Aragon et la chanson

Publié par L. V. le

Source: http://www.fabula.org

ARAGON ET LA CHANSON,

Nathalie Piégay-Gros

Parution : 11 octobre 2007

Editions Textuel

2 volumes sous coffret
100 documents, 60 poèmes en fac-similé
272 pages
Prix : 49 euros

« Je déborde d’un chant sublime, impérieux », écrit Louis Aragon dans le poème Elsa. Ce chant, à la source de l’inspiration poétique en constitue aussi l’horizon, tellement Aragon fut à l’origine de nombreuses chansons . En effet ce sont plus de 150 de ses poèmes qui furent adaptés pour être chantés.
Cette rencontre exceptionnelle entre poésie et chanson, pose de multiples questions : pourquoi chante-t-on Aragon ? Qu’est-ce qui chante en son œuvre et sollicite musiciens et interprètes en les conduisant à s’approprier ses textes ? Quel rôle a pu jouer cette alliance de la poésie et de la musique dans la reconnaissance de la chanson comme forme majeure de l’expression artistique française au XXe siècle ?
De Léo Ferré à Jean Ferrat, en passant par Georges Brassens ou, plus récemment, par Sanseverino, les chanteurs ont vu en lui une partition silencieuse en attente d’instruments.
Nathalie Piégay-Gros nous montre ici, avec tendresse et érudition, que la poésie savante et courtoise de l’auteur des Yeux d’Elsa, mariée à sa passion pour la musique populaire, pour le jazz, pour les flonflons et le music-hall et inscrite dans son contexte politique (Front populaire, Résistance, guerre d’Espagne…), a constitué une invitation ensorcelante pour les chanteurs qui l’ont lue et, sans doute, d’emblée fredonnée.
Deux volumes retracent ces noces d’évidence du poème et du chant. Le premier, « La romance inachevée », riche de photos, petits formats, correspondances, dit le lien passionnel du poète à la chanson. Le second, à rebours, illustre l’engouement de chanteurs pour le poète : 60 fac-similés des poèmes mis en chanson dessinent, sous le commentaire de Nathalie Piégay-Gros, la genèse à chaque fois différente de ces créations enchanteresses

L’auteur
Nathalie Piégay-Gros est maître de conférences à l’université Paris 7-Denis Diderot. Spécialiste de littérature française contemporaine, elle a publié de nombreux articles et ouvrages, notamment L’Esthétique d’Aragon (Sedes, 1997) et Les Voyageurs de l’impériale (Belin, 2001). Elle a établi l’édition de La Semaine sainte pour la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, Œuvres romanesques complètes, tome 4, 2008). Elle participe aux travaux du groupe Aragon de l’Item (Institut des textes et manuscrits modernes).

EXTRAIT DE L’INTRODUCTION À « ARAGON ET LA CHANSON »

PAR NATHALIE PIÉGAY-GROYS

« Aragon n’a jamais écrit de chansons. Alors que Desnos ou Prévert composent des poèmes pour les musiciens et les interprètes qui les chanteront, Aragon n’a jamais écrit de poèmes dans cette intention. Pourtant, sa poésie a été, plus qu’aucune autre, mise en musique et chantée : « Il n’y a pas d’amour heureux » (Brassens), « L’affiche rouge » (Ferré), « C’est si peu dire que je t’aime » (Ferrat) sont si familières à notre mémoire qu’il semble impossible d’entendre les mots du poème en les détachant de l’air et des inflexions de la voix qui les chante. Pour l’amateur de Brassens ou de Ferré, le poème d’Aragon fait corps avec le reste de l’œuvre ; les poèmes deviennent des chansons, au même titre que celles écrites et composées par Ferré ou Brassens. Le texte d’Aragon mène alors une double vie : dans l’Œuvre poétique, où il évolue silencieusement ; dans l’œuvre des chanteurs, où il entre en résonance avec d’autres chansons et s’accorde à des rythmes et des mélodies très variés. Plus d’une centaine d’interprètes a mis en musique et enregistré des poèmes d’Aragon, issus de recueils très différents. Après les succès de Ferré puis de Ferrat au début des années 60, les poèmes du Fou d’Elsa ou du Voyage de Hollande sont sitôt publiés qu’ils sont mis en chanson. On redécouvre aussi des recueils plus anciens, si bien que la quasi totalité des recueils d’Aragon a donné lieu à des chansons. En tout, près de 200 poèmes ont été mis en musique. Une anthologie des « chansons » d’Aragon donnerait une image assez juste de son œuvre, à l’exception notable de la poésie surréaliste. L’auteur du Mouvement perpétuel pouvait le déplorer, à l’occasion de l’émission Plain Chant enregistrée pour la télévision avec Hélène Martin, en 1970 . Quelques tentatives ont cependant été faites : Hélène Martin a chanté un extrait du Paysan de Paris (« Blond partout ») ; Daniel Bougnoux, Liselotte Hamm et Jean-Marie Hummel ont interprété des textes dadaïstes à la tonalité cocasse ou sarcastique extraits de Feu de joie et du Libertinage (« Chambre garnie », « Chanson pour se laver », « Chanson pour mourir d’amour au temps du Carnaval »). Mais ce n’est pas l’Aragon surréaliste qui a d’abord intéressé les compositeurs et les interprètes. Sur ce point, son œuvre se distingue très nettement de celles de Desnos ou de Soupault. C’est aussi que la volonté d’écrire une poésie populaire n’était pas chez lui première. La mise en chanson a popularisé de façon extraordinaire ses poèmes, sans qu’ils aient d’abord été conçus comme de la poésie populaire.
La chanson modifie en effet profondément notre relation au poème. La signification en est changée d’abord parce que la musique et la voix imposent une autre perception du texte ; parfois le centre de gravité du poème est changé par la chanson, sa tonalité devient autre. Si la chanson constitue une interprétation, une critique, du poème, c’est que souvent les artistes recomposent le texte : ils isolent certaines strophes, fabriquent des refrains à partir des vers, modifient parfois l’ordre des strophes ou celui des vers, jouent avec la métrique ou apportent ici et là des accents et des pauses que le vers n’imposait pas. Il ne s’agit pas de trahison, mais d’une critique bien particulière : Aragon a fortement reconnu

cette valeur d’interprétation et de critique à la mise en chanson ; il s’est toujours montré très libéral envers les adaptations des chanteurs, qu’il autorisait à mettre en musique ses poèmes comme ils le souhaitaient. Il portait une grande attention à leur travail qu’il soutenait activement, en assistant à leurs récitals, à leurs émissions de radio ou de télévision. Aragon a aussi écrit de nombreux textes à propos de Ferré, de Catherine Sauvage, de Monique Morelli… Dans le dossier manuscrit du Voyage de Hollande, nous avons retrouvé une liste de poèmes, dressée de ma main d’Aragon, qui correspond à ceux que Monique Morelli et Lino Leonardi ont mis en musique. Le poète fait figurer ses poèmes sous les titres qu’ils ont donnés à leurs chansons…
Parce qu’elle a été beaucoup chantée, et de manière si souvent talentueuse, l’œuvre poétique d’Aragon a acquis une popularité que seule la voix et les modes de diffusion propres à la musique pouvaient lui accorder. Peut-être Aragon s’est-il parfois senti dépossédé de certains textes, si bien assimilés à l’œuvre de leurs interprètes, si bien identifiés à la chanson et au chanteur qui les incarnent, qu’ils se détachent de leur auteur original. Lorsque des chanteurs reprennent aujourd’hui « Est-ce ainsi que les hommes vivent » ou « Il n’y a pas d’amour heureux », ils s’inscrivent aussi bien dans la filiation de Ferré ou de Brassens que dans l’héritage d’Aragon. Notre époque qui fait fi des clivages entre les genres et les tendances comme de l’opposition entre les générations et qui amorce un retour à la chanson à texte des années 50, 60 et 70 et à leurs grands interprètes, est propice à une reprise des poèmes d’Aragon (par Sanseverino, La Tordue, Les Enfoirés, M. Ziouane, etc…) »


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers