Franck Merger, « Aragon et Pétrarque », 2005.

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LA RÉCEPTION DE PÉTRARQUE EN FRANCE AU XXe SIÈCLE : L’EXEMPLE D’ARAGON.

La double inscription de cette contribution

Cette contribution s’inscrit à la fois dans les études pétrarquiennes et dans la recherche aragonienne.

1. Les études ne manquent pas qui s’intéressent à la réception de Pétrarque en France à toutes les époques, mais rarissimes sont celles qui abordent le XXe siècle. Des articles parus dans des revues et des ouvrages individuels portent bien souvent sur la présence de Pétrarque dans la littérature du XVIe siècle[[Par ordre chronologique : Marius Piéri, Le Pétrarquisme au XVIe siècle. Pétrarque et Ronsard ou De l’influence de Pétrarque sur la Pléiade française [1895], Genève, Slatkine reprints, 1970 ; Joseph Vianey, Le Pétrarquisme en France au XVIe siècle [1909] Genève, Slatkine, 1969 ; Joseph Vianey, « Pétrarque et la poésie française moderne », Bulletin mensuel de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, n° 57, 1927, pp. 117-124 ; Marcel Françon, Sur l’influence de Pétrarque en France aux XVe et XVIe siècles, Urbana, University of Illinois, coll. « Italica », 1942 ; Marie Bernero, « L’influence de Pétrarque sur la littérature française », Le Courrier vauclusien, n. s., n° 28, juillet 1955, p. 4 ; Yvonne Bellenger, « Ronsard imitateur infidèle de Pétrarque », in Luisa Rotondi Sacchi Tarugi (dir.), Petrarca e la cultura europea, Milano, Nuovi Orizzonti, coll. « Caleidoscopio », 1997, pp. 223-242. ]] et du XIXe siècle[[Lide Bertoli, La Fortuna del Petrarca in Francia nella prima parte del secolo XIX. Note ed appunti, Livorno, Giusti, 1916 ; Marie Bernero, « L’influence de Pétrarque sur la littérature française (suite) », Le Courrier vauclusien, n. s., n° 30, noël 1955, p. 4 ; Robert O. J. van Nuffel, « Per la fortuna del Petrarca in Francia », Studi petrarcheschi, vol. VI, 1956, pp. 225-231 ; John A. Scott, « Petrarch and Baudelaire », Revue de littérature comparée, n° 31, 1957, pp. 550-552.]], mais jamais du XXe siècle. De façon significative, l’ouvrage de Jean-Luc Nardone intitulé Pétrarque et le pétrarquisme consacre un chapitre entier au pétrarquisme français… qui ne va pas au-delà du XVIe siècle[[Jean-Luc Nardone, Pétrarque et le pétrarquisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998.]]. Quant à l’ouvrage collectif allemand Übersetzung und Nachahmung im europäischen Petrarkismus[[Luzius Keller (dir.), Übersetzung und Nachahmung im europäischen Petrarkismus. Studien und Texte, Stuttgart, J. B. Mezlersche Verlagsbuchhandlung, coll. « Studien zur Allgemeinen und Vergleichenden Literaturwissenschaft », 1974. ]], les études qu’il propose sur le pétrarquisme français ne vont pas au-delà du début du XVIe siècle. Par ailleurs, des ouvrages individuels et collectifs abordent la réception de Pétrarque de manière diachronique depuis le XIVe siècle, mais s’arrêtent au crépuscule du XIXe siècle. C’est le cas de l’ouvrage d’Ève Duperray, L’Or des mots : il a beau avoir pour sous-titre « Une lecture de Pétrarque et du mythe littéraire de Vaucluse des origines à l’orée du XXe siècle », il ne dit rien de l’influence de Pétrarque sur la littérature du XXe siècle français commençant – ni, d’ailleurs, sur celle des XIVe et XVe siècles[[Ève Duperray, L’Or des mots. Une lecture de Pétrarque et du mythe littéraire de Vaucluse des origines à l’orée du XXe siècle. Histoire du pétrarquisme en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997. La deuxième partie de cet ouvrage analyse la réception du Pétrarque au XVIe siècle, au XVIIe siècle (Honoré d’Urfé, Madeleine de Scudéry, Georges de Scudéry), au XVIIIe siècle (Rousseau), au XIXe siècle (Balzac, Stendhal, George Sand, Mme de Staël, Lamartine, Sainte-Beuve).]]. C’est aussi le cas du très bel ouvrage Pétrarque en Europe XIVe-XXe siècle, lequel constitue les actes d’un colloque international qui s’est tenu en 1995[[Pierre Blanc (dir.), Pétrarque en Europe XIVe-XXe siècle. Dynamique d’une expansion culturelle (Actes du XXXVIe congrès international du CEFI, Turin et Chambéry, 11-15 décembre 1995), Paris, Champion, coll. « Bibliothèque Franco Simone », 2001.]]. En ce qui concerne le domaine français, on y trouve des études sur l’influence de Pétrarque à tous les siècles[[Voir en particulier les articles suivants : Loris J. Walters, « Autobiographie et humanisme : la réception de Pétrarque par Christine de Pizan », pp. 175-186 ; Dario Cecchetti, « L’appello ai lettori. I sonetti proemiali del Canzoniere di Petrarca e delle Amours di Ronsard »,, pp. 291-305 ; Sara Sturm-Maddox, « In morte de Laura, ‘‘Sur la mort de Marie » », pp. 307-316 ; Stephen Murphy, « Du Bartas, D’Aubigné et le triomphe militant », pp. 325-333; Gisèle Matthieu-Castellani, « Les enfants de Pétrarque 1540-1640 », pp. 623-642 ; Daniela Dalla Valle, « Laura e Petrarca visti dai preziosi : Mathilde d’Aguilar di Mademoiselle de Scudéry », pp. 429-440 ; Lionello Sozzi, « ‘‘Un cœur sensible » : Petrarca in Francia nel Settecento », pp. 441-450 ; Jean Deprun, « Quand Sade parle à Laure en rêve : histoire et problématique d’une apparition », pp. 451-455 ; Muriel Augry-Merlino, « Pétrarque, Stendhal et la souveraineté féminine », pp. 457-464.]]… sauf au XXe siècle.
Il arrive néanmoins qu’on trouve quelques informations sur la réception de Pétrarque en France au XXe siècle dans des articles qui, évoquant le pétrarquisme en France, couvrent tous les siècles et n’hésitent pas à s’aventurer même dans les contrées peu explorées du XXe siècle. Mais d’une part, c’est bien rare, et, d’autre part, plus que de littérature, il est question dans ce cas de l’image de Pétrarque que construisent les érudits. Caricatural est à cet égard l’article de Carlo Pellegrini « Il Petrarca nella cultura francese »[[Carlo Pellegrini, « Il Petrarca nella cultura francese », Rivista di letterature moderne, anno I, fascicolo 1, marzo 1946, pp. 75-84.]], puisqu’il couvre tous les siècles, certes, mais expédie en quelques lignes le début du XXe siècle[[Carlo Pellegrini (art. cit., p. 82) fait référence à quelques érudits qui ont parlé de Pétrarque : Pierre de Nolhac, Henri Cochin, Henri Fauvette.]]. Lionello Sozzi procède exactement de la même manière et semble d’ailleurs s’inspirer de Carlo Pellegrini, car dans le fort bel article qu’il consacre à la présence de Pétrarque dans la littérature française de tous les siècles[[Lionello Sozzi, « Presenza del Petrarca nella letteratura francese », in Luisa Rotondi Secchi Tarugi (dir.), op. cit., pp. 243-262.]], il parle en un paragraphe des érudits Henri Hauvette, Henri Cochin, Augustin Renaudet, et de Pierre de Nolhac. On notera toutefois que Lionello Sozzi consacre aussi une belle page à un homme de lettres du XXe siècle, à Paul Valéry, et à la traduction qu’il a donnée du sonnet de Pétrarque « Una candida cerva sopra l’erba ». Mais cette traduction date de 1892 : c’est au Paul Valéry du XIXe siècle que le critique s’intéresse donc.
On le voit, la critique pétrarquienne s’est en réalité fort peu intéressée à l’influence de Pétrarque sur les écrivains français du XXe siècle. C’est en fait la critique vingtiémiste qui s’est penchée sur ce phénomène. Certains critiques spécialistes de tel ou tel écrivain ont ainsi mis en avant la réception de Pétrarque par leur auteur de prédilection. Nous nous bornerons à deux exemples : Maurice Bémol, spécialiste de Valéry, s’est intéressé aux « affinités entre Valéry et Pétrarque »[[Maurice Bémol, Variations sur Valéry, t. II, Paris, Nizet, 1959, pp. 52-56.]] et Alain Goulet, spécialiste de Gide, a suggéré, laconiquement, le parallèle, dans Les Faux Monnayeurs, entre Laura Douviers et la maîtresse de Pétrarque[[Alain Goulet, André Gide. Les Faux Monnayeurs. Mode d’emploi, Paris, CDU et SEDES réunis, 1991, p. 170, et Lire Les Faux Monnayeurs de Gide, Paris, Dunod, 1994, p. 62.]]. En l’occurrence, c’est par un vingtiémiste, par un spécialiste d’Aragon, qu’est présentée cette étude ayant trait à la réception de Pétrarque par Aragon. C’est aussi par une comparatiste vingtiémiste qu’est présentée dans ce volume l’étude sur la réception de Pétrarque par Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve et Salah Stétié.
On notera, pour clore ce propos, que l’influence de Pétrarque sur la littérature italienne du XXe siècle se trouve à l’inverse analysée au-delà des Alpes par la critique pétrarquienne[[Marziano Guglielminetti (dir.), Petrarca e il petrarchismo, Alessandria, Edizioni dell’Orso, coll. « Corsi universitari », 1994. Le chapitre VII y est entièrement consacré au pétrarquisme ; il comporte trois sections, dont deux portent sur le vingtième siècle italien, « Dai Crepusculari agli Ermetici » (pp. 182 sqs) et « Petrarca e i poeti d’oggi » (pp. 191 sqs).]] tout autant que par la critique vingtiémiste[[Voir, par exemple, l’article suivant, d’un vingtiémiste : Giancarlo Borri, « Petrarca e Ungaretti », in Luisa Rotondi Secchi Tarugi (dir.), op. cit., pp. 311-326.]].

2. Notre contribution s’inscrit aussi dans le champ des études aragoniennes. La critique aragonienne s’est en effet volontiers intéressée aux rapports qu’Aragon a entretenus avec les cultures étrangères, comme le montrent les titres suivants : Aragon, Elsa et les cultures étrangères[[Andrew Macanulty (dir.), Aragon, Elsa Triolet et les cultures étrangères (Actes du colloque de Glasgow, avril 1992), Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2000.]], « Aragon et les cultures arabo-islamiques »[[Suzanne Ravis-Françon, « Aragon et les cultures arabo-islamiques », La Pensée, n° 332, oct.-nov.-déc. 2002, pp. 29-43.]], L’Allemagne d’Aragon[[Annick Jauer, Aux confins de la nostalgie et du devenir : l’Allemagne d’Aragon, thèse, Université de Provence, 2002.]], « Aragon et Hölderlin »[[Wolfgang Babilas, « Aragon et Hölderlin », in Études sur Louis Aragon, t. I, Münster, Nodus Publikationen, coll. « Münstersche Beiträge zur Romanischen Philologie », 2002, pp. 161-2000.]]…
L’on doit par ailleurs à Olivier Barbarant un bel article sur les rapports entre Aragon et l’Italie[[Olivier Barbarant, « Le miroir de Milan : Aragon dans son ‘‘ Voyage d’Italie  » », Franco-Italica, n° 2, 1992, pp. 109-112.]]. Le critique et poète s’est penché sur la section « Italia mea » du poème de 1956 Le Roman inachevé et sur la section « Le voyage d’Italie » de l’ouvrage de 1960 Les Poètes, pour montrer comment s’élabore une image de l’Italie faite d’éléments familiaux et biographiques et de réminiscences littéraires.

Limites de l’étude

Cette étude est doublement circonscrite. La première limite qu’elle connaît est d’ordre chronologique. L’intérêt explicite d’Aragon pour Pétrarque dure une dizaine d’années : il naît en 1941 et semble s’éteindre en 1951. Comment naît-il ? Un petit détour est ici nécessaire. Aragon s’est intéressé à la poésie occitane par deux fois dans sa vie, comme il l’explique dans la préface « Ouverture au chant des cigales » qu’il a écrite en 1962 pour l’Anthologie de la poésie occitane due à Andrée Paule Lafont[[Andrée Paule Lafont, Anthologie de la poésie occitane 1900-1960, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1962. La préface d’Aragon se trouve pp. I-IV.]]. Dans son adolescence, il a lu avec beaucoup d’intérêt une Anthologie de l’amour provençal, paru en 1909 ; mais c’est surtout pendant la Deuxième Guerre mondiale qu’il s’est passionné pour la poésie occitane. Cette passion semble née à l’occasion d’un hasard biographique : lors de la Débâcle, Aragon est passé par Ribérac, patrie du poète Arnaut Daniel. En réalité, son origine est plus profonde : Aragon a trouvé dans la morale courtoise de la poésie occitane un antidote à la « morale des bandits »[[Ibid., p. II.]] des Allemands. Or, c’est à travers la poésie occitane qu’Aragon commence à s’intéresser à Pétrarque, et aussi, dans une moindre mesure, à Dante : les poètes occitans ont été une source d’inspiration énorme pour les poètes italiens ; et d’ailleurs, aussi bien Dante que Pétrarque ont rendu des hommages explicites à certains d’entre eux, dont Arnaut Daniel.
Le dernier texte où Aragon fasse référence à Pétrarque date de 1951. Il est significatif que ce soit dans un article écrit à la gloire de Maïakovski[[Voir infra.]]. Cet article constitue un salut à Pétrarque, en qui Aragon voit un précurseur de la poésie politique ; mais il s’agit d’un salut d’adieu, parce que d’autres poètes sont désormais mis en avant, qui ont porté beaucoup plus loin ce que Pétrarque n’avait fait qu’annoncer. La nécessité d’une poésie pleinement politique, communiste, semble rendre obsolète la référence à Pétrarque.
La deuxième limite de cette étude concerne son objet. Notre propos est de déterminer quelle image de Pétrarque les textes d’Aragon construisent. Pour ce faire, nous examinerons ce qu’Aragon dit de Pétrarque et de sa poésie, mais nous restituerons aussi les sources des citations pétrarquiennes faites par Aragon ; parfois même, nous préciserons les éditions des textes pétrarquiens qu’Aragon utilise. En revanche, nous ne chercherons pas à mettre en perspective la réception aragonienne de Pétrarque en la confrontant à la réception faite par d’autres auteurs ou par les érudits. Ce serait là à soi seule une autre étude.

Analyse du corpus pétrarquien dans l’œuvre d’Aragon

Le corpus pétrarquien dans l’œuvre d’Aragon est formé de trois types de textes : les articles où le nom de Pétrarque est mentionné, les traductions de poèmes de Pétrarque, un poème contenant des références pétrarquiennes. Nous allons examiner ce corpus non pas selon ces types, mais au gré de la chronologie.

1. Le recueil poétique Les Yeux d’Elsa, paru aux Cahiers du Rhône en 1942[[Le recueil est repris dans L’Œuvre poétique, t. IX, 1939-1942, Livre Club Diderot, 1979, pp. 171-319. Nous le citons dans cette édition (désormais L’OP, t. IX).]], comporte trois textes susceptibles d’intéresser notre réflexion sur la réception de Pétrarque par Aragon : les deux textes théoriques « Sur une définition de la poésie » et « La Leçon de Ribérac ou l’Europe française », et le poème « Plus belle que les larmes ».
Dans le texte théorique et historique « Sur une définition de la poésie »[[L’OP, t. IX, pp. 311-319.]] paru d’abord dans le numéro 4, de mai-juin 1941, de la revue Poésie 41, Aragon dialogue avec le poète Joë Bousquet au sujet de la valeur et du rôle de la rime. À cette occasion, il en vient à résumer ainsi l’histoire de la rime :

Elle nous vient du bas-peuple de Rome, elle est née d’abord parmi les esclaves, méprisée des poètes latins comme des surréalistes d’aujourd’hui. Elle est venue en Gaule dans le bagage des soldats. Ce n’est que là qu’elle a acquis sa dignité, conquis ses degrés. Elle s’est développée en même temps que la langue française dont elle a suivi la fortune. C’est la poésie française qui l’a consacrée, et c’est avec la poésie française, grâce à la vogue des poètes français, qu’elle a gagné l’Allemagne, l’Angleterre et même l’Italie où Dante et Pétrarque durent aux Provençaux autant sinon plus qu’aux Latins.[[Ibid., pp. 316-317.]]

Et plus loin, Aragon parle du « caractère national de la rime » et dit d’elle qu’elle est « un être national »[[Ibid., p. 318.]]. Ce résumé et ces affirmations relèvent du grand geste patriotique caractéristique d’Aragon dans ces années-là, qui consiste à exalter la grandeur de la culture française et à souligner que celle-ci a irrigué l’ensemble de l’Europe.
Par ailleurs, Aragon exalte la culture provençale médiévale, qu’il considère comme pleinement française, pour mieux en montrer toutes les influences qu’elle a exercées. Et c’est à ce moment-là qu’il cite le couple Dante et Pétrarque. Deux remarques à ce sujet : Aragon renforce l’image traditionnelle de ce couple ; il reprend une idée bien connue de la critique, selon laquelle les deux grands auteurs toscans sont nourris de culture provençale. De fait, on le sait bien, Dante rend lui-même hommage au poète provençal Arnaut Daniel dans le chant XXVI du Purgatoire de La Divine Comédie, et son œuvre doit en effet beaucoup à la poésie provençale. Quand il fait allusion au fait que Pétrarque aussi a une dette envers les poètes provençaux, Aragon songe soit aux sonnets du Canzoniere, qui sont tout tissus de réminiscences des poètes provençaux[[L’édition bilingue suivante due à Pierre Blanc : Pétrarque, Canzoniere, Le Chansonnier, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1988, donne en notes les intertextes provençaux. ]], soit au Chant IV (vers 41-42) du Triumphus Cupidinis, où Pétrarque parle d’Arnaut Daniel en ces termes : « gran maestro d’amor, ch’a la sua terra / ancor fa onor col suo dir strano e bello »[[Francesco Petrarca, Trionfi, Rime estravaganti, Codice degli abbozzi, a cura di Vinicio Pacca e Laura Paolino, Milano, Mondadori, coll. « I Meridiani », 1996, p. 192.]], c’est-à-dire : « grand maître d’amour, qui, dans son pays, est encore honoré pour son style original et charmant »[[Pétrarque, Canzones, Triomphes et Poésie diverses, traduction de Fernand Brisset, Paris, Perrin et Cie, 1903, p. 186.]].
Le texte contemporain « La Leçon de Ribérac ou l’Europe française »[[L’OP, t. IX, pp. 285-309.]], paru d’abord en juin 1941 dans le numéro 14 de la revue algéroise Fontaine, poursuit cette réflexion patriotique. Le titre en est en soi-même éloquent. Aragon y évoque le poète Arnaut Daniel, né à Ribérac, pour dire de lui qu’il a influencé toute l’Europe, dont l’Italie de Dante et de Pétrarque. Les affirmations à ce sujet sont récurrentes dans l’article. Ainsi, après avoir donné une citation selon lui malencontreuse du critique Gaston Paris au sujet d’Arnaut Daniel, Aragon note : « L’important pour moi, fin juin 40, n’était pas que ce fantôme de Ribérac eût été à tort ou à raison maltraité par Gaston Paris. Mais que Dante et Pétrarque en lui reconnussent leur maître. »[[Ibid., p. 289.]] De même, plus loin, toujours à propos d’Arnaut Daniel : « Il fut l’inventeur de cette sextine, couplet de six vers pliés à des exigences sans précédent dans la disposition des rimes, que Pétrarque et Dante lui empruntèrent. »[[Ibid., pp. 289-290.]] Et plus loin encore : « la filiation de Pétrarque et de Dante à Arnaut Daniel n’est qu’un exemple particulier, malgré la grandeur des poètes italiens, une infime partie de ce qui naît en France à la fin du douzième siècle, dans un moment où elle est si déchirée, que je ne puis l’expliquer que par l’époque présente. »[[Ibid., pp. 292-293.]]
Par ailleurs, Aragon déplore qu’Arnaut Daniel ait été aussi ignoré de la critique, « bien que Pétrarque l’appelât ‘‘grand maître d’amour », et que Dante… ». Ici, il ne fait pas de doute qu’Aragon ait le Triomphus Cupidinis en mémoire. Il ne poursuit par son propos sur Dante parce qu’il est trop évident : il est trop connu que Dante rend hommage à Arnaut Daniel dans le Purgatoire et le fasse même parler en langue d’oc.
Le poème célèbre « Plus belle que les larmes » a d’abord paru dans Tunis-Soir le 10 janvier 1942 et dans Curieux le 13 février de la même année. Aragon y exalte les villes et les hautes figures de l’histoire de France. C’est ainsi qu’il en vient à évoquer Laure, Pétrarque et Avignon :

O Laure l’aurait-il aimée à ta semblance
Celle pour qui meurtrie aujourd’hui nous saignons
Ce Pétrarque inspiré comme le fer de lance
Par la biche échappée aux chasseurs d’Avignon

Ce faisant, Aragon intègre pleinement à la grande histoire nationale française l’amour de Pétrarque le Toscan pour Laure et, du même coup, le chant pétrarquien, bien qu’il se fasse entendre en italien. Il y a là un geste patriotique évident.
« Celle pour qui meurtrie aujourd’hui nous saignons » désigne la France meurtrie par la guerre. Le second distique fait référence aux sonnets où Pétrarque fait de Laure une biche farouche. Peut-être Aragon a-t-il à l’esprit le célèbre sonnet « Una candida cerva sopra l’erba »[[Pétrarque, Canzoniere. Le Chansonnier, éd. cit., pp. 328-329.]], où il est question d’une biche blanche aux cornes d’or et à l’aspect doux et superbe, que le poète suit avec avidité et avec joie. Pourtant, il n’est pas question de chasse dans ce sonnet-là. Aragon songe donc sans doute tout autant au poème moins connu « Beato in sogno et di languir contento », dans lequel Pétrarque se décrit ainsi : « je chasse une biche errante et fugitive » (« una cerva errante et fugitiva / caccio »)[[Ibid., pp. 356-357.]].
La logique du quatrain d’Aragon est un peu obscure. En effet, Aragon semble douter que Pétrarque aurait pu aimer une France blessée, ce qui n’est pas très cohérent avec l’ensemble du poème qui est une exaltation patriotique de la France et de ses grandes figures. Il semble en douter parce que Pétrarque était, paraît-il dire, non pas du côté de la biche blessée, mais du côté des chasseurs, puisque lui aussi porte un fer de lance. En réalité, la métaphore développée dans le second distique est d’ordre amoureux et pourrait être reformulée de cette façon-ci : « Pétrarque lançait ses amoureux traits sur la biche rescapée ». Autrement dit, Pétrarque aimait la biche traquée. Cela indique donc qu’il aurait aimé aussi la France traquée et meurtrie.
On notera que la biche du sonnet « Una candida cerva sopra l’erba » porte autour du cou l’inscription suivante, en diamants et en topazes : « Nessun mi tocchi […] : libera farmi al mio Cesare parve », c’est-à-dire : « Que ne me touche nul […] : libre, de me créer, il plut à mon César »[[Ibid., pp. 328-329.]]. Nous proposons donc l’hypothèse selon laquelle cet intertexte implicite a une fonction dans le quatrain d’Aragon : celui-ci semble rêver une France libre et intangible comme la biche de Pétrarque.

2. Aragon a fait paraître dans le numéro 12 de la revue Europe, en décembre 1946[[Cet article est repris dans le recueil suivant, où nous le citerons : Aragon, Chroniques de la pluie et du beau temps précédé de Chroniques du Bel canto, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1979, pp. 126-140.]], un long article où il fait successivement la critique de deux ouvrages de poésie parus peu auparavant, Une somme de poésie de Patrice de La Tour du Pin[[Ce recueil a paru chez Gallimard en 1946.]], et Les Rois-Mages d’André Frénaud[[Ce recueil a paru dans la revue Poésie 43 en 1943 et dans la revue Poésie 44 en 1944.]]. Aragon se refuse à écrire un morceau de « critique systématique »[[Loc. cit., p. 128.]], si bien que le cheminement de son discours n’apparaît pas toujours de prime abord. Mais ce qu’Aragon va martelant, c’est que les deux ouvrages qu’il commente ne lui agréent pas parce qu’ils proposent une poésie qui n’est pas en prise avec les circonstances, avec le réel, avec la politique :

Mais que puis-je à ceci que ce chanteur [Patrice de La Tour du Pin] est d’un autre monde, d’un monde condamné avec ses ivresses, ses regrets, ses puérilités graves, sa mystique égarée, ses chasses privées.[[Ibid., p. 129.]]
Il faut appeler les choses par leur nom : l’absence de perspective est mortelle au poète […].[[Ibid., p. 135.]]
Frénaud, regardez au-dehors […].[[Ibid.]]
Je n’ai pas relevé […] ces passages où s’exprime le mépris affiché de ce qu’il [Patrice de La Tour du Pin] appelle la masse, la condamnation primaire, du milieu de toute cette vie intérieure, de la politique.[[Ibid., p. 136.]]
Cette maladie, l’a bien nommée Jean de Flaterre : la peur ou le dégoût des masses, avec son corollaire, l’horreur a priori posée de la politique.[[Ibid., p. 139.]]

Mais c’est par des propos sur Pétrarque qu’Aragon ouvre son article :

Il m’arrive ce que je ne voulais pas : j’avais pris pour le lire Patrice de la Tour du Pin, et c’est Pétrarque par hasard, d’une vieille malle déballée, qui m’a emmené à la dérive des Rimes et des Triomphes :
Ainsi le temps triomphe et de nous et du monde…
Celui qui n’a jamais subi l’ensorcellement pétrarquien, qu’il hausse les épaules ! […] J’étais, il est vrai, dans ce Vaucluse où l’amant de Laure eut un songe au sixième jour d’il ne dit quel avril, et il vit Amour sur une charrette de feu, tirée par quatre cavales blanchissimes…
Un garçon cruel l’arc à la main, les flèches au flanc, contre qui ne valent heaume ni écu… et à ses épaules avait, cousues, deux grandes ailes de couleurs mille et tout le reste nu…
Dieu, nous parlons de la poésie et nous avons en tête une chose : et tout ce qu’elle est d’autre, de couleurs mille […] ![[Ibid., pp. 126-127.]]

Plus loin, Aragon cite la traduction de trois vers qui développent la première citation :

Un printemps douteux, une sérénité instable
Est votre gloire et rompt comme une petite nuée
Et le temps aux grands noms est grand venin.[[Ibid., pp. 128-129.]]

La première citation est une libre traduction du dernier vers du Triumphus temporis : « Così il Tempo trionfa i nomi e ‘l mondo. »[[Francesco Petrarca, Trionfi, Rime estravaganti, Codice degli abbozzi, éd. cit., p. 504.]] La seconde citation est une traduction du début du Triumphus Cupidinis (Chant I, vers 22-27) :

quattro destrier vie più che neve bianchi
sovr’un carro di foco un garzon crudo
con arco in man e saette a’ fianchi ;
nulla temea, però non maglia o scudo,
ma sugli omeri avea sol due grand’ali
di color mille, tutto l’altro ignudo […].[[Ibid., pp. 54-56.]]

La troisième citation est la traduction des vers 109-111 du Triumphus temporis :

Un dubbio hiberno, instabile sereno
è vostra fama, e poca nebbia il rompe,
e ‘l gran tempo a’ gran nomi è gran veneno.[[Ibid., p. 496.]]

Placées ainsi en tête d’un article sur La Tour du Pin et sur Frénaud, ces trois citations expriment la « dérive » du propos d’Aragon et son refus de la « critique systématique ». On remarque aussi que la « dérive » aragonienne consiste non seulement à aller d’un texte à l’autre et d’un propos à l’autre, mais encore à arracher les citations à leur contexte pour en faire des outils au service de son propos. Car dans le Triumphus temporis, Pétrarque défend l’idée que le temps efface les réputations les mieux assises et les gloires les plus brillantes, tandis qu’Aragon se sert de son vers final pour en faire l’exergue d’un article où il prône une poésie immergée dans le temps, dans son temps, et il en use de même avec les vers 109-111. De la même manière, si Aragon emprunte à Pétrarque le simple songe du Triumphus Cupidinis, c’est pour y mettre l’accent sur un détail, les « couleurs mille », et en faire une allégorie de « tout ce que [la poésie] est d’autre », c’est-à-dire l’histoire et le politique.
Un peu plus loin dans l’article, Aragon donne une longue citation – dans sa traduction française – tirée d’un texte de Pétrarque adressé à Donato Albanzani (ou Donato degli Albanzani). Dans cette citation, Pétrarque évoque un homme qui « sait quantité de choses sur les bêtes sauvages, sur les poissons, sur les oiseaux »[[Loc. cit., p. 130.]] et en vient à faire le catalogue de ces connaissances, avant de conclure :

Toutes choses enfin qui, lors même qu’elles seraient vraies ne serviraient en rien au bonheur de la vie. Car je me demande à quoi sert de connaître la nature des bêtes sauvages, des oiseaux, des poissons, et d’ignorer ou de ne point apprendre la nature de l’homme, la fin pour laquelle nous sommes nés, d’où nous sommes venus, et où nous allons.[[Ibid., pp. 130-131.]]

Cette citation en français de Pétrarque est la traduction d’un extrait de l’ouvrage latin De sui ipsius et multorum ignorantia[[On trouvera le texte latin de cette œuvre de Pétrarque dans l’édition bilingue suivante : Francesco Petrarca, De ignorantia. Della mia ignoranzia e di quella di molti altri, Milano, Mursia, coll. « Classici », 1999.]]. Cet ouvrage a pour destinataire Donato Albanzani. Nous sommes parvenu à identifier l’édition française dont Aragon se sert : il s’agit d’une édition parue en 1929 dans une traduction de Juliette Bertrand[[Pétrarque, Sur ma propre ignorance et celle de beaucoup d’autres, trad. de Juliette Bertrand, Paris, Félix Alcan, coll. « Textes et traductions », 1929.]].
Par le truchement de Pétrarque,Aragon condamne le livre six de l’ouvrage de Patrice de La Tour du Pin, intitulé « Les belles sciences », où l’auteur parlenon seulement de petits animaux comme l’osselier des brouillards, l’idris à manteau, le jalier de mer, mais aussi, comme le dit Aragon, de « toute la zoologie des Anges, Grands Anges pourprés, Anges roses des Ianelles, Anges solitaires, Anges de Grande Passion, Petits Couronnés, Petits Brûlés »[[Loc. cit., p. 131.]].

3. Aragon a fait paraître en 1947 un ouvrage présentant cinq sonnets traduits de Pétrarque. C’est une curiosité bibliographique, pour plusieurs raisons. D’abord, si ledit ouvrage porte en couverture le long titre descriptif suivant : Cinq Sonnets de Pétrarque avec une eau-forte de Picasso et les explications du traducteur, ainsi que le lieu et la date de publication (« À La Fontaine de Vaucluse, MCMXLVII »), le nom de l’éditeur, lui, n’est nulle part précisé, pas plus que le nom du traducteur. Ensuite, ce bel ouvrage est composé de différents éléments curieux. Comme mentionné dans le titre, il s’ouvre sur une eau-forte non signée représentant en pleine page le visage d’une femme blonde. On imagine bien qu’il s’agit d’une représentation de Laure due à Picasso. On notera que cette eau-forte ne correspond pas du tout aux images connues de Laure : Picasso crée d’elle une nouvelle représentation. Vient ensuite une page qu’occupe entièrement un court texte en anglais : « They said Laura was somebody ELSE ». Puis vient un long texte intitulé « Explications du traducteur », suivi de cinq sonnets de Pétrarque en italien traduits en regard en français. L’ouvrage se clôt par une page où figure ce texte, en majuscules : « C’est pour ses amis, aux dépens du traducteur, qui les a numérotés et marqués de sa main, chacun portant en manière de signature un proverbe manuscrit différent, qu’ont été tirés sur les presses de l’imprimerie J. Dumoulin (Henri Barthélémy étant directeur) les cent dix exemplaires de cette édition, portant les numéros de 1 à 100, et les lettres de A à J, et contenant une eau-forte originale de Pablo Picasso tirée par Lacourière. » L’exemplaire de la Bibliothèque Nationale de France porte ensuite la mention imprimée « Exemplaire n° 9 » et le texte manuscrit suivant : « 9 – Ciel Pommelé et femme fardée / ne sont pas de grande durée ». Le traducteur a donc bien « signé » cet exemplaire en indiquant de sa plume le numéro et en écrivant une manière de proverbe rimé de son cru. On reconnaît parfaitement la main d’Aragon dans l’écriture. Pour finir cette description, on notera que l’ensemble de l’ouvrage a été repris dans le tome IX de L’Œuvre poétique d’Aragon, tome paru en 1980[[Aragon, L’OP, t. XI, 1946-1952, Paris, Livre Club Diderot, 1980, pp. 89-103 (désormais L’OP, t. XI).]] : à cette date, Aragon reconnaissait explicitement la paternité des traductions de 1947.
Nous sommes parvenu à identifier l’édition des sonnets dont Aragon se sert. Aragon donne les sonnets en italien avec un titre – en italien – pour chacun. Pétrarque n’avait pas donné de titre à ses sonnets, mais les personnes qui publient le Canzoniere, en italien ou en français, leur donnent souvent un titre de leur cru. Or, les titres italiens qu’Aragon reproduit sont ceux de l’édition bilingue que Ginguené a produite en 1875[[Les Œuvres amoureuses de Pétrarque. Sonnets. Triomphes, trad. P.-L. Ginguené, Paris, Garnier frères, 1875.]].
Dans les « Explications du traducteur », Aragon indique refuser les deux lieux communs de la poésie pétrarquienne, à savoir certains topoï amoureux et les jeux de mots sur le nom de Laure :

Que connaît-on de Pétrarque en France, hormis les dires des professeurs, des explications, des redites ? Cinq sonnets différemment calqués, et ici et là le papier a bougé, en apprendront-ils davantage ? On n’y trouvera pas ce pâlir des amants à leur partance, ni la mort quand le poète l’appelle sourde qui lui fait porter ses couleurs. Ni tous ces jeux divins faits du nom de Laure de Noves, et dont ici pourtant on a cru pouvoir retenir pour dire le vent le mot l’aure, qu’entendent au moins les gens de Provence.[[L’OP, t. XI, p. 92-93.]]

De fait, Aragon ne garde qu’un seul jeu de mots dans ses traductions : dans le poème « Per mezz’i boschi inospiti, e selvaggi », il traduit le vers 9 : « Parmi d’udirla udendo i rami e l’ore » par : « Ce m’est l’ouïr ouïssant bruire l’aure / En la ramure ». Et pourtant, Aragon ne se prive pas lui-même de pratiquer dans son opuscule des jeux de mots tout pétrarquiens. La phrase qu’il place en exergue de son livre, « They said Laura was somebody ELSE », est bien évidemment un jeu de mot, où le texte anglais, qui signifie par ailleurs : « Ils disaient que Laure était quelqu’un d’autre », donne à entendre et à lire le prénom d’Elsa. Il en va de même de la fin des « Explications du traducteur » : « et je ne sais plus rien que ce rossignol et Laure, qui dans le langage de mon cœur à moi n’a point le doux nom de l’air vauclusien mais d’une autre brise lointaine qui vient, de l’orient où la nuit se brisa, rimer à l’incendie des blés l’or des colzas »[[Ibid.]], laquelle fin ressemble fort à une devinette, dont le résultat est « Elsa ». Par conséquent, Aragon met en scène son écriture sous des oripeaux pétrarquiens, d’une part, et compare son amour pour Elsa à l’amour de Pétrarque pour Laure. De manière indirecte, par son écriture, Aragon se fait nouveau Pétrarque et fait d’Elsa une nouvelle Laure.
Si l’on ne trouve pas dans les sonnets qu’il a traduits « le pâlir des amants à leur partance », qu’y trouve-t-on ? Les cinq sonnets traduits, tirés du Canzoniere, sont : le poème liminaire « Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono » ; « Per mezz’i boschi inospiti, e selvaggi » ; « Giunto Alessandro alla famosa tomba » ; « Cesare, poi che ‘l tradittor d’Egitto » ; et « Discolorato hai, Morte, il più bel volto ». Si le sonnet liminaire est célébrissime, en revanche les quatre autres le sont moins. Dans le sonnet « Per mezz’i boschi inospiti, e selvaggi », le poète raconte qu’il traverse une forêt hostile et que tout dans cette traversée lui rappelle sa dame, qu’il ne cesse de chanter. Dans le sonnet « Giunto Alessandro alla famosa tomba », le poète déclare que sa dame, une « candide colombe » (« candida colomba »), qui méritait d’être chantée par Homère, Orphée ou Virgile, n’a trouvé que lui-même pour exalter ses mérites, ce qui, étant donné son « style frêle » (« stil frale »), risque de nuire à sa louange. Dans le sonnet « Cesare, poi che’l tradittor d’Egitto », le poète affirme qu’il rit ou chante pour « dissimuler le malheur [l]e touchant » (« celare il mio angoscioso pianto »). Dans le sonnet « Discolorato hai, Morte, il più bel volto », le poète raconte qu’après la mort de sa dame, celle-ci lui apparaît en songe ou en imagination pour le consoler. Le choix d’Aragon s’est dont porté uniquement sur des sonnets écrits en l’honneur de Laure. Les cinq sonnets ainsi choisis proposent une manière de raccourci du cycle des poèmes écrits pour Laure, de l’obsession pour la dame vivante au ressouvenir de la dame morte. Mais, le nom de Laure n’apparaît pas dans ces sonnets et un seul jeu de mots, nous l’avons vu, vient évoquer son nom. Cet effacement du nom permet la confusion entre Laure et Elsa et entre Pétrarque et Aragon. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle c’est pour cette raison qu’Aragon n’a pas gardé les poèmes de Pétrarque qui jouent trop manifestement du nom de Laure, alors même que ces jeux avaient de quoi retenir son attention, puisqu’il les pratique dans sa propre poésie.
Reste à dire quelques mots des traductions d’Aragon. Dans les « Explications du traducteur », Aragon défend l’idée selon laquelle l’exactitude littérale de la traduction vaut moins que le maintien de la « chanson », du « ton de voix » propres au poète : « L’inexactitude, l’interprétation, l’à peu près, tout ce qui sera reproché au copiste, importe moins que ce ton de voix essayé, retrouvé peut-être. »[[Ibid., p. 92.]] De fait, un examen attentif des traductions d’Aragon montre qu’il ajoute ou supprime volontiers des mots[[Pour nous limiter à l’examen de la traduction du poème liminaire, nous voyons Aragon retrancher des mots quand il traduit « era in parte altr’uom » par « j’étais homme autre » ; « io piango e ragiono » par « je plains mes ennuis » ; « breve sogno » par « songe ». Il ajoute un mot quand il traduit « Di me medesmo meco mi vergogno » » par « le tourment / Au fond de moi de la honte m’en ronge » (Ibid., pp. 94-95).]]. Par ailleurs, il est notable qu’Aragon traduise d’une manière rare, c’est-à-dire en vers rimés, en alexandrins et en décasyllabes. Ses traductions tout à la fois restituent un chant et respectent les règles poétiques du français. Ce sont donc autant des créations poétiques originales que de simples traductions.
Concluons sur le recueil Cinq Sonnets de Pétrarque. Premier point : deux aspects de la poésie pétrarquienne s’y trouvent mises en avant : le lyrisme amoureux et, comme par prétérition, les « jeux divins faits du nom de Laure de Noves ». Deuxième point : les figures de Pétrarque et de Laure sont un miroir d’Aragon et d’Elsa, et la poésie de Pétrarque le miroir de la poésie aragonienne, dans la mesure où Aragon a écrit pendant la guerre nombre de textes consacrés à Elsa et tout traversés de jeux de mots. Troisième point : le type de traduction qu’Aragon a mise en œuvre montre qu’il se veut au moins l’égal de Pétrarque en français. Aragon fait par sa traduction-création en français ce que Pétrarque a fait en italien.

4. Aragon a publié dans Les Lettres françaises du 26 juin 1951 un article intitulé « De Pétrarque à Maïakovski »[[Aragon, « De Pétrarque à Maïakovski », Les Lettres françaises, 26 juin 1951 ; article repris dans L’OP, t. XI, pp. 311-314, où nous le citons.]]. Cet article commence par des propos généraux sur les grands poètes : « À toutes les grandes époques de l’humanité ont correspondu de grands poètes, miroirs de la société de leur temps, et souvent annonciateurs des transformations que ces sociétés portaient déjà en elles, mais que les contemporains ne voyaient pas encore clairement. »[[Ibid., pp. 311-312.]] La grande poésie est donc progressiste, sinon toujours révolutionnaire. C’est pourquoi les forces conservatrices « à travers les siècles ont eu pour mission de faire disparaître de l’étude de la poésie et des grands poètes ce qui risquait d’éclairer les hommes et de les amener à réfléchir sur la nature des sociétés et de leurs transformations. »[[Ibid., p. 312.]] C’est à ce point de la réflexion qu’Aragon prend le sort de la poésie de Pétrarque pour exemple :

C’est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, qu’il y eut en Italie, au XIVe siècle, un très grand poète qui s’appelait Pétrarque, et que la critique n’a fait parvenir jusqu’à nous que pour ses poèmes d’amour. Ses poèmes d’amour étaient fort beaux, mais ils n’auraient pas dû faire oublier les poèmes philosophiques de Pétrarque, expression de ce qui était alors l’esprit progressiste de l’humanité, et qui devait par la suite être appelé la Renaissance. Pétrarque était aussi un poète patriote, partisan exalté de l’indépendance nationale et de l’unité de l’Italie. Il a été ainsi l’ami du plus grand démocrate de ce temps-là, le tribun romain Rienzi. Et tout cela se reflète dans sa poésie, qui, au sens moderne du mot, est à bien des égards une poésie politique.
Eh bien, depuis le XIVe siècle jusqu’au XXe siècle, la critique a considéré la politique comme un élément impur, étranger à la poésie, et s’est acharnée à amputer l’œuvre des poètes de leur côté politique. C’est pourquoi nous connaissons un Pétrarque, poète génial mais mutilé, c’est pourquoi la plupart des poètes qui ont été grands par leur conception du monde, ont été rayés de la mémoire des hommes ou lui ont été transmis sans bras et sans jambes, avec la voix d’un rossignol aveugle.[[Ibid.]]

Le but d’Aragon n’est pas seulement d’exalter la poésie « politique » de Pétrarque. Son propos, digne de la meilleure rhétorique, consiste à grandir Pétrarque pour le comparer à Maïakovski et conclure que le poète russe de la Révolution était encore plus grand que le poète italien de la Renaissance : « Sans doute la grandeur de Pétrarque était-elle d’être le poète de l’Italie Renaissante ; mais peut-on comparer la chance de ce poète à celle des poètes dont le chant exprime la société où a disparu l’exploitation de l’homme par l’homme […] ? »[[Ibid., p. 313.]] Maïakovski est supérieur à Pétrarque dans ses poèmes politiques, et il est même le « créateur de la poésie politique moderne » ; mais il lui est aussi supérieur par ses poèmes d’amour : « à le comparer aux poètes du passé il aurait encore dépassé la foule des plus grands de sa tête de géant rien qu’avec ses poèmes d’amour. »[[Ibid.]]
Le Pétrarque qui intéresse Aragon dans cet article est donc le poète philosophe et politique. À quels textes de Pétrarque Aragon songe-t-il ? En ce qui concerne les poèmes politiques, Aragon nous met sur la voie en parlant du patriotisme de Pétrarque, de son désir de voie l’Italie unie et indépendante, et du tribun Rienzo (qu’Aragon nomme par erreur Rienzi). Dans le Canzoniere, deux longs poèmes sont des poèmes patriotiques : le poème « Spirto gentil, che quella membra reggi » et la « canzone » très fameuse « Italia mia, benché ‘l parlar sia indarno »[[Pétrarque, Canzoniere. Le Chansonnier, éd. cit., respectivement, pp. 132-138 et pp. 250-256.]]. Le premier est adressé à un sénateur romain dont l’identité n’est pas sûre. Mais on a longtemps cru qu’il s’agissait de Cola di Rienzo. Il est donc fort possible qu’Aragon ait ce poème à l’esprit quand il écrit son article. Pétrarque y demande à son destinataire, qui vient d’être élu sénateur de Rome, de profiter de sa toute nouvelle charge pour réveiller l’Italie, indolente malgré toutes les oppressions qu’elle subit[[Ibid., pp. 132-133 : « Che s’aspetti non so, né che s’agogni, / Italia, che suoi guai non par che senta : / vecchia, otïosa et lenta, / dormirà sempre, et non fia chi la svegli ? […] Non spero che già mai dal pigro sonno / mova la testa per chiamar ch’uom faccia, / sí gravamente è oppressa et di tal soma » ; c’est-à-dire : « Je ne sais ce qu’attend, je ne sais ce qu’espère / Italie, qui ne semble ses malheurs ressentir. / Vieille, oisive, indolente, / toujours dormira-t-elle, sans nul pour l’éveiller ? »]]. Le second poème a été écrit à l’occasion d’une guerre qui a opposé plusieurs princes italiens pour la possession de Parme. Pétrarque s’y adresse à ces princes pour leur demander de mettre un terme à leur querelle. La « canzone » s’achève sur ce vers : « I’ vo gridando : Pace, pace, pace. », c’est-à-dire : « Je vais criant : Paix, paix, paix. »[[Le Canzoniere compte par ailleurs des poèmes politiques d’une autre veine : ce sont des sonnets où Pétrarque vilipende la cour papale d’Avignon, en laquelle il voit une nouvelle Babylone (voir les sonnets « De l’empia Babilonia, ond’è fuggita », « Fiamma dal ciel su le tue treccie piova », « L’avara Babilonia à colmo il sacco », « Fontana di dolore, albergo d’ira »). Mais ce n’est sans doute pas à ces sonnets qu’Aragon fait allusion, dans la mesure où ils ne montrent pas avec éclat le patriotisme de Pétrarque (même si celui-ci lance des invectives contre Avignon pour mieux souhaiter implicitement le retour du pape à Rome). ]] Mais à quels textes Aragon songe-t-il quand il évoque les poèmes philosophiques de Pétrarque ? Il est possible que ce soit aux Triomphes, méditation poétique sur l’amour (dans le Triumphus Cupidinis), la chasteté (dans le Triumphus Pudicitie), la mort (dans le Triumphus Mortis), la réputation (dans le Triumphus Fame), le temps (dans le Triumphus Temporis) et l’éternité (dans le Triumphus Eternitatis). Mais il se peut aussi que ce soit à certains poèmes à portée morale ou philosophique du Canzoniere, à « Chi è fermato di menar sua vita » ou à « Poi che voi e io piú volte abbiam provato »[[Ibid., respectivement pp. 180-182 et pp. 200-201.]], par exemple.

Essai de bilan

Aragon disposait d’une assez bonne connaissance des textes de Pétrarque. Il a lu de près le Canzoniere, les Triumphi, le De sui ipsius et multorum ignorantia. On est sûr qu’il a lu le Canzoniere dans l’édition bilingue de Ginguené et le De sui ipsius et multorum ignorantia dans la traduction de Juliette Bertrand.
Trois images de Pétrarque se dégagent successivement des textes aragoniens. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Aragon met d’abord en avant un Pétrarque « provençal ». Il s’agit pour le poète français d’exalter la grandeur de la culture nationale et aussi ses imitateurs. La référence à Pétrarque est alors utilisée à des fins patriotiques. Le deuxième Pétrarque que construit la réception aragonienne est l’adorateur de Laure tel qu’il se présente dans le Canzoniere. Ce deuxième Pétrarque est plus convenu. Vient enfin une troisième image de Pétrarque, un Pétrarque politique. C’est une image moins conventionnelle, surtout en des temps de Guerre froide.
Il serait facile de conclure qu’Aragon se mire en Pétrarque : à une époque où il écrit des poèmes dans le sillage de la poésie française médiévale, Aragon se mire dans un Pétrarque « provençal » ; à une époque où il construit le grand mythe poétique d’Elsa, il se mire dans un Pétrarque amant de Laure ; à une époque où il écrit des textes politiques, il construit un Pétrarque engagé.


L. V.

Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers