Décès de Bob Wilson: Aragon et Bob Wilson – Lettre ouverte à André Breton, par Hervé Bismuth

Publié par erita le

Bob Wilson est mort ce jeudi 31 juillet à l’âge de 83 ans. Il avait motivé le désir d’Aragon d’adresser publiquement à André Breton une dernière lettre, qui est en même temps un grand hommage rendu à la pièce de Bob Wilson Le Regard du sourd (Deafman Glance).

Le metteur en scène américain Robert – Bob – Wilson est déjà un animateur notoire de l’avant-garde new-yorkaise d’une trentaine d’années lorsque son spectacle Le Regard du sourd est invité en France en avril 1971 par Jack Lang, alors directeur du Festival de Nancy où il se produit. Ce spectacle, qui dure alors sept heures, sera ramené à une durée d’un peu moins de quatre heures lorsqu’il se produira ensuite à partir du 11 juin à Paris au Théâtre de la musique (l’actuelle Gaîté Lyrique). 70 comédiens, pour la plupart non professionnels, y arpentent la scène de façon muette et au ralenti, dans une succession de tableaux oniriques placés sous le regard d’un garçon noir vêtu de noir, assis sur la scène dans un fauteuil et tenant un corbeau noir à la main, pendant qu’un coureur traverse régulièrement le fond de la scène. Cette construction onirique est élaborée à la suite de la rencontre de Bob Wilson avec un enfant noir sourd-muet, Raymond Andrews, que Bob Wilson adoptera par la suite, et à partir de ses dessins. C’est Raymond Andrews lui-même qui joue le rôle du garçon noir assis sur scène, qui dans la fable de la pièce devient sourd et muet après avoir assisté à l’égorgement de deux enfants par sa nourrice.

Nous sommes dans ces années où, après la mort d’André Breton, Aragon se fait à son tour historien du surréalisme. La mort de Breton le 28 septembre 1966 avait été l’occasion pour Aragon d’un premier retour sur leurs jeunes années d’amitié, et sur un souvenir commun remontant au 9 novembre 1918, publié dans un encart dans Les Lettres françaises signé du 30 septembre, épitaphe en hommage à « ce grand poète que je n’ai jamais cessé d’aimer1 ». Le numéro entier de la revue était du reste consacré à Breton. C’est l’année suivante que paraît, également dans Les Lettres françaises2, « Lautréamont et nous », en deux livraisons, le 1er et le 8 juin 1967,. Paraît ensuite « L’homme coupé en deux3 », à l’occasion d’une réédition chez Gallimard des Champs magnétiques d’André Breton et de Philippe Soupault, où reviennent les souvenirs du trio qu’il formait avec ces deux poètes en 1920, année de la parution de l’ouvrage. La pièce de Bob Wilson donne à Aragon l’occasion de faire revenir sous sa plume en juin 1971 dans Les Lettres françaises4 ses souvenirs de jeunesse et d’amitié une troisième – et dernière – fois.

Voici quelques extraits de cette lettre.

Mon cher André,

 Il y avait peu de chances que je t’écrive plus jamais une lettre. Voilà près de quarante ans que cela ne m’est pas arrivé. Je ne l’ai pas fait, toi vivant, et après… Je me souviens de ma colère dans un pays lointain, et socialiste par-dessus le marché, quand un inconnu m’apporta une lettre pour Éluard mort, me suppliant de la déposer sur son tombeau. Ce n’est pas ce que je fais avec toi maintenant. Je t’écris parce que je ne t’ai pas écrit avant, bien que tous les signes étaient qu’à l’automne de 1965 nous aurions pu nous retrouver […]. Cela ne s’est pas fait, mais le miracle s’est produit, celui que nous attendions, dont nous parlions (te souviens-tu de cette promenade le long des Tuileries où tu m’as dit : Si jamais nous cessions de croire au miracle…), le miracle s’est produit quand depuis longtemps j’avais cessé d’y croire. Ces jours-ci. Dans un théâtre qui fut l’ancienne Gaîté-Lyrique, et te rappelles-tu ce long séjour dans le square, devant la Gaîté, un jour de mai 1918 avant qu’on nous sépare ? Ce devait être un dimanche, le silence était alors absolu. Pas une voiture à cheval, pas un taxi qui tousse. Tu me dis : « Écoute le silence », et nous avons ri pour tous les chevaux absents de hennir à cette idée d’écouter le silence… soudain, avec le plus grand sérieux, tu m’as dit encore : « C’est que nous sommes devenus sourds pour croire ainsi Paris muet… » Eh bien, c’est là précisément que s’est passé le miracle. Le silence. La pièce qu’on jouait, mais était-ce une pièce, et la jouait-on ? qui ? s’appelait Le Regard du Sourd, mon ami. On y arrivait de l’enfer de Paris, du vacarme du boulevard Sébastopol, et tout d’un coup on n’avait plus, ou peu, besoin de ses oreilles. Le monde d’un enfant sourd s’ouvrait à nous comme une bouche muette. Plus de quatre heures, nous allions habiter cet univers où, en l’absence des mots, des sons, soixante personnages n’auront de parole que bouger. Je veux te le dire tout de suite, André, parce que même si ceux-là qui ont inventé ce spectacle n’en savent rien, c’est pour toi qu’ils le jouent, pour toi qui l’aurais aimé comme moi, à la folie. Car j’en suis fou. Écoute ce que je dis à ceux-là qui ont des oreilles, semble-t-il pour ne pas entendre : Je n’ai jamais rien vu de plus beau en ce monde depuis que j’y suis né, jamais, jamais, aucun spectacle n’est arrivé à la cheville de celui-ci, parce qu’il est à la fois la vie éveillée et la vie aux yeux clos, la confusion qui se fait entre le monde de tous les jours et le monde de chaque nuit, la réalité mêlée au rêve, l’inexplicable de tout dans le regard du sourd.

[…] Un spectacle comme Le Regard du sourd est une extraordinaire machine de la liberté. C’est comme tel que je supplie d’y aller tous ceux qui voient et entendent, tous ceux dont le cœur bat au seul nom de la liberté.

Jamais comme ici, d’un trou noir de la salle, je n’avais éprouvé comme devant le spectacle de Robert Wilson, que si jamais le monde enfin change et cesse d’être cet enfer qu’on voit au bout de près de quatre heures sur la scène, et c’est l’enfer ou c’est la mine du terril des intermèdes, si jamais le monde change et les hommes deviennent comme ceux danseurs dont je parlais, libres, libres, libres… c’est par la liberté qu’il aura changé. La liberté, l’éblouissante liberté de l’âme et du corps.

Aragon

PS. – Tout ceci, André, à toi s’adresse, peut-être à toi seul, et c’est peut-être de ma part utopie que j’en fasse une lettre ouverte, et pourtant voilà : je l’ouvre.

Hervé Bismuth


  1. Aragon, « André Breton », Les Lettres françaises, n° 1151 du 6 octobre 1966. ↩︎
  2. Aragon, « Lautréamont et nous », Les Lettres françaises, n° 1185 du 1er juin 1967 et n° 1186 du 8 juin 1967. Réédition en volume : Aragon, Lautréamont et nous, Sables, 1992, puis dans Aragon, Essais littéraires, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2025, p. 1416-62. ↩︎
  3. Aragon, « L’Homme coupé en deux », Les Lettres françaises n° 1233 du 8 mai 1968, rééd. in Essais littéraires, op. cit., p. 1463-88. ↩︎
  4. Aragon, « Lettre ouverte à André Breton sur Le Regard du Sourd », Les Lettres françaises, n° 1388 du 2 juin 1971, rééd. in Guillaume Roubaud-Quashie, Les Lettres françaises. Anthologie, Hermann, 2019, p. 384-88, puis Aragon, Essais littéraires, op. cit., p. 1500-06. ↩︎
Catégories : Brèves