Compte-rendu par Edouard Béguin de : Hervé Bismuth, Aragon, « Le Fou d’Elsa », un poème à thèses, ENS éditions, 2004
Hervé Bismuth, Aragon, “ Le Fou d’Elsa ”, un poème à thèses, ENS Editions, coll . “ Signes ”, Lyon, 2004.
Compte rendu par Edouard Béguin
L’essai qu’Hervé Bismuth a tiré de sa thèse sur Le Fou d’Elsa, rédigée sous la direction de Suzanne Ravis et soutenue en décembre 2000 à l’Université de Provence, se place sous le signe d’un paradoxe qui s’avère fécond : il s’agit ici de “ lire l’illisible ” (13) et, par cette voie, l’auteur parvient effectivement à établir les conditions d’une lecture véritable de ce “ poème ” célèbre par son titre, mais peu lu et peu souvent commenté, car difficile d’accès, tout pris qu’il est dans la double contrainte d’une illisibilité concertée et de l’injonction de s’en saisir comme d’une “ légende, texte à lire, dans sa limpidité ” (11).
H. Bismuth l’avoue en passant : l’Aragon du Fou d’Elsa le fascine à cause de l’insistance qu’y marque l’écrivain “ à être Père ” (19), à refuser de se faire oublier dans son texte, de s’en laisser déposséder, de le donner à lire clairement. La relation critique s’assume ici comme une réponse réfléchie à la posture amoureuse de l’auteur du poème de 1963, dont l’attitude énonciative provoque “ l’Autre pour le rendre sujet de son propre désir : ‘Je désire que tu me désires et que tu me prennes, en dépit des obstacles que je pose sur ton parcours…’ ” (14). La réponse critique face au vertige de lecture que suscite la monstruosité du Fou d’Elsa – poème monstrueux par sa longueur hors norme et l’hétérogénéité des discours qui s’y entrechoquent – assure son assise en commençant par caractériser précisément la nature de ces obstacles.
Le discours critique a depuis longtemps souligné la place que tient l’encyclopédisme dans ce poème qui s’est nourri de toute une bibliothèque orientale et orientaliste pour constituer une matière poétique absolument singulière dans l’histoire contemporaine de la poésie française, qui n’avait plus investi, depuis plus d’un siècle, les champs culturels de l’Orient arabo-persan. L’érudition stupéfiante d’Aragon a conduit cependant trop souvent à enfermer l’auteur du Fou dans la figure d’un spécialiste : H. Bismuth soutient à juste titre qu’ “ Aragon n’est pas plus en 1963 un spécialiste de la culture orientale qu’il ne l’était vingt ans plus tôt de la littérature médiévale ” (245). Et s’il est évident que l’encyclopédisme du poème rend difficile sa lecture au plus grand nombre, on ne peut vraiment rendre compte de cette difficulté, et la surmonter, que si on envisage cet encyclopédisme du point de vue du travail d’écriture du poète, de la “ fabrique ” du poème : Aragon ne s’investit dans l’érudition que pour la soumettre à sa création, aux lois propres de l’imagination. Le savoir encyclopédique vertigineux mis en œuvre dans l’écriture du Fou n’est pas en effet séparable de la texture du poème, et une lecture active du texte ne peut s’en abstraire, comme on pourrait le faire dans le cas d’un Jules Verne ou d’un Hugo : le savoir ici n’est pas d’apparat. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est la façon dont le matériau intertextuel participe à la “ fabrique ” du poème. H. Bismuth en vient ainsi à son hypothèse directrice : avec Le Fou d’Elsa, Aragon inaugure “ le premier exemple de “ poème à thèses ” de la littérature occidentale ” (15).
Par “ poème à thèses ”, il ne faut pas entendre une transposition de la notion de “ roman à thèse ”, telle que l’illustre un Zola avec ses Rougon-Macquart : Le Fou d’Elsa n’est pas le terrain d’application d’une thèse antérieure à l’œuvre, mais “ un ouvrage qui produit lui-même ses propres thèses, au sens philosophique du terme ” (15), c’est-à-dire des propositions qui donnent lieu à des justifications rationnelles, alors même que l’énonciateur les produit non en tant que philosophe, mais bien en tant que poète. En qualifiant le poème d’Aragon de “ poème à thèses ”, H. Bismuth se donne le moyen de définir la nature des obstacles qui en font une “ citadelle ”, à l’image de cette Grenade dont l’œuvre raconte la prise par les Rois catholiques. Dès lors que l’encyclopédisme impressionnant qui défend le texte est considéré comme le matériau à partir duquel se fabriquent les thèses du poème, il devient possible d’envisager de restituer à celui-ci sa lisibilité, tout en tenant compte de sa configuration paradoxale, c’est-à-dire somme toute en veillant à comprendre, sans l’annuler, le désir d’illisibilité qui sous-tend celle-ci et conditionne sa spécificité poétique.
H. Bismuth se propose ainsi de rendre compte de la “ fabrique ” du poème, en le confrontant au savoir qui le sous-tend, et en étudiant les déformations que l’auteur a fait subir à ses “ sources ” livresques, en fonction des ses choix idéologiques et esthétiques. Si le critique réactive ici la notion ancienne de “ source ”, et ne se contente pas de celle d’ “ hypotexte ”, en usage dans l’analyse contemporaine de l’intertextualité, c’est que, dans le cas du Fou d’Elsa, il est indispensable de prendre en compte les supports réels manipulés par le scripteur et de faire la distinction entre ces supports concrets, les sources, et les énoncés textuels produits par elles.
Ayant clairement défini ses objectifs et sa méthode, H. Bismuth organise ses analyses en deux grandes parties selon un plan simple et progressif, qui permet de retracer l’itinéraire d’une lecture du poème, c’est-à-dire le “ parcours ordonné des étapes imposées par l’œuvre à son destinataire, celles que le lecteur devra à un moment ou un autre de ses relectures hiérarchiser, dans l’ordre où elles conditionnent successivement l’appréhension complète de l’œuvre ” (27). La première partie, “ La citadelle ”, est ainsi consacrée à l’étude des signaux qui marquent la périphérie du poème, ses “ portes ”, titres et épigraphes, et ses “ bornes ”, l’incipit et le “ lexique ” qui termine l’énoncé. Cette observation des contours de la citadelle du poème prépare “ l’entrée dans le cœur de l’édifice ” (23), la seconde partie de l’essai où sont formulées les trois principales thèses du poème, émises par les discours esthétique, historien et amoureux que tressent le poète.
La première partie de l’essai étudie les “ seuils ” du texte, premier niveau de la production du sens. Deux types de seuils sont successivement abordés : le premier est constitué par les “ portes ” du poème, titrages et épigraphie, qui relèvent du domaine des relations intertextuelles ; le second comprend les “ bornes ” du poème, son incipit et son explicit, par quoi se dessine son unité textuelle.
Les “ portes ” du poème, ce sont avant tout ses épigraphes. H. Bismuth souligne que leur prolifération relève ici d’ “ une pratique d’écriture systématique ” (32), ce qui fait qu’on ne peut les considérer seulement comme des paratextes. L’analyse de l’épigraphie, envisagée comme élément à part entière du processus de la constitution du texte lui-même, allie le souci du détail et la volonté de proposer une grille de lecture systématique. H. Bismuth propose ainsi, à partir d’un réaménagement subtil des propositions théoriques de Gérard Genette sur les seuils textuels, une typologie précise des épigraphes du Fou d’Elsa classées selon quatre modes de production différents (l’auto-épigraphie – l’épigraphe constituée par une auto-citation – , les épigraphies fictive, anonyme, apocryphe) et un classement de leurs fonctions, définies en relation avec les cinq instances énonciatives qu’elles mettent en jeu (au lieu de l’énonciation – l’exergue – correspond la fonction décorative : les épigraphes plantent l’envers du décor de la fiction ; reliée à l’ “ épigraphé ” – l’auteur cité – l’épigraphe remplit une fonction d’hommage ; renvoyée à l’ “ épigrapheur ” – l’auteur citant – elle ébauche une figure du sujet d’énonciation et une image de l’auteur en “ chercheur ”; le pôle de l’ “ épigraphaire ” – le destinataire – est mis en relation avec la production du “ vertige de l’encyclopédie ” ; l’énoncé – la citation – est le lieu d’un foisonnement sémantique qui constitue la fonction intertextuelle). Les outils d’analyse proposés sont directement mis au service d’un examen rapide et précis des épigraphes du poème dont se dessinent ainsi progressivement les réseaux de sens majeurs. L’analyse, qui met en relation les épigraphes avec le titre du poème et l’organisation interne du récit, fait apparaître le rôle structurant de l’épigraphie. Cette lecture des épigraphes éclaire ainsi la composition d’ensemble de l’œuvre et permet d’en cerner la signification globale : Le Fou d’Elsa donne à lire une mise en scène de la présence de l’auteur dans son écriture, et les épigraphes y sont des “ textes-costumes ” qui participent de ce “ théâtre ” où l’auteur devenu acteur, loin de se dissimuler, exhibe “ à la fois son masque et sa personne ” (64).
L’analyse des “ bornes ” initiale et finale du poème met l’accent sur le brouillage des frontières qu’affichent également les épigraphes à travers l’hétérogénéité de leurs origines génériques, culturelles, linguistiques, et l’ambiguïté de leur statut, partagé entre paratexte et fiction. L’incipit et l’explicit apparaissent en effet comme des lieux où s’interpénètrent le discours du poème et les commentaires qu’en donne l’écrivain à son début et à sa terminaison.
L’incipit est identifié ici à la séquence présentée, dans la table des matières, sous le titre “ Tout a commencé par une faute de français ”, titre qui reprend la première phrase donnée à lire après la page de titre de la première partie du poème. Ce début constitue une préface qui, paradoxalement, s’inscrit donc à l’intérieur même du texte et non avant lui. Ce propos préfaciel constitue un récit de la genèse du poème, à partir de la découverte d’une faute de français dans le texte d’une chanson publiée dans un journal de musique de l’époque romantique (le fac-similé du numéro entier de ce journal est donné en annexe). Si cette faute apparaît bien comme “ la matrice condensée de l’écriture fictionnelle et formelle de l’œuvre ” (75), H. Bismuth montre que les explications qu’Aragon donne sur les raisons de l’écriture du Fou, dans l’ensemble de la séquence, sont incomplètes et inexactes. Il faut ainsi convenir que le récit de genèse présenté par Aragon est une fiction. L’incipit n’est donc pas à lire référentiellement, et il faut comprendre que le discours préfaciel d’Aragon ne met pas en scène un véritable commentateur, mais l’un des nombreux avatars de celui qui se nomme “ L’Auteur ” dans le poème. Attentif aux effets de sens que produit le placement du discours préfaciel à l’intérieur du texte, en position d’incipit, H. Bismuth montre ainsi de manière convaincante comment le poème se construit dès son début sous le signe de l’hybridité que le poète revendique pour son œuvre, s’autorisant de la poésie arabe où le chant et son commentaire s’unissent indissociablement.
C’est la même porosité des frontières discursives que laisse voir l’explicit du poème, c’est-à-dire le “ lexique ” qui se trouve à la fin de l’ouvrage. H. Bismuth a le mérite de nous faire comprendre que cet appendice n’en est pas un et relève à part entière du texte, étant “ œuvre de poète ”, et du même coup “ plus seulement l’apparat documentaire d’un poème, mais une excroissance de ce poème ” (108).
La première partie de l’essai permet ainsi de mettre en évidence la “ monstruosité constitutive ” du Fou d’Elsa : les “ seuils ” du poème, pervertissant la notion même de “ seuil ” puisqu’ils perturbent les frontières qu’ils sont censés tracer, sont irréductiblement ambivalents : ils apparaissent “ à la fois comme des “ morceaux ” indépendants dans un recueil poétique, indépendance conférée par leur statut de paratexte, et comme des éléments constitutifs d’un projet singulier dont ils assurent la cohérence ” (110). Ces “ seuils ” sont à l’image du poème qu’ils contribuent à construire, qu’ils construisent comme un monstre, comme “ un poème qui déborde de son lit jusque sur ses rives ” (64).
Dans la seconde partie, sobrement intitulée “ Thèses ”, H. Bismuth entre dans la “ citadelle ”, c’est-à-dire aborde le corps du poème, qu’il envisage comme un discours argumentatif, un propos idéologique “ produit à partir du continent “ Histoire ” ”, et orienté à la fois vers l’avenir et vers le passé, selon un double regard qui est “ aussi bien celui d’un déterminisme historique traçant les traits de l’avenir de la société à laquelle appartient l’écrivain que celui d’une critique de l’histoire passée et de son écriture ” (114). Les thèses que le poème a la charge de produire selon cette double perspective relèvent d’ “ une argumentation par l’exemple ”, leur énonciateur les produisant, à partir du champ déjà constitué de l’écriture historienne, philosophique et littéraire, et à travers son travail de réécriture des sources documentaires rassemblées en vue de l’élaboration du texte de l’œuvre. L’analyse de cette argumentation prend appui sur un découpage du corps du poème en deux volets, le premier correspondant aux cinq premières parties du poème, consacrées aux derniers jours de Grenade, et le second à la sixième partie, dédiée au séjour du Medjnoûn dans la “ grotte ” du Sacro-Monte. A chacun des deux volets correspond un discours de l’histoire différent que l’analyse s’emploie à décrire, en distinguant à chaque fois entre ce qui ressortit à la vision rétrospective et ce qui relève du regard prospectif.
Le premier discours, objet du chapitre intitulé “ Réécrire l’histoire ”, porte sur l’écriture de l’Histoire, sur la connaissance du déroulement des événements historiques, tels ceux qui se sont produits lors de l’achèvement de la Reconquista espagnole que raconte le poème.. Ce discours s’élabore à travers un complexe travail de réécriture de l’histoire officielle de cette Reconquista. L’analyse fouillée de ce travail, trop riche et trop complexe pour pouvoir être ici valablement résumée, conduit à l’examen de la séquence décisive des “ Falâssifa ” de la troisième partie du poème, où se donne à lire, à travers un dispositif théâtral, la leçon qu’implique la pratique de la réécriture : le récit de cette nuit onirique au cours de laquelle le roi Boabdil assiste incognito à une réunion de philosophes, de falâssifa, nous est donné à lire comme le lieu où l’écrivain aborde la question de son présent historique, qu’il envisage prospectivement comme le temps “ d’un programme dans lequel se retrouvent “ philosophes ” et “ travailleurs ”, pour investir l’avenir en s’appuyant sur une conception nouvelle de l’histoire ” (150). La lecture de cette séquence et l’analyse de la réécriture historienne d’Aragon permettent à H. Bismuth de reconstruire une première thèse : “ la vérité historique est illusoire […], mais il est des vérités historiques ” qu’il appartient au poète de rétablir, en répondant au mensonge de l’histoire officielle par le biais de la fiction avouée, comme il lui appartient non de comprendre l’avenir, mais de le voir, en étant capable de détecter “ ceux qui portent en eux sa fermentation ” (151).
Dans “ La grotte ”, sixième partie du poème, la vision de l’écrivain se fond dans celle du Medjnoûn qui contemple le spectacle de l’avenir dans le “ miroir parabolique ” que devient la grotte gitane où il est reclus. Le récit qui s’écrit ici est celui d’une “ histoire littéraire ” (115), les images du futur que contemple successivement le Medjnoûn, au cours de son voyage à travers le temps, provenant toutes de l’univers de la littérature. Cette histoire littéraire, qu’examine le chapitre “ L’amour au miroir ”, s’organise en trois séquences : la première lecture publique de La Célestine, au lendemain de la chute de grenade ; l’évocation du “ Siècle d’or ”, la période la plus glorieuse de l’Espagne chrétienne, représentée ici par les deux figures antithétiques de Don juan et de Jean de la Croix ; et enfin, le rendez-vous à Grenade de Chateaubriand et Natalie de Noailles, en 1807. Ce récit d’histoire littéraire porte un double discours historien, puisqu’il y est traité aussi bien de la transition, sur le plan culturel, entre le monde médiéval andalou et le monde moderne occidental que du développement de “ l’idée de l’amour ” (expression empruntée à Charles Haroche) depuis son éclosion dans la littérature arabe médiévale jusqu’au présent, celui de l’écriture du Fou dont l’auteur se réclame de cette tradition, et au-delà jusqu’à cet avenir annoncé par le bandeau du poème : “ La femme est l’avenir de l’homme ”. Cette dernière formule est la devise où se condense la thèse “ amoureuse ” que soutient le double discours historien développé dans “ La grotte ” : pour le poète, l’amour est soumis aux idéologies dominantes qui traversent l’histoire et réprimé par elles ; sa libération est, conformément aux thèses de la philosophie marxiste, indissociablement liée à la disparition des sociétés soumises à un pouvoir d’Etat. Mais, H. Bismuth y insiste, Aragon, en plaçant “ la libération sociale et amoureuse de l’humanité sous l’égide du couple ” (190), impose à la glose marxiste “ la surenchère du bonheur amoureux et de l’épanouissement du couple non plus comme une simple conséquence liée à un avenir “ couleur d’orange ”, mais comme sa condition première ” (202).
Les discours historiens qui portent les deux thèses qui viennent d’être évoquées exacerbent l’étrangeté de l’indexation du Fou d’Elsa au genre du poème, genre qui s’accorde mal avec la présence massive d’un discours argumentatif et documenté. Ils contribuent ainsi “ par contrecoup à l’élaboration d’une autre thèse, esthétique celle-ci, celle d’une prise de position dans le champ définitoire de la littérature ” (115-116). Cette troisième thèse est l’objet du chapitre suivant, intitulé “ Questions de genre ”. H. Bismuth ne cherche pas ici à répondre à la question du genre du Fou d’Elsa, mais à éclairer la réponse qu’y donne l’auteur en faisant suivre le titre de l’œuvre de la mention “ poème ”. L’enjeu de l’analyse est la formulation d’une thèse “ poïétique ” (205), à l’œuvre dans Le Fou, mais qu’Aragon n’explicitera qu’ultérieurement. Le propos d’H. Bismuth repose ici en effet sur l’hypothèse que la poïétique que défend l’écrivain jusqu’en1965 est en retard sur sa pratique effective telle que la révèle, dès 1963, Le Fou d’Elsa. En 1968, Aragon déclarera qu’il n’existe pas “ de différence fondamentale entre le poème et le roman ”, et que “ l’on peut prendre aussi bien Le Fou comme un roman que comme un poème ”, alors qu’en 1963 il affirmait : “ une chose est le roman, une autre le poème ”. La remise en chantier définitoire de la poïétique d’Aragon commencerait précisément à partir de l’écriture du Fou, et c’est dans cette œuvre, qui se lit en effet aussi bien comme un poème que comme un roman, que s’élaborerait la thèse de l’indistinction entre roman et poème. L’analyse d’H. Bismuth évalue la mention “ poème ” du Fou en fonction de l’usage qu’en fait Aragon depuis Les Yeux et la Mémoire, ainsi que de l’évolution de sa conception des genres et de sa poétique romanesque entre les années 50 et 60. Ce qui rend convaincante cette analyse, c’est l’appui qu’elle trouve dans le changement de perspective idéologique de la notion de vérité que manifeste effectivement Le Fou d’Elsa, comme l’ont montré les pages consacrées à l’examen de la problématique centrale de l’écriture historienne. Toutes les analyses précédentes viennent conforter le jugement proposé par H. Bismuth : “ le pari joué par l’écrivain du Fou d’Elsa n’est plus celui du mensonge comme heuristique de la vérité, mais celui du rêve comme étant le lieu à partir duquel l’écrivain n’est plus tenu de parler un discours responsable de la réalité, sinon de sa propre réalité de discours ” (222).
Un quatrième et dernier chapitre, intitulé “ Lectures pour Le Fou d’Elsa ”, curieusement en rupture avec la progression des trois chapitres précédents, revient sur la pratique intertextuelle d’Aragon. Il s’agit ici de donner deux exemples de l’utilisation que fait l’écrivain de gloses critiques. Pour utiles que soient ces analyses supplémentaires, on saisit mal pourquoi ces quelques pages, qui traitent de l’utilisation des sources métatextuelles relatives à Averroès et à La Célestine de Rojas, n’ont pas été intégrées dans les deux chapitres précédents où elles auraient pu naturellement, semble-t-il, trouver place.
La conclusion générale de l’essai propose, sous le titre “ Un discours saturé ”, une réflexion extrêmement dense et suggestive. H. Bismuth, pour caractériser la singularité de l’entreprise du Fou d’Elsa, resitue celle-ci dans le contexte de l’activité littéraire d’Aragon, au cours des dix années précédant la parution du poème. La “ monstruosité ” de ce dernier tient pour une large part au fait qu’il est le creuset où viennent se fondre toutes les expériences créatrices de l’écrivain au cours de ces années, aussi bien celles du poète que celles du romancier et celles du documentaliste et lexicographe de l’Histoire de l’URSS. La singularité du Fou tient aussi à la multiplicité des projets qui ont présidé à sa naissance, comme le montre H. Bismuth à travers un rapide, mais précis, historique de la genèse de l’ouvrage. Produit d’un véritable “ laboratoire ” (239) d’écriture polygraphique, Le Fou devient le lieu où la personne entière du poète se donne entièrement, occupant tous les postes énonciatifs, allant jusqu’à adopter l’attitude de l’idéologue, qui avance ses propres thèses, avec le souci de donner les preuves de ses prises de position. Cette prise de parole idéologique signe le statut politique de l’œuvre, mais la politique dont il est question ici est “ celle qui questionne le devenir de nos sociétés et que le poète exprime cette fois en son nom seul ” (240), inscrivant alors la singularité de sa parole non plus dans “ la collectivité politique à laquelle se rattachait le locuteur des Yeux et la Mémoire et de Mes caravanes ” (241), mais dans le concert des paroles littéraires du passé, convoquées dans le texte par l’hybridation des traditions littéraires de l’Orient et de l’Occident. L’opacité à laquelle contribue largement cette hybridité des références culturelles doit s’entendre, quant à elle, comme l’effet de la stratégie d’écriture inaugurée avec Le Roman inachevé : l’écrivain écrit désormais le monde à travers sa propre image, une image morcelée, devenue aussi illisible que les projets politiques obscurcis par les révélations du rapport Khrouchtchev, et il refuse “ par avance toute virtualité d’enfermement dans une clarté ” (242) qui ne pourrait être que mensongère. Il s’agit dans Le Fou d’Elsa de “ parler vrai ”, mais sans “ laisser croire à la simplicité d’un vrai loin d’être simple ” : ce poème ne peut faire autrement que de se décharger sur son lecteur du soin de formuler lui-même les vérités qu’il donne à lire ” (242). H. Bismuth termine, de manière moins convaincante, en proposant de voir dans l’Aragon du Fou “ Le dernier des romantiques ”, dans la mesure où on peut rattacher l’auteur de ce poème à la famille, aujourd’hui disparue, de ces écrivains “ dont les œuvres ne peuvent se lire qu’à la condition de reconnaître à ceux qui les ont écrites le droit de les habiter de leur présence, de leurs émotions personnelles et de leurs prises de position idéologiques ” (248).
L’étude est complétée par une riche bibliographie, des annexes qui reproduisent quatre des sources du poète parmi les moins facilement accessibles, et surtout un glossaire qui sera fort utile au lecteur du poème puisqu’il regroupe les termes étrangers et les noms propres cités par Aragon mais absents de son lexique terminal.
L’essai d’H. Bismuth est un travail extrêmement dense et stimulant, qui remplit pleinement son programme. L’étude s’appuie sur une connaissance approfondie des sources de l’écrivain, mais on apprécie que l’érudition du critique ne soit jamais prétexte à une exhibition savante mais reste constamment au service de l’analyse de l’œuvre. En se proposant pour objet d’étude “ la fabrique ” du poème à l’intérieur même du poème, H. Bismuth parvient à décrire, dans sa singularité, le dispositif d’ensemble du Fou d’Elsa et en même temps à rendre intelligible ce dispositif. Par là, il rend réellement accessible au lecteur cette œuvre difficile. En outre, le souci de replacer l’écriture du poème dans le contexte du travail littéraire d’Aragon, à partir essentiellement de 1954 et jusqu’à Théâtre/Roman, permet de renouveler l’appréhension de la dernière période de la création de l’écrivain. Je pense notamment, à la remise en question du rôle, au cours de cette période, de la poïétique du “ mentir-vrai ”, dont H. Bismuth montre qu’elle est déjà dépassée, dans les faits, par la pratique d’écriture du Fou d’Elsa, ce qui donnera à songer aux spécialistes d’Aragon. Mais ce qui fait, à mes yeux, l’intérêt majeur de l’essai, et qui apparaît notamment à travers l’insistance sur la mobilité des frontières que produit la fabrique du poème, c’est la mise en évidence de la nature du dispositif qui conditionne le fonctionnement effectif de l’oeuvre. Ce qui ressort en effet de la description si fine que donne H. Bismuth de l’armature du Fou d’Elsa, c’est que la forme ici est à la fois rigoureusement décidée et en même temps incomplète. Somme toute, ce qu’il y a à comprendre pour lire Le Fou d’Elsa dans son illisibilité même, c’est qu’il n’y a plus ici de dispositif établi, mais seulement des agencements formels faits pour être désinstallés. C’est pourquoi tout le projet artistique qui porte le poème s’oriente vers une théâtralité généralisée, ce que signale bien tout au long de l’essai la récurrence du motif du théâtre : le dispositif du Fou d’Elsa est un dispositif théâtral. Il relève d’un art précaire, lié, comme le théâtre, aux contingences de sa réception, au hasard scénique de sa lecture. C’est en tout cas ce que me semble suggérer ici et là H. Bismuth, et notamment dans ce rapprochement entre Aragon et Brecht, à propos de la leçon d’histoire, “ somme toute brechtienne ”, que pratique le texte du Fou par le recours aux mises en théâtre : “ la vérité ne réside pas dans ce qu’on énonce, mais dans ce que le destinataire de l’œuvre découvrira par lui-même, dans l’implicite construit par l’absence de toute explication auctoriale, et en mettant à profit les signaux divers épars dans le texte ” (151-152). Mais s’il faut ainsi penser le travail poétique d’Aragon avec celui de Brecht, peut-on véritablement s’arrêter sur l’idée que l’auteur du Fou est “ le dernier des romantiques ” ?