Compte-rendu par Suzanne Ravis de : Wolfgang Babilas, Etudes sur Louis Aragon, Nodus Publikationen, Münster (Münstersche Beiträge zur Romanischen Philologie, Band 20), 2 volumes, 980 p., 2002.
Compte-rendu de : Wolfgang Babilas, Etudes sur Louis Aragon, Nodus Publikationen, Münster (Münstersche Beiträge zur Romanischen Philologie, Band 20), 2 volumes, 980 p., 2002, par Suzanne Ravis
Le site d’ERITA avait signalé en son temps l’important ouvrage du professeur W. Babilas, et en avait reproduit le sommaire, tout en annonçant un compte rendu que j’ai trop longtemps fait attendre. L’ensemble du travail de ce chercheur allemand bien connu en France, professeur émérite de philologie romane à l’Université de Münster, vient d’être replacé sous les feux de l’actualité : un Grand Prix de l’Académie française au titre de l’année 2003 lui a été décerné et « proclamé » solennellement à Paris à la Séance publique annuelle de l’Académie, début décembre, en reconnaissance de son action en faveur du « rayonnement de la langue et de la littérature françaises ». Nous l’en félicitons avec d’autant plus de joie que les études sur Aragon représentent depuis presque quarante ans une part essentielle des activités de recherche du professeur Babilas, auquel nous devons aussi la création et la mise à jour permanente du remarquable site bilingue allemand-français « Aragon on line ».
Les deux gros volumes des Etudes sur Louis Aragon constituent bien le « témoignage d’une longue passion » pour l’écrivain français. Ils rassemblent, organisent et présentent sobrement trente-neuf textes prolongés par un appendice (celui-ci comprend une rigoureuse « bibliographie des ouvrages cités », de langue allemande, française, ou anglaise, qui rendra service à bien des chercheurs). L’auteur a traduit lui-même de l’allemand près du tiers de ces études, les autres ayant été écrites (et souvent prononcées dans des colloques) directement en français. Les lecteurs non germanistes seront reconnaissants à W. Babilas, ainsi qu’à Madame Lydia Babilas qui l’a aidé, pour ce travail considérable de traduction leur donnant accès à des analyses précieuses, comme sa première contribution à la recherche aragonienne, « Le Fou d’Elsa, une réflexion sur l’avenir et l’amour » (p. 659-684). Ainsi nous disposons de l’intégralité des travaux produits sur Aragon par W. Babilas entre 1964 et 2001, travaux qu’il eut le souci d’actualiser par des notes de mise à jour et certains ajouts.
Les publics destinataires de ces articles ou communications étant très divers, les statuts et degrés de difficulté des textes ne sont pas identiques ; mais, qu’il s’agisse d’une introduction générale pour un large public allemand, ou d’une intervention entre spécialistes, les études témoignent d’un même respect du lecteur dans l’exactitude des informations et la clarté de l’argumentation, et du même respect de l’auteur étudié : on y retrouve le désir de comprendre en « sympathie » l’auteur commenté, n’excluant pas des discussions d’interprétation (par exemple sur la notion de « merveilleux » autour de 1930). Sans polémiquer, ni cacher dans certains cas son désaccord avec l’écrivain, Wolfgang Babilas sait entrer dans la compréhension de positions aragoniennes politiques ou religieuses que lui-même est parfois loin de partager.
Un compte rendu très pertinent de Franck Merger, publié dans Faites entrer l’infini n° 35 en juin 2003, détaille la diversité des textes et évoque les méthodes également diversifiées mises en œuvre par W. Babilas. Ces pages me permettent de mettre l’accent de préférence sur certains articles peu connus en France jusqu’ici, même des spécialistes, notamment les articles traduits pour cette édition. Non sans arbitraire, faute de pouvoir signaler tous les textes intéressant les chercheurs, je soulignerai quelques-uns de leurs apports originaux, et m’arrêterai à quelques ensembles imposants.
Ces études sur Aragon se recommandent par leur caractère solidement documenté, dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la réception (voir le précieux article sur la réception d’Aragon surréaliste en Allemagne), du contexte historique et culturel (notamment philosophique), ou des références intertextuelles d’ordre littéraire et religieux. Ainsi, W. Babilas replace dans leur cadre les poèmes des années de guerre, auxquels il a consacré de nombreuses études minutieuses et approfondies (par exemple sur « Vingt ans après », p. 397-450). « La Querelle des mauvais maîtres » (p. 277-309) apprendra beaucoup à ceux qui auraient manqué sa première publication. Dans les poèmes de Résistance si riches en allusions de contrebande, l’élucidation intertextuelle éclaire efficacement les textes (voir par exemple l’étude sur « Contre la poésie pure », p. 535-544)…Le recours aux catégories logico-philosophiques permet des incursions inattendues de l’herméneutique dans le texte automatique surréaliste (« Nous sommes les vaporisateurs de la pensée ») ou le poème de jeunesse « Charlot mystique ». La culture théologique du commentateur est particulièrement bienvenue pour analyser certains textes où se devine la formation chrétienne du jeune Aragon (ex. p. 191, à propos de « Et ne sont pas toujours de sang les martyrs », vers du poème « Hölderlin »).
Parmi les écrits traduits spécialement pour les Etudes sur Louis Aragon, je citerai le premier des articles sur Le Fou d’Elsa, rédigé en 1964-1965, puis « Paul Claudel et Aragon », daté de 1968 (p. 201-252), enfin « Aragon et Hölderlin », de 1967-1968 (p. 161-200).
Il faut souligner la précocité de la « réflexion sur l’amour et l’avenir » dans Le Fou d’Elsa, écrit très peu de temps après la publication du grand poème qui, malgré un accueil flatteur, n’avait pas encore, à cette date, fait l’objet de commentaires développés, ni de recherches sur ses sources. La nouveauté du Fou d’Elsa justifie une présentation initiale assez générale, suivie d’un rappel du West-östlicher Divan de Gœthe. W. Babilas dégage ensuite les lignes de force de la pensée d’Aragon sur l’avenir, son ambiguïté et sa mouvance, en corrélation avec l’amour et la conception du couple. Le commentaire affronte les difficultés du paradoxe aragonien « d’une mystique immanente au monde » (p. 681), en faisant appel à l’ensemble de l’œuvre d’Aragon, mais aussi à Feuerbach et à l’inspiration orientale, notamment persane, très sensible dans le poème. Cette étude de W.Babilas ne prétend pas rendre compte de tous les aspects d’une entreprise poétique hors normes, mais elle va droit aux questions fondamentales qui hantent l’auteur. L’essai « Dieu dans Le Fou d’Elsa« , dont on a pu prendre connaissance dès 1996 dans les Actes du colloque Le Rêve de Grenade paru aux Publications de l’Université de Provence, vient compléter le premier article plus ancien. Ce travail érudit, organisé très méthodiquement selon l’usage germanique, associe l’exposé neutre des notions à une sensibilité vibrante à des poèmes bouleversants comme « Ô mon torrent » et « Zadjal de Bâb al Bounoûd » (voir p. 698). Ainsi les deux grandes études sur Le Fou d’Elsa forment un massif remarquable facilitant l’approche de cette œuvre majeure d’Aragon.
Le travail sur Claudel et Aragon restitue pas à pas, avec une grande franchise de ton, les fluctuations d’une relation qui fut à certaines périodes violemment conflictuelle, mais que domine en fin de compte l’admiration réciproque. Cette étude montre l’importance du « point de référence » représenté par Claudel dans la « biographie intellectuelle » d’Aragon. Signalons à cette occasion tout l’intérêt de l’analyse, menée ici pour la première fois, des comptes rendus lapidaires donnés par Aragon en 1918 et en 1919 de la pièce Le Pain dur et de L’Ours et la lune (p. 205-215)
Les pages sur « Aragon et Hölderlin », présentées comme « une version légèrement réécrite » de la version allemande datée de 1967/1968, offrent en premier lieu une information méthodique et détaillée, à l’intention des lecteurs allemands, de la réception aragonienne de Hölderlin. A propos de la référence à Hypérion présente dans Blanche ou l’oubli, où Aragon convoque « 1956, le bien et le mal » (Folio, p. 435), W. Babilas rappelle à juste titre « les révélations du XXe Congrès du Parti communiste de l’Union Soviétique ». Il faut sans doute y adjoindre le trouble dû à la répression par l’URSS de l’insurrection hongroise à Budapest. Les dernières pages de l’étude explorent le dialogue entre le « je lyrique » du poème d’Aragon « Hölderlin » (1967) et les vers du poète allemand cités dans leur texte original. L’imaginaire aragonien puise à diverses sources. Il fait surgir un instant la révolution décapitée, par allusion à Danton invitant le bourreau à montrer sa tête au peuple : « elle en vaut la peine ». A travers cette étude, le rapprochement serré des textes entre le grand poème de 1967 et les écrits (poèmes et lettres) de Hölderlin confirme l’intimité de la relation fraternelle tissée par Aragon avec le poète jusque dans sa « folie ».
Les travaux de W .Babilas couvrent une grande partie de l’œuvre d’Aragon. A côté des nombreux essais sur la poésie, on relève aussi des études sur la prose narrative, Anicet, Le Libertinage, La Semaine sainte, La Mise à mort, Blanche ou l’oubli, Le Mentir-vrai. Quelques percées originales du côté des écrits sur l’art concernent le peintre Alain le Yaouanc (une « notice » inédite sur « La Petite Phrase », et la reprise d’un texte magistral peu connu sur ce « peintre d’ailleurs », publié dans Ecrire et voir. Aragon, Elsa Triolet, et les arts visuels, Publications de l’Université de Provence, 1991). W. Babilas, qui connaît parfaitement toute la production aragonienne, n’a pas fait porter son travail sur Aragon journaliste, ni sur l’homme politique et le militant. Ce choix ne signifie pas qu’il néglige ou veuille exclure la dimension politique, indissociable de l’œuvre dans ses implications morales et esthétiques (voir la présentation de Les Yeux et la mémoire).
On ne saurait tout énumérer. Laissons au lecteur de ces deux volumes le loisir et le plaisir de la découverte. Entre 1964, époque où les études aragoniennes étaient encore rares, et la floraison actuelle de publications érudites, d’articles, de thèses (toutes productions critiques scrupuleusement signalées par W. Babilas sur son site), le visage d’Aragon s’est modifié, complexifié. La publication de Théâtre/roman en 1974, la résurgence de La Défense de l’infini (en 1986 et 1997), les préfaces de L’Œuvre poétique, certaines correspondances publiées, autant d’occasions de relire l’œuvre avec des yeux nouveaux. Pourtant les traits majeurs de l’écrivain dégagés dès 1971 dans une synthèse destinée au public allemand n’ont rien perdu de leur pertinence. La longue marche critique de W. Babilas est soutenue par le désir passionné de comprendre, grâce à « l’étude approfondie des textes » réclamée par Aragon dès 1928. Chercheur, pédagogue, il ne renonce jamais à repousser les limites du connaissable. Mais en même temps, avec l’humilité du chercheur authentique devant l’œuvre, il mesure l’inatteignable d’un écrivain qui rendra toujours vaines les étiquettes péremptoires.
Suzanne Ravis
Le 29 décembre 2003