïse »). Héloïse, Elsa, les prénoms sont proches, mais la femme à qui l’auteur écrit se prénomme Alia, faisant du personnage réel un personnage de fiction, ce dont Chklovski s’explique dans ses lettres à Elsa Triolet nouvellement parues. On pourrait multiplier les citations exprimant cette passion : « J’écris encore une fois. Je t’aime à la folie. / Tu es la ville dans laquelle je vis, tu es le nom du mois et du jour. /Je nage, couvert de sel et alourdi par les larmes, sans presque jamais sortir la tête hors de l’eau » (deuxième lettre, 4 février, p. 29). La réponse d’Alia ne lui laisse pas grand espoir : « Ne me parle pas d’amour. (…) Ne m’écris plus de lettres qui ne parlent que de ton amour. Ne me fais plus de scènes au téléphone. (…) J’ai besoin de liberté ». (troisième lettre, 5 février, p.31-32). Les lettres suivantes de Chklovski parleront donc de beaucoup d’autres choses, mais le thème revient sans cesse: « Tu m’as confié deux tâches: /1) Ne pas te téléphoner. 2) Ne pas te voir. /Me voilà à présent un homme occupé./ Il en est encore une troisième: ne pas penser à toi. Mais tu ne m’en as pas chargé. / Toi-même, tu me demandes parfois : ‘Tu m’aimes ?' »Tous les procédés sont bons pour parler d’amour: antiphrases, prétéritions, métaphores, contes comme ceux d’Andersen réécrits dans la dernière lettre qui s’achève sur une métaphore mathématique et conclut: « Toutes mes lettres parlent de ‘combien’ je t’aime » (vingt-septième lettre, p. 142). À quoi Alia répond: « Cesse d’écrire combien, combien, combien tu m’aimes, parce qu’au troisième « combien » je commence à penser à autre chose »(vingt-huitième lettre, p.144).
De l’interdiction de parler d’amour naissent toutes sortes de digressions et de réflexions : des souvenirs, l’évocation d’amis communs, la Russie, Berlin et ses douze ponts, la génération des jeunes gens engagés dans la guerre : « Nous ne savons pas être légers » (…) nous n’avons jamais porté l’habit. Nous avons d’abord porté le manteau de collégien et celui d’étudiant, puis ce fut la capote de soldat et le veston taillé dans celle-ci. /Nous n’avons connu d’autres mœurs que celles de la guerre et de la révolution. Elle nous blesse peut-être mais nous ne pourrons jamais en sortir » (p. 63). Chaque lettre est précédée en exergue de quelques lignes qui en présentent le contenu disparate. Mais des thèmes reviennent comme la différence culturelle entre la Russie et l’Europe occidentale ; pour l’auteur, Alia est « un être de culture trop paneuropéenne » et il lui adresse cette question cruelle : « dis, en quelle langue prononceras-tu ton dernier mot, au moment de mourir ? » (p. 118-119).
Les sept lettres d’Alia-Elsa forment le cœur du livre. La sensualité y est continûment présente et elles contiennent des éléments que l’on retrouve plus tard dans d’autres œuvres d’Elsa Triolet : goût de l’indépendance et de la liberté, idée (partagée avec Maïakovski) que la vie quotidienne sépare les êtres, impression d’être étrangère au monde… Deux lettres contiennent des motifs autobiographiques plus importants : la dix-neuvième, barrée en rouge par Chklovski (et malheureusement en gris dans cette traduction), qu' »il ne faut pas lire », mais considérée par lui comme la meilleure du livre parce qu’elle met en scène Stécha, la nourrice de la petite Alia-Elsa, que l’on retrouvera dans À Tahiti et dans les premiers chapitres de Fraise-ses-Bois. La question tourne encore autour des différences culturelles : « Cette lettre détruit le schéma de deux cultures, car une femme qui écrit de telle manière à propos de Stécha, ne peut être que des nôtres » écrit Chklovski (p. 99). L’autre lettre importante, qui sera prolongée par un livre entier est la vingt-et-unième, consacrée à Tahiti. L’ayant lue, Gorki va conseiller à Elsa Triolet d’écrire sur ce sujet. Cette lettre suscite l’enthousiasme de Chklovski, dont les commentaires rejoignent ceux d’Aragon plus tard sur la qualité d’écriture d’ Alia-Elsa Triolet, ainsi que de son usage des « mots interdits »: « Interdits les mots qui, concernent les fleurs. Interdit le printemps. En général, que de mots excellents sont à moitié évanouis. J’en ai assez des choses intelligentes et de l’ironie. Ta lettre m’a rendu envieux. » (Nous citons la traduction de Vl. Pozner p.96, Gallimard, qui nous semble meilleure que celle de P. Lequesne, p. 116). L’on aperçoit dans ce commentaire toute une discussion qui s’est déroulée aussi avec Maïakovski et les linguistes russes sur les « lieux communs » du langage.
Les lettres d’Alia ont un caractère autobiographique qu’Elsa Triolet reconnaît dans l' »Ouverture » des Œuvres Romanesques Croisées : « C’étaient des lettres personnelles, qui n’avaient pas été écrites pour la publication » (T. I, p. 15). Mais elles subissent une transmutation en devenant textes de roman, ce qui ouvrira à l’auteure la possibilité de devenir une écrivaine professionnelle comme le lui conseillait vivement Chklovski.
D’une originalité et d’une liberté folles, dans la lignée de Sterne, ce petit livre est indispensable à la connaissance d’Elsa Triolet aussi bien que de Chklovski.