Les frères Gakyu and Chikutai Osawa et Louis Aragon

Published by J. P. on

par Masami Osawa-Nakatsu (Fille de Chikutai)

Traduction de l’Anglais par Johanne Le Ray

En mai 2023, j’ai visité la Maison Aragon Elsa Triolet dans les environs de Paris. Mon père était Chikutai Osawa (1902-1955) et mon oncle Gakyu Osawa (1890-1953), et tous deux ont produit des œuvres de calligraphie basées sur des poèmes du poète français Louis Aragon (1897-1982), il y a environ soixante-dix ans. Je souhaitais vivement informer M. Aragon que mon père et mon oncle avaient tiré de ses poèmes leurs propres œuvres d’art.

Gakyu, né dans la ville de Takasaki, Préfecture Gunma, est devenu enseignant d’école primaire en 1916 et a travaillé dans le primaire jusqu’à sa retraite. À l’âge de 43 ans, il a commencé à étudier la calligraphie auprès de Tenrai Hidaï, un calligraphe bien connu de calligraphie chinoise. Passionné par la littérature paysanne et l’apprentissage de l’écriture, il a alors réalisé que l’essence de « l’écriture » résidait finalement dans le mouvement physique qui forme chaque point et chaque trait d’un caractère japonais.

En 1938, avec Chikutai et d’autres collaborateurs, Gakyu a fondé la calligraphie Heigen-sha, et à partir de 1948, a publié la revue mensuelle Shogen. En septembre 1953, alors qu’il produisait une pièce calligraphiée pour son disciple, il a été frappé d’une crise d’angine de poitrine et est mort à l’âge de 63 ans.

Peu après la Seconde Guerre mondiale, Gakyu était tombé sur Aragon Shishu (Fig.1), une anthologie de la poésie d’Aragon traduite par Mitsuharu Kaneko publiée en 1951 par Sogensha, et avait créé deux œuvres basées sur l’un de ses poèmes[1]. La première, « 鎧戸 (Yoroido) » (Fig.2) est écrite en caractères chinois, la seconde, « ヨロヒド (Yorohido) » (Fig.3) est exprimée en caractères katakana. Les deux œuvres ont été soumises à la troisième exposition de calligraphie Mainichi, à une époque où le terme « avant-garde » n’était pas encore dans l’air du temps. Fait intéressant, les deux œuvres sont composées de caractères disposés selon un motif en grille, inhabituel pour une pièce de calligraphie. C’est probablement dans une librairie que Gakyu avait vu ce poème pour la première fois. Tandis qu’il feuilletait les pages du recueil, ce « poème » constitué d’un unique mot répété encore et encore lui avait sauté au visage. Gakyu avait dû être instantanément inspiré par l’idée de sa propre œuvre.

Gakyu a publié ses réflexions sur ce travail sous forme d’essai dans Shogen sous le titre « 鎧戸 (Yoroido) » : « C’était comme si Aragon lui-même avait demandé à M. Mitsuharu Kaneko de traduire le poème Yoroido pour ma propre expression calligraphique. Bien sûr, ce poème est issu de son recueil intitulé Le Mouvement perpétuel, et il s’agit d’un monde fermé. Mais il n’en sera pas toujours ainsi. Nous sommes lourdement enfermés dans notre armure, mais je crois qu’un monde brillant et libre va se déployer à partir de cette réalité » (« 鎧戸 (Yoroido) », Shogen n° 38, 1951). Cet essai déborde de l’enthousiasme et de la joie de Gakyu.

Je crois que c’est à cette époque que la calligraphie, qui avait été indissociable de la calligraphie au pinceau de la poésie waka chinoise et japonaise, a commencé à prendre comme objet la poésie occidentale. « 鎧戸 » et « ヨロヒド » pourraient être considérés comme des jalons de ce changement, mais derrière leur forme stimulante se cachent les sentiments des populations paysannes auxquelles Gakyu lui-même s’était habitué et qui souffraient parfois de pauvreté.

Quatre ans après les deux œuvres de Gakyu, son jeune frère Chikutai a également créé une œuvre basée sur un poème d’Aragon, intitulée « Le chant de la paix d’Aragon[2] » (Fig. 4). Chikutai avait douze ans de moins que Gakyu. En 1929, il avait commencé à étudier auprès de Chikudo Takatsuka5) et était devenu calligraphe de caractères kana (syllabaire japonais).

Avant la Seconde Guerre mondiale, en tant que cadre du groupe de Takatsuka, il avait donné de nombreux cours de calligraphie kana à Meguro, Tokyo, très appréciés des femmes. Après la guerre, néanmoins, il avait fermé la plupart de ses cours, car « un calligraphe ne peut devenir artiste en enseignant ». Quoi qu’il en soit, Chikutai ne cessa jamais d’enseigner la calligraphie aux enfants. Les jours de cours, les élèves du primaire et du secondaire affluaient en grand nombre de tous les environs. Chikutai semble avoir vraiment aimé enseigner. Il se tenait debout au milieu des enfants et écrivait pour eux des caractères du haut de sa haute stature d’homme de 85 kilos. Quand, par exemple, un garçon énergique écrivait un caractère trop grand pour tenir dans les limites de sa feuille de papier, Chikutai dansait d’allégresse autour de lui.

Dans un essai intitulé « Aimer le cœur d’un enfant », Chikutai écrivit ce qui suit :

« A peu près à cette époque, j’ai découvert la beauté du monde des enfants. Les plus belles choses de ce monde, ce sont les enfants et l’esprit des enfants. J’ai réalisé que les enfants sont les pères mêmes des adultes. C’est la raison pour laquelle j’en suis venu à accorder une telle valeur à la beauté de l’écriture des enfants et pourquoi je n’ai pu m’arrêter de créer une calligraphie qui ressemble à celle des enfants, quoi qu’on me dise. (« Aimer le cœur d’un enfant », Shogen n° 23, 1950). Chikutai a étudié le kana d’après la façon de peindre ancienne de la période Heian sous Takatsuka, et ses compétences ont été hautement appréciées. Mais d’un autre côté, je crois que ce « cœur d’enfant » est la vraie nature du kana de Chikutai, d’une lecture facile et réconfortante.

Chikutai ne faisait qu’un avec Gakyu. Dès qu’il avait du papier Xuan, il travaillait inlassablement et apportait tout ce qu’il terminait chez Gakyu. Gakyu avait des convictions très fortes et un très grand charisme. Quant à Chikutai, il avait un sens de la délicatesse dont Gakyu était dépourvu.

Environ deux ans après la mort de Gakyu, Chikutai publia un recueil des œuvres posthumes de Gakyu. Immédiatement après, il créa « Le Chant de la Paix d’Aragon » et le soumit à la septième exposition de calligraphie Mainichi qui eut lieu la même année. Le sort fait que cette œuvre est la dernière de Chikutai, à l’âge de 53 ans.

Je pense que la raison pour laquelle ces deux artistes ont atteint un tel état d’esprit se résume dans l’essai suivant de Gakyu : « Il n’est pas nécessaire de se demander ce qui est écrit, ni quel sens ont les personnages du texte. La qualité ou la valeur sont évaluées de manière définitive, instantanément, en un seul regard. Si nous les considérons comme des œuvres d’art pur et abstrait, nous apprécions la beauté de leurs lignes et leur composition. » (« L’expansion de la visualisation », Shogen n° 52, 1953).

En lui montrant leurs œuvres devant sa tombe, j’ai parlé à M. Aragon : « Soixante-dix années ont passé depuis que Gakyu et Chikutai ont transformé vos poèmes en œuvres de calligraphie, et aujourd’hui je peux vous les montrer. Merci. Ç’a été une véritable bénédiction pour eux de trouver vos poèmes. »

Fichiers supplémentaires

Ce court texte a été publié dans THE WINDOWS ARTS, n° 481, octobre 2023.

Remerciements

Je tiens à remercier le professeur Toshiro Takahashi du département de calligraphie,

Faculté des lettres, Université Daito Bunka pour ses excellentes suggestions. Je remercie également le Dr Paul Brey, Directeur de l’Institut Pasteur du Laos. Et merci à tous les conservateurs, Mme Rumi Sato et Mme Yuki Sasaki au Musée Goto, Mme Karin Ota au Musée d’art moderne de Gunma, et Mme Eriko Kiuchi, directrice du Musée municipal d’art moderne de Saku. J’aimerais remercier Mme Minako Harada pour la relecture et Mme Haruka Takahashi pour la révision. Un remerciement spécial à M. Ryo Nakatsu pour la traduction en anglais.

Les références

1) https://www.gakyu-chikutai-gallery.jp/

2) https://ja.wikipedia.org/wiki/%E5%A4%A7%E6%BE%A4%E9%9B%85%E4%BC%91

3) https://www.shodo.co.jp/hidaitenrai/

4) https://ja.wikipedia.org/wiki/%E9%87%91%E5%AD%90%E5%85%89%E6%99%B4

5) https://ja.wikipedia.org/wiki/%E9%AB%98%E5%A1%9A%E7%AB%B9%E5%A0%82

Liens

Fig.1) Sogensha

https://www.sogensha.co.jp

Fig.2) le Musée d’Art Moderne, Gunma

https://mmag.pref.gunma.jp

Fig.3) le Musée municipal d’art moderne de Saku

https://www.city.saku.nagano.jp/shisetsu/sakubun/tenraikinenkan/index.html

Fig.4) le musée Goto


[1] Il s’agit du poème « Persienne », in Le Mouvement perpétuel, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. XXX (Note de la traductrice.)

[2] Probablement inspirée par le poème « Le chant de la paix », in Les Yeux et la mémoire, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. XXX.

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